Légende noire ? Réalité sociale ? Goulven Kérien met au jour la réalité des enfermements par ordre du roi au XVIIIe siècle à Paris, et montre la difficulté du compromis social et politique en matière de police.
Légende noire ? Réalité sociale ? Goulven Kérien met au jour la réalité des enfermements par ordre du roi au XVIIIe siècle à Paris, et montre la difficulté du compromis social et politique en matière de police.
L’antienne de la « restauration de l’autorité » est un signe révélateur des moments de remise en cause des modes d’exercice du pouvoir ou, pour paraphraser Michel Foucault, des pouvoirs, qu’ils soient exercés à l’échelle de l’État ou à une micro-échelle, au sein des familles. Rédigé quarante ans après l’ouvrage fondamental de Michel Foucault et Arlette Farge, qui avaient publié Le désordre des familles en 1982 [1], le livre de Goulven Kérien, issu de son doctorat et préfacé par son directeur de thèse Vincent Milliot, reprend le thème des lettres de cachet en envisageant les « enfermements de famille ». Ce sont les enfermements dans des prisons ou à l’Hôpital qui interviennent à la demande des familles, pour protéger leur honneur dévoyé par un parent. Goulven Kérien donne un tour nouveau à ce sujet, car son travail s’inscrit plutôt dans le champ de l’histoire des polices que dans les perspectives foucaldiennes [2].
L’auteur étudie, à partir de trois ensembles archivistiques – les dossiers individuels des prisonniers ; les registres d’ordres du roi ; deux registres d’inspecteurs du Châtelet – les rapports entre la population parisienne et les autorités policières qui incarnent le pouvoir royal dans Paris, afin de mieux comprendre « les relations entretenues par ces familles avec le quartier et la police » (p. 21). La thèse défendue est que le contrôle social est « partagé et négocié entre les autorités et les Parisiens » au XVIIIe siècle (p. 26). Pour la démontrer, Goulven Kérien étudie le « système placet / ordre du roi », qui consiste en une procédure qui comprend éventuellement une demande d’enfermement de la part des familles, une enquête et une réponse de la part des autorités.
La force du livre tient dans l’appareil statistique. Aux sondages effectués par Michel Foucault et Arlette Farge (1728 et 1758), l’auteur substitue une étude quantitative qui combine exhaustivité et sondages. Cet outil d’analyse, élaboré de manière claire et simple ici, fonctionne, et permet de dégager des phases chronologiques nettes et révélatrices de tendances fortes.
Goulven Kérien rappelle que l’ensemble de la société repose sur l’autorité paternelle, celle du roi et celle des pères, et l’imbrication entre pouvoir paternel (ou domestique) et pouvoir royal. Au XVIIe siècle, le recours plus fréquent à l’enfermement au sein des familles nobles et aisées crée une situation dans laquelle les pratiques sont diverses et peu encadrées. La finalité assignée à l’enfermement – corriger les mauvais sujets ou les mauvais enfants – donne lieu à des pratiques d’enfermement extra-légales et extra-judiciaires. Le Parlement de Paris, de 1673 à 1699, réglemente cette pratique. Pour contrecarrer l’influence du Parlement, la monarchie, par l’entremise de la Lieutenance générale de police, étend l’enfermement et l’ouvre aux « milieux populaires » par la généralisation du système placet / ordre du roi.
Le Lieutenant général de police d’Argenson (1697-1720) initie une phase extraordinaire qui rompt avec la politique menée par La Reynie (en poste depuis la création de la Lieutenance de police du Châtelet en 1667), et veut corriger le laxisme généralisé qu’il dénonce. C’est alors que la lettre de cachet, forme de justice exercée directement par le roi (ce qui est appelé alors la « justice retenue »), en réalité déléguée à l’administration, permet d’enfermer plus fréquemment qu’auparavant. La procédure se bureaucratise et ce sont les officiers de la Lieutenance qui font fonctionner ce « système ».
La force de l’ordre du roi est qu’il permet d’enfermer des suspects, et pas seulement des coupables. La monarchie autoritaire de Louis XIV trouve ici un moyen d’action inédit qui substitue l’autorité du roi à l’autorité paternelle dans la résolution des conflits familiaux. Le coût en est moindre pour les familles pauvres ou petites-bourgeoises, et le recours à l’autorité royale préserve l’honneur familial. L’usage des lettres de cachet se banalise et permet de la sorte à la Lieutenance de prendre en charge les désordres roturiers, afin de maintenir un ordre social bourgeois.
La conséquence en est une hausse importante du nombre d’enfermements entre 1718 et 1740, qui présente des spécificités propres à Paris. La première est la dimension populaire de ces enfermements. La deuxième tient dans le rapport entre hommes et femmes. Il y a, à partir de 1717, une majorité d’enfermés, mais dans une proportion moindre que dans les provinces. Enfin, Goulven Kérien montre que jusqu’en 1740, le quartier, à travers le voisinage, joue un rôle prépondérant dans les demandes et les enquêtes. Il constitue une entité qui évalue l’honneur des familles et incite les membres de ces dernières à solliciter une lettre quand leur honneur est mis en cause publiquement. De plus, il participe à l’enquête menée par la Lieutenance, en particulier quand les voisins témoignent à charge – ou à décharge plus rarement. Ainsi, les milieux populaires pèsent dans l’élaboration et l’application des normes sociales, sur les « bases négociées d’une conformité sociale partagée » (p. 94).
La procédure n’en est pas pour autant figée, et d’Argenson et ses successeurs privilégient successivement les exempts, les commissaires ou les inspecteurs pour informer. Ces informations restent pourtant souvent superficielles, et le personnage qui devient essentiel est le curé, véritable « auxiliaire » de la Lieutenance.
Le système placet / ordre du roi atteint son apogée vers 1740, puis connaît une phase de décrue rapide : aux centaines d’enfermements par an succède une période où quelques dizaines seulement ont lieu chaque année.
Les enfermements populaires diminuent de façon drastique, notamment parce que la monarchie ne prend plus en charge une partie des enfermements à l’Hôpital général. Des substituts sont trouvés dans les éloignements ou les engagements militaires. L’enfermement féminin s’atténue, et les catégories populaires recourent moins aux ordres du roi. Pour ces raisons, Goulven Kérien estime qu’une « véritable dérive de la politique de la monarchie à la discipline familiale » (p. 174) est intervenue. Les seules spécificités qui demeurent sont celles de la jeunesse des enfermés et la courte durée des enfermements. Ces évolutions sont concomitantes à une dégradation très nette dans « l’information » (l’enquête) menée par inspecteurs. La priorité est donnée à la lutte pour la sûreté, au point de délaisser les placets, et d’écarter les curés de ce système.
Ces facteurs nourrissent une défiance au sein de la population envers la Lieutenance, ce qui renforce l’explosion de violence lors de la révolte des enlèvements d’enfants en 1750. Cette révolte intervient à la suite de rumeurs qui accusent la Lieutenance d’enlever des enfants dans les rues pour les envoyer dans les colonies. En réalité, elle met en cause les nouvelles méthodes policières, plus brutales et intrusives dans la société parisienne. Goulven Kérien estime que la confiance dans la police s’est brisée à cause de la crise du système placet / ordre du roi.
Il n’est pas certain que cette crise ait déterminé autant la révolte que ce que la lecture de l’ouvrage laisse entendre. La défiance et l’hostilité se sont nourries des pratiques arbitraires et violentes de certains agents. Pour autant, Goulven Kérien montre bien comment cet épisode a remis en cause tout le fonctionnement de la Lieutenance et, de manière mécanique, les enfermements de famille.
Un « aggiornamento » (p. 224) est alors mené dans le but de renouer le lien avec les Parisiens. Il se traduit par la réintroduction des commissaires, officiers plus légitimes et paternalistes à l’échelle du quartier, dans la procédure. Ici encore, Goulven Kérien nuance l’étude d’Arlette Farge et Michel Foucault, qui voyaient dans les lettres de cachet un « moyen souple, simple, expéditif, dépourvu de formalités [3]. »
Le nombre d’enfermements augmente à nouveau sous les lieutenances de Sartine et Lenoir (1759-1785), avec une interruption entre 1774 et 1776. L’élément essentiel de la période est que les enfermements par ordre du magistrat viennent s’ajouter aux ordres du roi. Ils augmentent très fortement sous Sartine et Lenoir, en même temps que les enfermements pour aliénation. Ces derniers envoient les personnes dans des pensions privées, alors que les ordres du roi envoient encore presqu’un tiers des enfermé-e-s à l’Hôpital Général. Cela s’inscrit dans un contexte de lutte pour la santé et ces enfermements donnent lieu à des « soins », pris en charge par les familles fortunées. La hausse des enfermements est due à l’augmentation de l’enfermement des « fous ».
Toutefois, l’étude des registres d’inspecteurs du Châtelet (ceux des inspecteurs Sarraire et Santerre) montre une baisse des enfermements de famille. Cela résulte du choix de Lenoir d’alléger la procédure et ce système, chronophage à ses yeux, la priorité étant la sûreté. Les piliers de cette évolution sont de « simplifier, routiniser, bureaucratiser et privatiser les procédures de demande d’enfermement et de conciliation » (p. 320).
À partir de ces constats, Goulven Kérien estime que les procédures d’enfermement par ordre de police répondent à une véritable demande sociale. Mais la Lieutenance a répondu d’une nouvelle façon, socialement différenciée, à cette demande. À la fin de l’Ancien Régime, le quartier reste écarté des questions d’enfermement, ce qui suscite, malgré les succès affichés par la Lieutenance en matière de sûreté, un mécontentement.
L’intérêt majeur du travail de Goulven Kérien réside dans un paradoxe. Il inscrit son travail dans une histoire sociale de l’institution policière, en référence au champ historiographique de l’histoire des polices tel qu’il s’est développé depuis une trentaine d’années. Les études qui s’y rattachent sont focalisées désormais sur les « régulations sociales » et privilégient la dimension négociée et co-construite de l’ordre public. Influencées plus ou moins directement par les théories des organisations, elles rompent avec une approche centrée sur la conflictualité. La police est appréhendée institutionnellement comme un système dans lequel les acteurs (les agents de la police et les groupes ou individus qui ont affaire à elle) agissent, négocient et remodèlent les règles conjointement, ce qui est la base de la théorie de la régulation conjointe.
La question du pouvoir est ainsi posée, mais est abordée à partir d’une théorie qui présuppose une rationalité limitée des acteurs. Cette théorie masque donc quelque peu les rapports de force, et envisage les pratiques policières pour elles-mêmes, à travers notamment l’étude des papiers des « acteurs » de la police. C’est la raison pour laquelle Goulven Kérien rappelle, en préambule, qu’il souhaite rompre avec la « légende noire » des ordres du roi, qui avait une veine polémique, et qui faisait des ordres du roi un élément de mobilisation forte contre l’arbitraire monarchique et l’absolutisme. Il montre donc comment le développement de l’enfermement des familles a résulté d’un compromis entre une partie de la population parisienne (la bourgeoisie essentiellement) et l’institution policière de la Lieutenance au temps de d’Argenson. Ici, il s’appuie sur les travaux essentiels de Paolo Piasenza, en réalité la référence majeure de son travail [4]. Puis, avec finesse, il montre le délitement de ce compromis à mesure que la Lieutenance devient une véritable « machine » autonome (p. 180, p. 260). Et c’est ainsi qu’il retrouve la question politique de l’acceptation des formes de police. La révolte de 1750, puis la réduction de la dimension populaire des enfermements, combinées aux dénonciations de l’arbitraire, ont créé une hostilité large à l’endroit des ordres du roi.
Son travail met ainsi en lumière les formes arbitraires de l’usage des ordres du roi, entendues dans le sens où elles ne sont pas acceptées par la population et ne résultent plus d’un compromis entre les autorités et les populations. Il dévoile paradoxalement un des risques d’une approche en termes de régulation qui serait centrée sur la seule institution : le risque de minimiser la légitimité des oppositions sociales aux politiques policières menées par les autorités. L’étude de Goulven Kérien rappelle combien la légitimité policière se construit par une acception des pratiques et des principes policiers, à l’échelle des cellules familiales, des quartiers ou dans la sphère plus large de « l’opinion publique ». Ainsi, sa démonstration ramène essentiellement, in fine, à la dimension conflictuelle et politique de l’usage des ordres du roi. Elle permet de comprendre les temporalités différentes qui ont suscité l’opposition à la police et à l’arbitraire monarchique qui s’est déployée à la fin de l’Ancien Régime.
par , le 12 décembre
Nicolas Vidoni, « Par ordre du roi », La Vie des idées , 12 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Par-ordre-du-roi
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[1] Arlette Farge et Michel Foucault, Le désordre des familles. Lettres de cachet des Archives de la Bastille, Paris, Gallimard-Julliard, 1982, coll. « Archives ».
[2] Arlette Farge et Michel Foucault avaient découvert dans les archives de la Bastille les « passions du menu peuple, au centre desquelles on trouve les relations de famille », Le désordre des familles, op. cit., p. 10.
[3] Farge et Foucault, op. cit., p. 11.
[4] L’œuvre-maîtresse de Paolo Piasenza est Polizia e città. Strategie d’ordine, conflitti e rivolte a Parigi tra sei e settecento, Bologne, Il Mulino, 1990, non traduite.