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Gerty Archimède, avocate et députée guadeloupéenne qui s’est engagée pour Angela Davis

Recension Société

On ne naît pas noire, on le devient

À propos de : Silyane Larcher et Félix Germain (dir.), Marianne est aussi noire. Luttes occultées pour l’égalité, Seuil


par Pascale Barthélémy , le 7 juillet


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Caribéennes, africaines, afrodescendantes : des femmes noires ont pensé et porté la citoyenneté française. Leurs trajectoires et leurs luttes souvent occultées donnent à voir une autre histoire de la nation, façonnée par le colonialisme, au prisme de la race, de la classe et du genre.

Marianne est aussi noire : Avec ce titre choc, repris de l’introduction de la version américaine de l’ouvrage publié en 2018, Silyane Larcher et Félix Germain inscrivent le livre qu’ils ont co-dirigé dans l’histoire politique de la France contemporaine. Une histoire résolument impériale et postcoloniale qui perturbe « l’appréhension courante des frontières nationales » (p. 20) et refuse « l’ombrelle étroite de l’État-nation » (p. 151). Une histoire qui replace les femmes noires au centre de la narration historique et mobilise l’approche intersectionnelle pour expliquer ce que la race, la classe et le genre font à la citoyenneté.

Un paysage scientifique et éditorial en plein renouvellement

Cet ouvrage rend d’abord visible la multiplication des recherches en sciences humaines et sociales sur des femmes « racialisées comme noires » (p. 12) qu’il s’agit de réinscrire dans « le grand récit sororal de l’émancipation des femmes de France et du monde » (p. 151). Ces recherches sont menées depuis longtemps aux États-Unis et dans le monde anglophone, mais aussi aux Antilles et, plus récemment, en France hexagonale. La politiste Silyane Larcher et l’historien Félix Germain, tous deux en poste aux États-Unis mais qui revendiquent leurs « positions situées de Caribéennes françaises » (p. 14), reviennent d’abord dans leur introduction sur la tendance lourde des sciences sociales à reléguer dans l’ombre « les expériences féminines noires propres à la société française » (p. 19), qu’ils lient au fait de penser que « toutes les femmes françaises étaient métropolitaines et blanches » (p. 16). Ils ajoutent que cette tendance persiste mais s’est atténuée depuis la parution originale de l’ouvrage en anglais en 2018. Un colloque sur « Les féminismes noirs en contexte (post) impérial français », co-organisé à Paris en 2020 par Silyane Larcher et certaines autrices du livre [1], plusieurs initiatives éditoriales de réédition ou traduction [2], des documentaires [3] ainsi que des mémoires de master rendent compte de ce dynamisme. Du côté des études africaines, les mobilisations des femmes en Afrique subsaharienne sont étudiées depuis longtemps mais depuis peu connectées à l’histoire métropolitaine [4]. Enfin, Silyane Larcher et Félix Germain ajoutent que l’histoire des féminismes mainstream s’est ouverte à la dimension impériale de l’histoire de France tout en mentionnant les résistances (p. 19-20) [5]. Ces différents champs de productions se côtoient dans cet ouvrage foisonnant, « pluriel, polyphonique et multisitué » (p. 20), assumant un certain éclectisme qui permet de resituer le Black Feminism [6] étasunien à la fois chronologiquement et géographiquement au sein d’un vaste « espace de la cause des femmes » [7] aux multiples dimensions.

Ouvrir la voix/voie. Pluralité et hétérogénéité des expériences

De Sarah (Saartjie) Baartman – femme noire sud-africaine exhibée au début du XIXe siècle en Angleterre puis en France – aux afroféministes d’aujourd’hui, des citoyennes sénégalaises des villes de Saint-Louis, Dakar, Rufisque et Gorée à Salie, narratrice immigrée en France dans le roman de Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique, l’ouvrage balaie très large avec pour souci de lutter contre « l’effacement des luttes émancipatrices passées » et « la silenciation des mobilisations antiracistes contemporaines » (p. 12). D’une certaine manière, Marianne est aussi noire apporte une dimension historique au documentaire d’Amandine Gay qui donnait la parole à des femmes noires issues de l’histoire coloniale européenne. Le titre initial du livre – Black French Women and the Struggle for Egality, 1848-2016 - plaçait d’ailleurs les protagonistes au centre : des femmes très différentes les unes des autres, en dépit de leur couleur de peau, originaires des Caraïbes, de la Réunion, de Mayotte, du Cameroun, du Sénégal, mais aussi du Sud des États-Unis, afrodescendantes ou africaines, vivant outre-mer, en Afrique ou en métropole, parfois circulant d’un espace à l’autre. Des femmes qui, du XIXe siècle à nos jours, ont été des actrices politiques par leurs écrits, leurs actes individuels ou collectifs de résistance, par leurs engagements. L’ouvrage entend montrer qu’elles ont occupé l’espace public mais aussi pensé la résistance dans la sphère intime, contesté différentes formes d’oppression, questionnant leur sentiment d’appartenance à la nation française.

Riche de 19 textes [8], l’ouvrage mêle trajectoires de vie et moments de mobilisations, analyses de textes littéraires et de collectifs, essais de réflexion sur la francité, la colonisation, l’immigration. Il raconte des luttes collectives : menées par l’Union des femmes de la Réunion (Myriam Paris), par des citoyennes des Quatre Communes du Sénégal (Hilary Jones et Jennifer Boittin), par des militantes camerounaises contre les discriminations coloniales dans les années 1950 (Rose Ndengue), par des membres caribéennes du Rassemblement féminin ou de l’Union des femmes de la Martinique après la départementalisation (Félix Germain), par des femmes de Mayotte appelées les « Chatouilleuses », dans les années 1970 (Idriss Mamaye), par des militantes de la Coordination des femmes noires créée à Paris en 1976 (Pamela Ohene-Nyako), par des mouvements afroféministes en France au début du XXIe siècle (Syliane Larcher). Plusieurs contributions font aussi apparaître des combats plus individuels : celui de la martiniquaise Émilie Aliker, épouse et compagne de route d’André Aliker, assassiné en 1934 (Monique Milia-Marie-Luce), de l’avocate guadeloupéenne Gerty Archimède (Annette K. Joseph-Gabriel) [9], de l’ancienne ministre de la justice Christiane Taubira (Stéphanie Guyon), de la militante des Black Panthers Jean McNair (Tyler Stovall). Il est enfin question d’œuvres littéraires ou théâtrales et de leurs autrices, au premier rang desquelles les sœurs Nardal dont le rôle fondateur est maintes fois souligné [10]. Ce kaléidoscope permet de confirmer la diversité des expériences et des féminismes mais aussi de réfléchir à la dimension genrée de la citoyenneté et de l’internationalisme noir.

Repenser la citoyenneté

L’histoire des femmes et les études de genre ont depuis longtemps expliqué que la citoyenneté ne se limitait pas à l’exercice des droits politiques et que les Françaises de métropole, citoyennes sans citoyenneté (c’est-à-dire sans droit de suffrage et d’éligibilité) de la Révolution française à 1944, n’en ont pas moins été des actrices politiques. L’histoire des sociétés coloniales et impériales a aussi souligné depuis deux décennies la disjonction entre nationalité et citoyenneté dans l’Empire colonial français [11]. Les études sur la dimension genrée de cette citoyenneté en contexte colonial et postcolonial français sont cependant encore rares [12]. Plusieurs des contributions prennent le sujet à bras le corps en abordant d’abord la manière dont les femmes étudiées ont pensé leur participation aux affaires publiques, ensuite la complexité de leurs positionnements par rapport à la nation.

Ce sont bien des luttes suffragistes que mènent les citoyennes sénégalaises des Quatre communes en 1945 (Jennifer Boittin) comme les militantes de l’Union des femmes de la Réunion contre la fraude électorale dans les années 1950-1970 (Myriam Paris). Au Cameroun dans les années 1950, les militantes des associations de femmes demandent aussi l’égalité des droits politiques, sociaux et économiques. Rose Ndengue montre que les premières enseignantes et sages-femmes camerounaises revendiquent le droit à l’éducation, la création d’infrastructures sanitaires, de logements salubres, mais aussi le droit de vote et déploient ainsi leur capacité d’agir dans l’espace politique.

La plupart des contributions s’intéressent aussi à la manière dont s’exprime le sentiment d’appartenance à la nation. Robin Mitchell propose d’articuler race, sexualité et nation à partir de l’appropriation par un écrivain français du début du XIXe siècle de la vie et de la voix de Sarah Baartman. Celle-ci se trouve en effet « silenciée » par Charles-Joseph Colnet, journaliste, poète et écrivain satirique, qui publie en 1814 dans le Journal de Paris, deux fausses lettres sensées émaner d’elle. Pour Robin Mitchell, la figure de la femme noire permet de critiquer Napoléon tout en réinscrivant la francité dans une masculinité blanche et virile mise à mal par l’indépendance de Saint-Domingue (future Haïti). Si la démonstration est parfois un peu rapide, elle invite à penser le genre de la citoyenneté.

Impérialisme de race et internationalisme noir

Plusieurs contributions insistent aussi sur l’ambivalence et la complexité des positionnements, en particulier des autrices noires francophones étudiées par Tina Harpin, Jacqueline Couti et Claire Oberon Garcia. Ces trois chercheuses permettent de prendre la mesure de l’importance de l’écriture dans la construction d’une réflexion sur la condition des femmes noires (sinon d’un féminisme noir), depuis la figure phare de Paulette Nardal jusqu’aux écrits de Maryse Condé, Gisèle Pineau et d’autres, en passant par Suzanne Césaire, Suzanne Lacascade ou Roberte Horn. Ces autrices, souvent privilégiées en termes de classe, ont contesté l’impérialisme, le racisme et le patriarcat, pensé l’intersectionnalité avant la lettre mais pas forcément prôné la rupture avec la métropole.

Ces intellectuelles ont par ailleurs, dès l’entre-deux-guerres, participé à l’émergence d’un internationalisme noir. Cette dimension transnationale des luttes est désormais bien connue pour Paulette Nardal et ses sœurs. Elle est aussi au cœur du portrait sensible que propose Tyler Stovall sur Jean McNair, « Black Panther, révolutionnaire, pirate de l’air, réfugiée, enseignante, épouse, mère, poète » (p. 200) qui s’exile des États-Unis en Algérie puis en France au début des années 1970. L’engagement par-delà les frontières est aussi présent chez Gerty Archimède, avocate et députée guadeloupéenne à l’Assemblée nationale, qui défendit les militants du Rassemblement démocratique africain en Côte d’Ivoire en 1950 mais aussi Angela Davis en 1969. Pamela Ohene-Nyako souligne quant à elle la dimension panafricaine des combats de la Coordination des femmes noires, qui lutte entre 1976 et 1982 contre le colonialisme, contre la politique migratoire de l’État français, contre « l’ethnologisation » des filles et des femmes africaines, dans une perspective anti-assimilationiste très différente de celle des sœurs Nardal ou de Suzanne Césaire par exemple.

Revendication et enfermement

Le genre, la classe et la race sont donc au cœur de cet ouvrage polyphonique. Certaines des protagonistes de cette histoire refusent pourtant de faire de l’identité noire le fondement de leur engagement. Ainsi de Christiane Taubira qui, tout en affirmant « ma couleur percute le regard », revendique des « valeurs universelles » (p. 98). Son positionnement rappelle celui de la sociologue sénégalaise Fatou Sow, invitée à prononcer le discours inaugural du colloque sur « Les féminismes noirs en contexte (post) impérial français » en 2020. Elle y affirma son refus d’être enfermée dans des identités racialisées, se revendiquant féministe « sans si ni mais », fidèle aux principes de la Charte adoptée par le Forum féministe africain en 2006. En mars 2025, lors du Symposium international organisé en son honneur à Dakar par la Fondation de l’Innovation pour la démocratie, elle a réaffirmé son attachement à ce que le concept de race soit perpétuellement remis en question afin de mener des luttes communes contre toutes les formes d’oppression. Sa position n’est pas forcément partagée, et c’est l’une des grandes richesses de l’ouvrage Marianne est aussi noire que de donner à voir cette pluralité.

Silyane Larcher et Félix Germain (dir.), Marianne est aussi noire. Luttes occultées pour l’égalité, Paris, Seuil, 2024, 416p., 26,50 €

par Pascale Barthélémy, le 7 juillet

Pour citer cet article :

Pascale Barthélémy, « On ne naît pas noire, on le devient », La Vie des idées , 7 juillet 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/On-ne-nait-pas-noire-on-le-devient

Nota bene :

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Notes

[1Certaines communications ont été publiées en 2023 dans un dossier coordonné par Jennifer Boittin et Jacqueline Couti : «  Debout & Déter / Standing Up & Determined : Black Women on the Move, Black Feminisms in French (Post)Imperial Contexts  », Journal of Women’s History, vol. 35, automne 2023.

[2Voir Paulette Nardal (La Vie des Idées) ou encore la réédition par Divergences de La Parole aux négresses de la sociologue féministe sénégalaise Awa Thiam, assortie d’une préface de Mame Fatou Niang en lieu et place de celle de Benoîte Groult.

[3Amandine Gay, Ouvrir la voix, Bras de fer production, 2017  ; Marie-Christine Gambart, Les Sœurs Nardal, les oubliées de la négritude, Morgane Production/Une prod à soi/France Télévision, «  La case du siècle  », 2023.

[4Emmanuelle Bouilly et Ophélie Rillon, «  Relire les décolonisations d’Afrique francophone au prisme du genre  », Le Mouvement social, 255, 2016, p. 3-16  ; Pascale Barthélémy, Sororité et colonialisme. Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962), Paris, Publications de la Sorbonne, 2022.

[5Silyane Larcher et Félix Germain saluent l’intégration de l’histoire impériale par Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel dans leur histoire des féminismes.

[6Elsa Dorlin (dir.), Black Feminism, anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L’Harmattan, 2008.

[7Laure Bereni, «  Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes  » dans Christine Bard (dir.), Les féministes de la 2e vague, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 27-41.

[8Le livre – qui a été actualisé et réorganisé – accueille six contributions nouvelles par rapport à la version américaine écrites par Myriam Paris, Jennifer Boittin, Pamela Ohene-Nyako, Mamaye Idriss, Tina Harpin, Johanna Montlouis-Gabriel.

[9Ce portrait s’ajoute à ceux qu’Annette Joseph-Gabriel a consacrés à Suzanne Césaire, Paulette Nardal, Andrée Blouin, Aoua Keita, Eugénie Eboué-Tell, Jane Vialle et Eslanda Robeson dans Annette Joseph-Gabriel, Imaginer la libération. Des femmes noires face à l’Empire, Editions Rot-Bo-Krik, Sète, 2022 [éd. originale en anglais 2020].

[10Paulette Nardal (La Vie des Idées)

[11Emmanuelle Saada, «  Nationalité et citoyenneté en situation coloniale et postcoloniale  » Pouvoirs, 160, n° 1, 2017, p. 113-124.

[12Pascale Barthélémy et Violaine Sebillotte Cuchet, «  Sous la citoyenneté, le genre  », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 43, 2016, p. 7-22.

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