La littérature française porte la trace d’un « fait juif », comme en attestent trois prix Goncourt entre 1955 et 1962. Souvenir de la Shoah et du yiddish perdu, la judéité s’écrit en termes moins identitaires que mémoriels et politiques.
La littérature française porte la trace d’un « fait juif », comme en attestent trois prix Goncourt entre 1955 et 1962. Souvenir de la Shoah et du yiddish perdu, la judéité s’écrit en termes moins identitaires que mémoriels et politiques.
Dans Le Juif imaginé, Nelly Wolf s’intéresse à deux questions principales : « Comment rendre compte du fait juif en littérature dans l’espace francophone ? Comment décrire la marque qu’imprime la judéité des auteurs dans la littérature française ? » (p. 9). Wolf analyse les textes littéraires écrits par des auteurs juifs d’expression française au XXe siècle, ainsi que leur réception. Pour Wolf, cette littérature ne se réduit ni à un genre, ni à un style, ni à une langue. Elle relève plutôt d’un processus d’imagination et d’énonciation de soi, tout autant que d’une manière d’insérer entre les lignes, au sein d’un texte rédigé en français, l’emploi de l’hébreu ou du yiddish, ou d’y laisser des traces, des effets, des fantômes de ces deux langues juives.
Wolf étudie la littérature juive de langue française au prisme de la notion de judéité. Terme issu du Portrait d’un Juif d’Albert Memmi (1962), la judéité indique « le fait et la manière d’être juif ». La judéité se distingue, selon Memmi, de la judaïcité (« l’ensemble des personnes juives ») et du judaïsme (« l’ensemble les doctrines et les institutions juives »). Wolf établit ainsi le point de départ de son livre : « La judéité s’écrit et en s’écrivant s’imagine » (p. 11). L’expression ne fait donc pas référence aux « Juifs imaginaires », titre du livre d’Alain Finkielkraut publié en 1980.
Dans un premier chapitre, « La littérature juive d’expression française est-elle une blague juive ? », Wolf examine les tentatives successives pour définir la littérature juive française – ce « retour obsessionnel de la question ontologique appliquée à ce sous-champ » – voire pour se prononcer sur son existence même. Cette répétition est « une exception juive française ». Wolf souligne deux exemples de l’entre-deux-guerres : d’une part, les publications de Benjamin Crémieux dans Les Nouvelles littéraires (1925) et dans La Revue juive de Genève (1932) ; de l’autre, celles d’André Spire dans La Question juive vue par vingt-cinq éminentes personnalités (1934). Spire, figure centrale du réveil juif, a avancé qu’une littérature juive en français existait. Pour Crémieux cependant, on ne peut identifier aucune « spécificité juive » dans les lettres françaises.
Même si diverses approches du sujet prolifèrent après la Seconde Guerre mondiale, le champ d’études universitaire ne se développe qu’après les années 1990. Le début des années 2000 marque un autre changement : une prépondérance des études de la littérature de la Shoah, qui « a tendance à recouvrir la littérature juive » (p. 29).
L’étude de Wolf démontre l’existence d’une littérature juive de langue française, littérature qui se situe dans une dynamique perpétuelle d’oscillation « entre une invitation à paraître et une injonction à s’effacer », « entre apparition et disparition » et « une légitime illégitimité » (p. 85-86). Cet entre-deux est né de l’héritage de la Révolution française et de l’émancipation des Juifs. La coexistence de deux réalités se concrétise dans l’universalisme républicain. Selon Le Juif imaginé, la judéité dans la littérature française s’écrit en termes de contrat politique. Cet universalisme, qui n’efface pas la judéité, est au cœur de plusieurs études universitaires américaines [1].
Le deuxième chapitre du Juif imaginé, « Être (ou ne pas être) un écrivain juif de langue française », se consacre aux multiples façons de se présenter – ou pas – comme un écrivain juif, et ce à travers les cas de Bernard Frank, de Nathalie Sarraute et d’Elsa Triolet. Sarraute maintient « le contrat social de minorité », en choisissant la neutralité – autrement dit, la judéité ne s’inscrit pas dans son œuvre littéraire (p. 150).
Frank en revanche, qui se décrit comme « imaginairement juif et réellement français » (p. 109), rompt avec ce contrat. Dans ses textes, la judéité apparaît surtout sous l’effet de l’antisémitisme. En ce sens, Wolf met l’accent sur une lecture sartrienne de Frank. Dans son usage de l’autofiction et de la première personne du singulier, et dans son idée de la littérature comme mythomanie, Frank fait apparaître que « la judéité n’est pas une posture littéraire, c’est la littérature qui est une posture juive » (p. 111).
Elsa Triolet est rarement examinée dans le contexte de la littérature juive, principalement en raison de son positionnement politique. Wolf démontre cependant que Triolet n’écarte pas la judéité, mais plutôt qu’elle élabore un « camouflage » (ce terme est également le titre du dernier roman qu’elle a écrit en russe, avant d’adopter le français comme langue littéraire). Dans la sphère publique, Triolet ne mentionne pas sa judéité, mais dans ses romans et dans ses journaux intimes, elle l’aborde dans le contexte russe de son enfance, puis, après son immigration, dans son cadre parisien. Dans Le Rendez-Vous des étrangers (1956) en particulier, Triolet écrit au sujet de (et parfois dénonce) l’identité juive des Français et des immigrants après la Shoah, ainsi qu’au sein des mouvements sionistes. Le camouflage opère à travers l’écriture, qui cherche un point de vue de l’universel et écarte, « même dans l’intimité d’une écriture auto-adressée, l’hypothèse d’une compassion sélective » (p. 125).
Dans les chapitres 3 et 4, Wolf poursuit son analyse des évolutions de la littérature juive d’expression française après la Shoah. Suivant la thèse de François Azouvi exposée dans Le Mythe du grand silence, Wolf démontre que dans les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale, les écrivains juifs ont publié sur la Shoah. Son étude des trois « Goncourt juifs » presque successifs révèle un changement dans les attitudes à l’égard de la Shoah, et son importance croissante dans l’identité juive, tout comme dans la littérature. Si la Shoah ne constitue pas le thème central des Eaux mêlées de Roger Ikor, lauréat du Goncourt en 1955, elle devient un élément essentiel dans Le Dernier des justes d’André Schwarz-Bart (prix Goncourt en 1959). Anna Langfus, qui remporte le prix en 1962 pour Les Bagages de sable, élabore une judéité qui tient presque tout entière à sa relation avec la Shoah.
Si Wolf met en garde contre une définition étroite des littératures juives de la Shoah en fonction des générations (littérature de la « deuxième génération » ou de la « troisième génération »), elle montre la pertinence de cette approche en parlant de la « génération 1,5 », telle que l’a théorisée Susan Suleiman au travers d’écrivains tels que Georges Perec, Sara Kaufman, Hélène Cixous, Serge Doubrovsky, entre autres. Elle cite La Place de l’Étoile de Patrick Modiano comme « l’acte de naissance de la seconde génération », et les années 1960 comme la deuxième vague de la littérature de la Shoah.
Une troisième vague s’amorce au début des années 2000, alors que les auteurs de la littérature juive française s’orientent vers des enquêtes archéologiques, des fictions de témoignage, des histoires croisées et des autofictions, qui mettent la Shoah au cœur du texte. Il faut noter que le tournant vers l’autofiction est présent de manière générale dans la littérature française contemporaine. Dans le contexte de la littérature juive en France depuis 2000, « le Juif imaginé est un Juif shoatisé » (p. 370). Wolf note même une « routinisation » de la représentation de la Shoah dans la littérature juive française contemporaine, en particulier dans les livres et dans les films grand public.
Cette expression frappante invite à poser de nouveau la question de Henry Rousso, spécialiste de l’histoire de la mémoire et auteur du Syndrome de Vichy, à l’occasion du 70e anniversaire de la rafle du Vél d’Hiv :
L’idée – peut-être naïve, mais en tout cas bien présente à l’origine – était que ces commémorations contribuent à l’éradication de l’antisémitisme. Or on observe une résurgence du phénomène. Il y a donc une question à poser. [2]
Wolf note également la persistance de l’antisémitisme, et ce en dépit de (ou même « nourri » par) la représentation de la Shoah. L’écrivaine américaine Dana Horn est plus critique quant au résultat des représentations et des commémorations contemporaines de la Shoah. Dans son étude, intitulée de manière provocante People Love Dead Jews [3] et écrite après l’attaque meurtrière de la synagogue Tree of Life en Pennsylvanie en 2018, elle écrit : « J’avais confondu l’énorme intérêt du public pour les souffrances passées des Juifs avec un signe de respect pour les Juifs vivants » (p. xviii).
Si la judéité peut être à la fois visible et invisible, le yiddish joue sur cette même dualité. Le dernier chapitre se penche sur le rôle du yiddish, ou plutôt sur les rôles hétérogènes du yiddish. Le yiddish – que ce soit par la présence de mots en yiddish translittérés en français, par l’accent yiddish ou par la référence aux locuteurs du yiddish – constitue un marqueur de judéité. Le choix de l’écrivain de le traduire ou de le laisser sans explication en français est lié au yiddish comme indice de la différence. Il représente également un objet sur lequel se projette la haine de soi.
Dans ses romans, Irène Némirovsky utilise le yiddish comme la « bande-son » d’une suite de stéréotypes antisémites (p. 303). Si, dans le cas de Némirovsky elle-même, la haine de soi est contestée, le yiddish agit en effet comme révélateur essentiel de la haine de soi des personnages, en particulier dans David Golder (1929). Wolf montre par ailleurs que le yiddish peut aussi révéler une identité régionale française, comme chez Jean-Richard Bloch. Enfin, le yiddish est la trace persistante d’un monde perdu. Dans les textes de Georges Perec et de Serge Doubrovsky, il est présent par son absence – c’est la langue que les auteurs connaissent, mais ne savent pas parler.
Le Juif imaginé donne une image hétérogène des textes des écrivains juifs d’expression française du XXe siècle, qu’il s’agisse de ce qui est effectivement écrit sur la page ou de ce qui se glisse entre les lignes. Wolf fait également référence à des écrits du XXIe siècle, plus contemporains donc, notant en particulier un thème et une approche qui prédominent. On attend la suite de cette histoire littéraire. Le yiddish n’a pas disparu de ce récit ; et le multilinguisme de la littérature juive se perpétue de manière active, par exemple au sein du Centre Medem à Paris.
par , le 30 mai
Julia Elsky, « L’écrire-juif », La Vie des idées , 30 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Nelly-Wolf-Le-Juif-imagine
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[1] Nadia Malinovich, French and Jewish : Culture and the Politics of Identity in Early Twentieth-Century France, Littman Library of Jewish Civilization, 2008, trad. Heureux comme un juif en France : intégration, identité, culture, 1900-1932, Champion, 2010 ; Maurice Samuels, The Right to Difference : French Universalism and the Jews, University of Chicago Press, 2016 ; et Nick Underwood, Yiddish Paris : Staging Nation and Community in Interwar France, Indiana University Press, 2022.
[2] Thomas Wieder, “Rafle du Vel’ d’Hiv : 70 ans après, la mémoire apaisée,” Le Monde, 16 juillet 2012.
[3] Dana Horn, People Love Dead Jews : Reports from a Haunted Present, Norton, 2021.