Les celebrity studies sont dans le monde anglo-saxon un genre littéraire sans équivalent exact en Europe continentale. Composante des cultural studies, elles inscrivent leur approche de la célébrité dans le cadre de l’étude des cultures populaires modernes ; les moyens de communication de masse sont pour elles à la fois un incontournable objet d’analyse, en tant qu’ils jouent un rôle déterminant dans la construction de la célébrité, et une ressource documentaire centrale. Un bon aperçu d’ensemble de cette tradition de recherche a été donné dans le recueil The Celebrity Culture Reader, dirigé par P. David Marshall (Routledge, 2006), qui comprend notamment une réédition de l’article fondateur de Leo Lowenthal « The Triumph of Mass Idols », écrit en 1943, trait d’union entre les travaux de l’École de Francfort et les cultural studies.
Dans The Drama of Celebrity, Sharon Marcus, spécialiste des cultures littéraires britannique et française du XIXe siècle, professeure de littérature comparée à l’Université Columbia à New York, se propose de développer une nouvelle théorie de la culture de la célébrité. Elle considère que la célébrité, au sens qui l’intéresse, se construit dans un rapport triangulaire entre des publics, des médias et des personnes célèbres. Elle s’accorde avec Antoine Lilti (Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Fayard, 2014) pour situer au long du siècle des Lumières l’émergence d’un tel rapport, qui va de pair avec une reconnaissance croissante du droit de tout individu à se manifester dans l’espace public. Le fil rouge de l’étude de Marcus est la thèse selon laquelle les différents acteurs en cause – médias, publics, personnalités – disposent de capacités d’action qui leur sont propres, rendant imprévisible le développement du « drame de la célébrité », issu des jeux d’alliance et d’opposition entre les différents pôles de ce triangle. Marcus s’écarte ainsi de la conception de l’École de Francfort selon laquelle les industries culturelles tendraient à façonner à leur gré les carrières des célébrités et les goûts des publics.
Couvrant environ deux siècles d’histoire contemporaine, Sharon Marcus fait principalement appel à deux types de documents : côté médias, des collections de magazines numérisés, qui lui permettent de caractériser le traitement des célébrités par les médias ; et, côté publics, des scrapbooks, des albums de coupures de presse, d’autographes, de photographies constitués par des fans (sa source majeure est la série constituée par le Theatre Research Institute – TRI – de l’Université d’État de l’Ohio.) Dans les deux cas, elle analyse aussi bien des images que des textes.
Le rapport triangulaire célébrités / médias / publics
L’ouvrage s’organise en huit chapitres correspondant à autant de mots-clés qui permettent de définir les propriétés et les configurations des rapports entre célébrités, médias et publics.
1. Défi : les célébrités sont susceptibles d’incarner la transgression de certaines règles sociales. Leurs publics peuvent les soutenir dans cette voie, en se démarquant éventuellement des points de vue plus conformistes exprimés dans les médias.
2. Sensation : médias et publics décrivent les célébrités comme étant capables de susciter le frisson et l’extase.
3. Sauvagerie : les publics peuvent témoigner de leur enthousiasme en se livrant à des comportements violents, plus ou moins incontrôlés, qui sont volontiers stigmatisés et exagérés dans les médias.
4. Intimité : les fans constituent des scrapbooks, recueillent des autographes, collectionnent des objets en rapport avec les célébrités ; ils entretiennent avec elles une relation asymétrique, s’efforçant, en dehors de toute réciprocité, de pénétrer dans l’intimité des stars.
5. Multiplication : Walter Benjamin assurait que la reproduction en grandes séries d’une œuvre d’art entraînait une déperdition de l’aura de celle-ci (« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », 1936-1955), Marcus estime qu’au contraire plus l’image d’une célébrité fait l’objet d’une diffusion massive, plus se renforce le halo de distinction qui la nimbe.
6. Imitation : les goûts et styles de vie des célébrités se diffusent auprès de leurs publics, qui osent ainsi, avec plus ou moins de succès, affirmer leurs ressemblances avec leurs modèles.
7. Jugement : les publics et les journalistes disposent, en matière d’appréciation des qualités des célébrités, d’une expertise spécifique.
8. Mérite : les célébrités, en compétition les unes avec les autres, font l’objet d’évaluations comparatives de leurs mérites.
Marcus montre que le théâtre a été, au fil du XIXe siècle, le terrain sur lequel le « drame de la célébrité » a acquis ses caractéristiques constitutives modernes. Elle voit dans Sarah Bernhardt la « parraine de la celebrity culture moderne » (p. 14) et « la plus grande star du XIXe siècle » (p. 131), et approfondit au fil des chapitres l’étude de ce cas emblématique. Sarah Bernhardt incarne plusieurs défis : elle est une femme, elle est juive, sa sexualité semble être assez libre, elle se rebelle avec succès face aux hommes et aux institutions (tel le Théâtre français) qui voudraient exercer sur elle un pouvoir de contrainte ; elle est aussi la première actrice dont la célébrité se diffuse à une échelle globale. Elvis Presley, Madonna, Marilyn Monroe et bien d’autres personnalités du monde du spectacle, ainsi que certains membres d’autres sphères (Oscar Wilde, la princesse Diana, Davy Crockett, Donald Trump…) font l’objet d’analyses moins fouillées.
Une culture de l’image
Ce livre, bien écrit et bien édité, réunit une documentation ample, originale et intéressante sur l’histoire du théâtre. L’un de ses points forts est qu’il analyse non seulement des textes mais aussi des images. Les reproductions de dessins ou de photographies font l’objet de près de cent figures. Le XIXe siècle est celui de l’émergence de la photographie, qui révolutionne les possibilités d’identification nominative des personnes grâce à la reconnaissance de leur visage. Marcus relève qu’avant 1850, les différents portraits d’une célébrité (qu’ils soient dessinés, peints ou sculptés) ne se ressemblaient pas toujours, de sorte que le public n’était pas nécessairement à même de reconnaître qu’il s’agissait d’une même personne (p. 132). Dans les décennies suivantes le passage d’une photographie à un document imprimé nécessitait encore la médiation manuelle d’une gravure au trait, plus ou moins talentueuse. Ce n’est que vers 1900 que de nouveaux moyens industriels, assurant une bonne transposition imprimée des contours et des différentes nuances de gris d’une photo, ont facilité l’identification par de larges publics des traits du visage d’une célébrité, renforçant ainsi la personnalisation du rapport entre les célébrités et leurs publics. D’autres changements d’ordre industriel – développement des chemins de fer, des navires à vapeur, des techniques d’impression – ont bouleversé l’échelle à laquelle pouvait se construire la célébrité, ouvrant la voie à un creusement des inégalités de revenus dans les industries culturelles, à la commercialisation de produits dérivés, etc.
Des conventions et des méthodes discutables
Parmi les points qui appelleraient une élaboration plus poussée, on peut relever que les principes suivant lesquels certains titres et certains articles ont été sélectionnés dans l’immense corpus des documents évoquant des célébrités ne sont pas assez explicites, et que les modalités de constitution de la collection de scrapbooks de l’Université d’État de l’Ohio restent inconnues. Autre choix implicite, il semble que les personnages décédés ne soient pas étudiés. Shakespeare, par exemple, est souvent évoqué, notamment parce que Sarah Bernhardt a joué Macbeth. Il figure clairement parmi les célébrités du monde du théâtre, et le parti de ne pas traiter son cas méritait une petite discussion : l’influence d’une célébrité ne s’exerce pas seulement de son vivant.
Les deux derniers chapitres (dont Marcus dit elle-même qu’ils sont ceux qui se prêtent le plus à la controverse) restent assez allusifs quant aux types de jugement et aux modes de reconnaissance du mérite auxquels les célébrités sont soumises. Ces modalités diffèrent dans le domaine du théâtre – ou plus généralement dans l’art ou le show business – et dans d’autres sphères : la célébrité de Bonaparte se construit à Arcole et Waterloo, celle d’Obama ou Trump lors des grands rendez-vous électoraux étatsuniens, celle de Mohamed Ali lors de championnats du monde de boxe, celle de Diana lors de son mariage puis de son divorce avec le prince de Galles, etc. La diversité de ces performances et l’identification de ce qu’elles ont en commun méritaient une analyse plus poussée.
Le rôle spécifique des différents médias modernes aurait pu lui aussi être mieux spécifié, et peut-être est-il surévalué par Marcus. On se souvient que Louis XVI fut arrêté à Varennes parce que l’effigie du roi figurait sur les pièces de monnaie, qui étaient un moyen très ancien de communication de masse et de construction de la célébrité. Tout comme la celebrity culture moderne est en grande part une culture d’images qui passe par la diffusion de photos et de films, la célébrité d’un roi passait par la diffusion de pièces, l’édification de vitraux, de statues monumentales. Ces modes de représentation, qu’ils soient anciens ou modernes, sont accessibles à des publics peu alphabétisés et permettent de transcender les clivages entre cultures savantes et cultures populaires. Le siècle des Lumières avait d’une certaine manière creusé ces clivages en faisant une place majeure à la diffusion de l’écrit. La célébrité dont une Sarah Bernhardt est le parangon était nouvelle non seulement parce qu’elle s’appuyait sur la diffusion d’images, mais en raison d’un faisceau de transformations conjointes des médias, des formes d’individualité, des marchés des biens et services culturels, des structures politiques, des rapports de genre. Dans The Drama of Celebrity, les spécificités de ces interdépendances ne font l’objet que d’explorations partielles.
On souhaiterait aussi mieux comprendre à quels autres types de cultures la culture de la célébrité s’oppose. Les médias abordent bien des sujets sans faire référence à quelque personne que ce soit : ils peuvent traiter d’institutions – le Théâtre français, l’Actors Studio…– ou encore penser en termes de noms communs en abordant des thèmes tels que la politique des auteurs ou les différences entre la tragédie et la comédie. Le cadrage consistant à laisser hors du champ de l’analyse tout ce qui ne concerne pas les célébrités contemporaines a pour conséquence que l’on ne peut caractériser l’évolution de la place relative de la culture de la célébrité par rapport à d’autres cultures.
Les emprunts tacites à des travaux sociologiques et ethnométhodologiques
L’ouvrage aurait gagné à être plus explicite quant à ses convergences avec des approches plus sociologiques qu’historiques ou littéraires. S. Marcus relève qu’une même photographie de célébrité ne s’inscrit pas dans le même format selon qu’elle est publiée dans un magazine, ou découpée et collée dans l’album d’un ou une fan qui aspire à la plus grande intimité possible vis-à-vis de la personne représentée et fait figurer son portrait dans l’équivalent d’un album de famille ; elle ne précise pas ce que l’élaboration de la notion de format, et de celle, voisine, de cadrage de l’information, doit à David Altheide (An Ecology of Communication. Cultural Formats of Control, Aldine, 1976). La conception selon laquelle les fans et les journalistes ne sont pas des idiots culturels, et l’intérêt pour l’observation des infractions aux règles de la vie sociale ordinaire, dont Sarah Bernhardt s’était fait une spécialité, s’inscrivent dans la descendance des Studies in Ethnomethodology d’Harold Garfinkel (Prentice Hall, 1967). Le corpus des descripteurs de la célébrité présente de larges recouvrements avec celui de la religion : Sarah Bernhardt était qualifiée de « divine », Marcus évoque son « halo », la décrit comme « sublime » ; elle voit en Oscar Wilde un « martyr gay » (p. 27). On ne peut pas ne pas penser à la notion de charisme, mais le nom de Max Weber n’apparaît pas dans l’index, et l’analyse des similitudes et différences entre le culte des célébrités et celui des saints et des martyrs n’est pas poussée plus avant. Les thèmes de l’imitation et de la distinction ont fait aussi l’objet d’une vaste littérature qui n’est pas évoquée. On devine que Sharon Marcus est familière de la plupart de ces références ; de les rendre explicites aurait peut-être fragilisé son ancrage disciplinaire dans un département de lettres mais aurait permis de mieux identifier l’originalité de son apport.
Au total : le sujet est vaste, on aurait souhaité que l’auteure le développe davantage, mais son ouvrage constitue une contribution marquante aux études sur le rôle des médias et des célébrités dans la structuration des sociétés contemporaines.
Sharon Marcus, The Drama of Celebrity, Princeton University Press, 2019, 318 p., 29,95 $.