Plutôt que de s’engager directement dans un conflit qui pourrait dégénérer en nouvelle guerre mondiale et nucléaire, Américains et Européens ont choisi d’employer l’arme des sanctions économiques pour imposer le maximum de coûts au régime de Vladimir Poutine, aux oligarques qui le soutiennent et, en dernier ressort, à la population russe. Depuis le 24 février, ces mesures suscitent une série d’interrogations : quels sont les objectifs des sanctions économiques ? Peuvent-elles être efficaces, contrarier les plans de Vladimir Poutine ou affaiblir son autorité ? Sont-elles bien calibrées, et quels coûts feront-elles peser sur l’économie mondiale et sur les consommateurs des pays qui les ont décidées ? En quelques jours à peine, l’ampleur des sanctions (gel des avoirs à l’étranger des oligarques, exclusion des principales grandes banques russes du système Swift, arrêt des importations de matériel technologique, blocage des réserves de change détenues par la banque centrale russe à l’étranger, clôture des espaces aériens, etc.) a montré la détermination des Américains et des Européens à ne pas s’en tenir au « business as usual », face à la gravité de l’attaque lancée par la Russie contre la souveraineté de l’Ukraine.
Les sanctions sont-elles, pour autant, une « arme » à proprement parler ? Elles sont un moyen détourné d’affaiblir la puissance russe, sans avoir à lui déclarer officiellement la guerre. L’instrument, que les Américains utilisent déjà depuis plusieurs décennies contre Cuba, l’Irak, l’Iran ou la Russie, n’est pas neuf [1]. D’une ampleur inédite et coordonnées à l’échelle internationale (même si de nombreux pays asiatiques et africains se sont abstenus lors du vote d’une résolution de l’ONU appelant au retrait des troupes russes), les sanctions actuelles sont destinées à isoler la Russie de l’économie mondiale (à l’exception notable de la Chine), pour la contraindre à assumer pleinement les coûts économiques et sociaux de sa guerre de choix. Sous une forme par nature incomplète et insatisfaisante, les sanctions visent à produire une sorte d’équivalence entre les souffrances infligées aux civils ukrainiens et les dommages causés à l’économie russe et à ses habitants.
L’usage de sanctions économiques pour éviter une guerre, punir un pays ou provoquer un changement de régime trouve son origine, selon l’historien Nicholas Mulder, dans la première moitié du XXe siècle, à la fin de la Première Guerre mondiale. Paru il y a quelques semaines à peine, son livre, issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université Columbia (New York), a rencontré un vif intérêt public et médiatique, aiguisé par les tragiques événements des jours derniers. Au-delà de ce contexte immédiat, il s’agit d’un très bon livre qui illustre les renouvellements de l’histoire internationale, une approche croisant l’analyse des enjeux géopolitiques, des formes de la mondialisation économique, du gouvernement des populations, ou des mobilisations transnationales de la société civile. Dans le prolongement de plusieurs recherches publiées récemment (par Susan Pedersen, Glenda Sluga, Patricia Clavin, Mark Mazower, Jamie Martin, Daniel Laqua, Natasha Wheatley, etc.) [2], l’auteur réévalue l’importance de la Société des Nations et des débats qui s’y sont déroulés durant l’entre-deux-guerres pour comprendre les principes et les mécanismes sur lesquels s’est construit l’ordre international de l’après-1945.
Blocus et guerre totale
L’histoire des sanctions économiques commence bien avant le XXe siècle, lors des guerres napoléoniennes (avec le célèbre Blocus continental) puis avec l’expansion des impérialismes européens au XIXe siècle. Mais c’est bien dans le creuset de la Première Guerre mondiale que s’opère leur systématisation, sous l’effet du processus de mobilisation totale des sociétés en guerre (sur le plan militaire, économique, industriel, culturel et idéologique, etc.). Pour Mulder, l’origine des sanctions se trouve au croisement entre la mondialisation économique (qui crée les conditions d’une très grande interdépendance entre pays, multipliant en retour les sources potentielles de leur vulnérabilité) et l’émergence de la guerre totale. Les mesures de blocus appliquées par le Royaume-Uni et la France, soutenus par les États-Unis, finissent par étouffer les puissances centrales, coupées de leurs sources d’approvisionnement en matières premières et en capitaux. C’est au sein des ministères chargés d’appliquer le blocus que se recrutent les plus fervents défenseurs du recours aux sanctions dans les années de l’immédiat après-guerre. Ces experts, fonctionnaires et responsables politiques ont pris conscience des effets considérables que l’arrêt du commerce produit sur les puissances ennemies et sur leurs populations civiles. Entre 300 et 400 000 personnes seraient mortes de faim ou de maladie en Europe centrale durant la Première Guerre, près de 500 000 dans les provinces moyen-orientales de l’Empire ottoman. « L’arme économique », comme l’appellent les Français, n’est pas un « tigre de papier » : elle appauvrit, affame et décime les populations qui la subissent, à tel point que des associations de défense de la société civile protestent contre leur usage indiscriminé une fois les combats terminés.
La question est alors posée de savoir si les mesures de blocus, appliquées pendant la guerre, peuvent continuer à être utilisées en temps de paix, tout en sachant que la frontière entre guerre et paix demeure ténue, surtout dans l’Europe des années 1918-1919, marquée par les conséquences de la révolution bolchévique, les soulèvements d’inspiration socialiste ou communiste et le démembrement des empires continentaux. Les architectes de la paix, qui se réunissent à Paris au premier semestre 1919, veulent construire un ordre international fondé sur des mécanismes contraignants. C’est parmi d’authentiques libéraux que prend corps l’idée de doter la Société des Nations, nouvelle organisation créée par le Traité de Versailles, de la capacité d’infliger des sanctions à ceux de ses membres qui dérogeraient aux règles du droit international. Côté britannique, Lord Robert Cecil, un fervent défenseur du libre-échange en charge du ministère du blocus pendant la guerre, préconise cette solution, tout comme le radical-socialiste français Léon Bourgeois, qui reçoit le prix Nobel de la Paix en 1920.
Une arme de dissuasion
Les promoteurs des sanctions sont, dans l’ensemble, des libéraux internationalistes qui croient dans la capacité du droit international à prévenir les conflits par l’arbitrage et à imposer des normes universelles. Mais ils considèrent également que le droit international ne peut s’appliquer sans mécanisme d’exécution (enforcement mechanism). Toute violation du droit international, toute atteinte portée à la sécurité collective, doit se payer sur le terrain économique et financier. L’usage des sanctions implique qu’il ne soit plus possible de continuer à commercer librement avec un État qui mène une guerre d’agression. Les « sanctionnistes », comme les appelle Mulder, ne croient plus aux vertus pacificatrices du « doux commerce ».
À la sortie de la guerre, les régimes de sanctions imposés pendant le conflit restent en vigueur. La famine sévit en Autriche-Hongrie en 1918-1919, puis en Russie au début des années 1920. Ceux qui préconisent le maintien des restrictions économiques soutiennent en parallèle le déploiement d’une intense activité humanitaire auprès des populations civiles. L’usage combiné des sanctions et des mesures humanitaires s’inscrit dans un contexte géopolitique extrêmement tendu. En Hongrie, les vainqueurs de la guerre maintiennent leurs sanctions pour affaiblir le gouvernement communiste de Béla Kun, finalement défait par la Roumanie et contraint de fuir à l’été 1919. Herbert Hoover, en charge de l’American Relief Administration, prend peu à peu ses distances avec le recours aux sanctions, dont il perçoit les effets potentiellement contreproductifs, notamment lorsque les Bolcheviks s’en emparent pour accuser les États-Unis et leurs alliés d’affamer la population russe. Outre-Manche, l’économiste John Maynard Keynes s’inquiète des effets conjugués des lourdes réparations imposées à l’Allemagne et de l’hypothèse du recours aux sanctions économiques sur la stabilité du nouvel ordre international.
L’application de sanctions économiques est prévue à l’article 16 du Pacte de la Société des Nations, adopté le 28 juin 1919 [3]. Si le principe est acté, tout reste ouvert quant à sa mise en œuvre. Les Français militent pour l’instauration de sanctions automatiques en cas de guerre. La décision du Sénat américain de ne pas ratifier le Traité de Versailles, qui conduit au retrait des États-Unis de la SDN, affaiblit cette hypothèse. Dans l’ensemble, les promoteurs de l’arme économique la pensent d’abord sous l’angle de la dissuasion, la menace des sanctions devant suffire à décourager un État-membre de se lancer dans un conflit armé. C’est d’ailleurs à ce titre que les sanctions sont évoquées lors de deux conflits du début des années 1920, d’abord pour désamorcer les velléités guerrières de la Yougoslavie contre l’Albanie en 1921, ensuite pour éviter un conflit entre la Grèce et la Bulgarie en 1925. Mais il ne s’agit encore là que de pays de « second rang », qui s’exposent aux foudres des grandes puissances sans menacer l’ensemble de l’ordre international.
Sanctions, guerres de conquête et autarcie
La Grande Dépression et le tournant autoritaire qui l’accompagne, en Europe et en Asie, projettent les sanctions dans une nouvelle dimension. Il ne s’agit plus seulement de discipliner quelques pays en mal de ressources ou de territoires, mais de réagir face à la montée globale des impérialismes et des militarismes dans les années 1930. Alors que le commerce et le système monétaire international se fracturent, sous l’effet notamment de la fin du régime de l’étalon-or, des conflits militaires d’une toute autre ampleur se profilent. L’invasion japonaise de la Mandchourie, en 1931, constitue une première mise à l’épreuve. La Société des Nations assiste impuissante à la création du Manchoukouo sous contrôle japonais, jusqu’au départ du Japon de la SDN en 1933. Après moult hésitations, les autorités américaines renoncent elles aussi à exercer des sanctions, sous la présidence de Herbert Hoover.
La première véritable mise en application des sanctions économiques a lieu lors de la guerre menée par l’Italie fasciste contre l’Éthiopie de Haïlé Sélassié en 1935. Les deux pays étant membres de la SDN, la guerre coloniale lancée par Mussolini entre directement dans le champ d’application prévu à l’article 16. Les pays de la SDN s’efforcent de couper l’Italie de ses sources de financement extérieur en bloquant ses exportations, sans interrompre toutefois ses importations de pétrole, une mesure que les États-Unis renoncent à soutenir (les compagnies pétrolières américaines contrôlent à l’époque 60 % de la production mondiale de pétrole...). Ces sanctions, bien réelles, ne suffisent pas à freiner la violence de l’agression fasciste. Elles ont plutôt pour effet de rapprocher l’Italie de l’Allemagne nazie. Le recours aux sanctions, s’il ne permet pas d’empêcher la guerre ni l’embrasement de l’Europe, accélère des transformations économiques en cours depuis le début des années 1930. Pour contrer les sanctions, les autorités fascistes appellent à la mobilisation de toute la population, par la collecte de l’or et des bijoux, la modération des comportements de consommation et la recherche d’autres sources de production énergétique (mais l’Italie de Mussolini reste massivement dépendante du charbon et du pétrole qu’elle importe). Les régimes autoritaires et totalitaires, Allemagne nazie et Japon en tête, accélèrent leurs projets d’autarcie économique, ce qui les conduit à vouloir prendre le contrôle de territoires riches en ressources agricoles et minérales. Conçues comme un instrument diplomatique, les sanctions reconfigurent les relations économiques internationales.
Dans son dernier chapitre, le livre aborde un autre versant des sanctions, celui des aides économiques et financières apportées aux pays victimes d’une agression. Ce volet « positif » des sanctions, qui a notamment les faveurs de John Maynard Keynes, se matérialise durant la Deuxième Guerre mondiale à travers le programme prêt-bail (Lend Lease) mis en place par les États-Unis en 1941. Aux sanctions imposées contre les puissances de l’Axe répondent les facilités de crédit accordées aux pays qui souhaitent acheter du matériel et des munitions aux États-Unis. Comme le montre Mulder, l’histoire des sanctions est indissociable de celle des politiques d’aide et de développement, qui deviennent un enjeu de rivalités globales au cours de la guerre froide.
Insuffisantes, inefficaces mais nécessaires ?
À quoi servent, in fine, les sanctions économiques ? Sont-elles l’arme des faibles, la seule que les pays ayant renoncé à la guerre puissent opposer à la violence des bombes et des fusils ? Peuvent-elles vraiment infliger des coûts suffisants aux régimes qu’elles visent pour espérer les ramener à la raison ou ébranler leurs fondements ? L’enquête de Nicholas Mulder a pour intérêt de rendre visible la pluralité des objectifs dont les sanctions ont pu être investies au cours du XXe siècle. Au début des années 1920, leurs promoteurs les défendaient d’autant plus qu’ils espéraient ne pas avoir à les appliquer : la menace des sanctions devait suffire, selon eux, à repousser le spectre de la guerre. D’autres, plus maximalistes (à l’image de Woodrow Wilson à la fin de la Première Guerre mondiale), ont voulu voir dans les sanctions un moyen de provoquer des changements de régime ou de démocratiser les institutions de pays autoritaires. De ce point de vue, les exemples historiques récents ne sont guère probants : ni Fidel Castro, ni Saddam Hussein, ni les mollahs iraniens, ni les Talibans, ni Hugo Chávez ou Nicolas Máduro n’ont été renversés par les sanctions imposées par les États-Unis, parfois durant de longues décennies. C’est que la mécanique des régimes autoritaires n’obéit pas à la pure logique de la rationalité économique. Le scénario selon lequel les sanctions infligées à la Russie pourraient conduire, à terme, à une révolution de palais menée par quelques oligarques et militaires en rupture de ban, ou à une insurrection de la société civile, demeure en l’état très spéculatif, compte tenu de l’emprise du pouvoir sur l’espace public et médiatique.
Cela n’entraîne pas que les sanctions soient inutiles ou sans effet, bien au contraire. Tout d’abord, comme le souligne à plusieurs reprises Nicholas Mulder, les sanctions ont le mérite de politiser l’économie et d’exposer les faux-semblants que les postures de neutralité dissimulent. Ensuite, il est important de distinguer les effets, bien réels, des sanctions, de leur efficacité, qui dépend des objectifs qui leur sont assignés. Lorsqu’elles sont mises en place, les sanctions commerciales et financières produisent des effets massifs : ce fut le cas lors de la Première Guerre mondiale, et ce sera aussi le cas avec les sanctions actuelles, qui sont appelées à s’accroître (avec le possible arrêt des importations de gaz et de pétrole russe, dès lors que des mesures de substitution auront été trouvées) à mesure que l’armée russe intensifie sa guerre d’agression contre la population ukrainienne. Enfin, tout indique que le régime des sanctions s’inscrit dans une temporalité qui dépasse celle de la guerre en Ukraine : l’enjeu est bien d’affaiblir durablement le régime de Vladimir Poutine, dont les intentions belliqueuses sont désormais clairement exposées, même aux yeux de celles et ceux qui, pendant longtemps, trouvaient le moyen d’en douter ou de les minimiser.
L’ampleur des sanctions est d’autant plus forte que les États ne sont pas seuls à les appliquer. Nicholas Mulder rappelle à juste titre que les sanctions sont aux États ce que les boycotts étaient à la société civile depuis la fin du XVIIIe siècle (le terme est inventé en Irlande dans les années 1880, mais la pratique lui est antérieure, comme l’illustre le boycott, par les courants abolitionnistes, des produits issus de l’économie esclavagiste). Ils peuvent aussi se combiner pour démultiplier leurs effets. Le livre s’intéresse ainsi aux positions évolutives de diverses associations féministes, qui oscillent entre la critique du caractère indiscriminé des privations sur les populations civiles, et l’interpellation des pouvoirs publics face à la nécessité de moraliser les relations internationales. Les acteurs économiques (entreprises, banques, syndicats, organisations économiques internationales, etc.) sont un peu moins présents dans le livre, qui reste centré sur l’arène diplomatique. Or l’on mesure bien, dans le contexte actuel, à quel point la coordination des différents acteurs concernés par les sanctions implique de concilier des intérêts contradictoires, qu’il s’agisse des investisseurs, des travailleurs ou des consommateurs.
Les sanctions économiques ne sauveront pas l’Ukraine, ni n’allègeront ses peines. Mais elles ont pour mérite de montrer que le commerce et l’économie ne sont pas des sphères neutres, déconnectées des enjeux de puissance et des conflits de valeurs et d’idéologies. Elles nous obligent à politiser, de manière plus dramatique encore que nous le craignions et sous le fracas des bombes, la question de nos modes de consommation et de nos choix énergétiques, et de leur compatibilité avec nos visions de l’ordre international.