Des premiers paysans à l’âge des chefs, de la chasse à la riziculture, de l’outillage lithique au développement du fer, le Japon nourrit une histoire complexe qu’il faut relire avec les découvertes archéologiques.
Des premiers paysans à l’âge des chefs, de la chasse à la riziculture, de l’outillage lithique au développement du fer, le Japon nourrit une histoire complexe qu’il faut relire avec les découvertes archéologiques.
En France, depuis l’Histoire du Japon (1990) de F. Hérail, la préhistoire a pignon sur rue. Les auteurs déchiffrent, sur la seule base des fouilles, ce que « disent des sociétés d’autrefois les traces qu’elles ont laissées dans le sol » (p. 7). Le lecteur ne trouvera donc pas tout – mais beaucoup.
Au Paléolithique supérieur, de -36000 à -14000 environ, existait un circuit de l’obsidienne. L’archipel est un centre actif d’échanges plus qu’une zone terminale. Suivent vers 16000 les poteries qui donnent leur nom à la période de Jōmon. La longue période de Jōmon (de la fin du Tardiglaciaire, il y a 16000 ans, à la première moitié du Ier millénaire avant notre ère) rompt avec l’équation néolithique « sédentarité, agriculture, poterie ». Elle produit la poterie cordée – forte de plus de 80 styles – sans passer par l’agriculture ni l’ignorer tout à fait, et se sédentarise peu.
Qu’y avait-il « avant les paysans » ? L’étude de l’art et des systèmes de pensée dans les sociétés préhistoriques japonaises (36000-Ier millénaire avant notre ère) permet de remplacer la catégorie attrape-tout des « chasseurs-cueilleurs-pêcheurs » par celle de la gestion des richesses. La question de savoir si le stockage, durant le long continuum de Jōmon, visait le partage ou le don amorce le débat sur les formes de pouvoir.
La poterie, qui produit des expressions cohérentes entre elles, interroge les croyances. Le rôle des figurines en terre cuite (dōgu), aux rondeurs féminines inspirantes, est parfois lié à la maternité, aux grossesses, aux inquiétudes sur la survie, mais rien de certain à cet égard. Le livre de J. Guilaine, Femmes d’hier (2022), est malheureusement ignoré.
Les premiers paysans (Xe siècle avant notre ère-Ier siècle de notre ère) trouvent place dans la période Yayoi, caractérisée aussi par la poterie, qui ouvre la néolithisation, avec agriculture et stratification sociale. La riziculture se diffuse sur quelque 800 km en 250 ans. L’outillage lithique le cède au fer. Habitat groupé et population croissent. L’urne funéraire affiche une hiérarchie plus ostentatoire. Les ossements portent trace de violences guerrières. Mais Jōmon ne se clôt pas d’un coup.
Du milieu du Ier siècle au milieu du IIIe siècle, l’âge du fer est-il un « âge des chefs » ? C’est l’occasion de revenir sur la stratification sociale. Le trafic du métal issu du continent crée une hiérarchie sociale entre régions métallifères et régions demandeuses. Émergent des tombes bien distinctes. Les cloches rituelles en bronze deviennent symboles de la classe des chefs.
L’« âge des princes » (milieu du IIIe siècle-VIe siècle) aborde les chefferies complexes qui suscitent le débat sur le siège réel du pouvoir. Le mobilier funéraire se standardise. Le miroir chinois, qui remplace la cloche, atteste les liens du Yamato avec la Chine qu’incarne la reine Himiko. Les mégalithes funéraires succèdent aux tombes de chefs. Leurs déplacements successifs funéraires brouillent trop les pistes pour qu’on puisse parler d’un siège unique du pouvoir, faute de quoi mieux vaut parler de Japon archaïque plutôt que de Japon antique. L’archéologie illustre l’influx direct de la péninsule à partir du IIIe siècle. Le Japon entre dans les relations tributaires avec la Chine et un système-monde en expansion.
Le Japon archaïque (VIe-VIIe siècles) voit naître l’État. Chaque pays évolue sur le modèle de l’État de la Chine des Sui et des Tang. Le Japon forme, lui, le royaume unique de Nihon. L’écriture documente la présence de rois dits Ōkimi ; l’archéologie, celle de centres de pouvoir avec la naissance d’un système de palais.
Le pouvoir politique exista sans urbanisation, mais les grandes forteresses, érigées contre les invasions, atteste la présence d’un pouvoir fort. Entre l’époque des tertres funéraires et la fondation de la première capitale (694), impossible de préciser la nature exacte du pouvoir politique ni de dater le découpage du pays en provinces qui, comme l’établit l’archéologie contre les textes anciens, n’existent pas avant les premiers palais. Bref, pas d’Antiquité monolithique.
Le Japon se dote de ses premières capitales entre la fin du VIIe siècle et le VIIIe siècle, à l’origine de l’État. Se forge un ensemble territorial qui donne corps à l’État des Codes, lequel diffuse un modèle juridico-administratif en vigueur jusqu’en 1870-1880. Les fouilles Heijō-kyō (710) à Nara révèlent que l’archipel met en ordre production et circulation de tout ce que produit le pays. L’intronisation du bouddhisme complète le système. Le Japon devient un pays connecté de 6 300 km.
Dans la seconde moitié du VIIe siècle, et non sans mal dans le Nord, le pouvoir s’implante, par exemple avec la grande forteresse de Taga-jō. Les chroniques postulent l’existence de longue date du Japon et l’impulsion des réformes de Taika, mais l’archéologie réplique que l’entrée en vigueur du régime des Codes prit du temps (F. Hérail avait documenté ce point).
Le Japon de Heian-kyô, de la fin du VIIe siècle au début du XIe siècle, explore l’époque de Heian-kyō (Kyoto), capitale du Japon de 794 à 1869, calquée sur la capitale chinoise de Chang’an. Malgré une voirie plus modeste qu’à Nara, la Cour de Kyoto reste puissante, agit au Nord-Est et réalise de grands monuments comme le Bouddha du Tōdai-ji.
Au Xe siècle, l’ordre public est instable. La piraterie ravage les côtes. Les routes ne sont pas sûres. L’État engage des soldats professionnels – les samouraïs – qui évoluent en armées privées et effritent l’État. Les auteurs n’abordent pas les shōen ou domaines privés, mais scrutent plutôt les démêlés de l’État sur ses marges.
C’est une « autre histoire » du Japon que l’archéologie révèle, celle du Nord-Est. La zone entre les 39e et 40e parallèles devient le centre d’un trafic entre le Nord et le Sud. Dans la seconde moitié du Xe siècle surgissent des villages fortifiés dont l’archéologie castrale montre que leurs seigneurs furent le prototype de la future classe japonaise des guerriers. La Cour, amenée à les affronter, découvre leur culture guerrière et l’adoptera.
Qu’en est-il de l’archipel en ses « extrémités » ? Les auteurs font place, en une sorte d’excursus, au Hokkaido et aux Ryūkyū, zones peu connues, souvent négligées dans les manuels au Japon. Au VIIIe et au IXe siècles, Jōmon engendre des cultures nouvelles, celles de Satsumon et de la mer d’Okhotsk, puis Satsumon absorbe Okhotsk au cours de la première moitié du XIIe siècle, avant d’évoluer au cours du XIVe siècle pour engendrer la culture aïnoue, qui s’enrichit et se diversifie à partir du XIVe siècle. L’archéologie a aussi son mot à dire sur la culture d’Okinawa, dont l’origine oscille entre la Chine du Sud et celle de Kyūshū : c’est dire si les Ryūkyū constituent un carrefour interculturel.
C’est l’occasion de dire, avant d’en venir aux qualités du livre, que sa finition laisse à désirer. La langue, le style, la composition ne sont pas sans scories. La méthodologie déborde sur le corps du texte. Un index des thèmes fait défaut ; le chiche glossaire ne le remplace pas. Une carte avec tous les noms du Japon ancien (Kinai, etc.) manque, ainsi que la table des encadrés, si précieux sur le contexte historique. Les termes techniques ne sont pas toujours unifiés. Cohérente avec le projet archéologique, la bibliographie comprend des items surtout japonais, n’aident guère le non-japonophone à aller plus loin. Maints travaux en d’autres langues, occidentales et pas seulement, n’y trouvent place, par exemple ceux de G. Barnes, S. Kaner, K. Friday et L. Gilaizeau.
De bout en bout, les auteurs collent à la stricte archéologie made in Japan, au détriment d’autres approches. Selon une logique qu’il faut préciser. Qu’on se rassure, le livre est lisible, mais il évite les noms des époques, escamote les transitions, discute longuement théorie, retarde l’entrée en matière, estompe les liaisons, se garde d’une histoire du Japon qui, trop linéaire, privilégie le Grand Récit national. D’où un Japon résolument pluriel. Un bémol : le non-archéologique strict, le tissu historique conjonctif est souvent réduit à des encadrés. Mieux vaut débuter la lecture du livre par la chronologie « classique » en fin de volume.
Singulière économie textuelle : là où l’histoire du Japon se narre le plus souvent à partir des textes anciens que confirme ou réfute après coup l’archéologie, c’est ici l’ordre inverse qui prévaut. Telle est la logique à l’œuvre du volume, qui explique sa structure discontinue.
L’apport de ce beau livre tient à la réflexion archéologique iconoclaste qui bouscule les écrits anciens, ainsi qu’aux hypotyposes des sites. Peu importe s’il ne remplit pas le cahier des charges qu’on peut attendre d’une histoire du Japon. Il suffira de lire la réédition de la Nouvelle histoire du Japon de P.-F. Souyri, paru juste après, pour combler les béances.
par , le 11 avril
Gérard Siary, « Préhistoire et Antiquité au Soleil levant », La Vie des idées , 11 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Nespoulous-Souyri-Le-Japon
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