Autour de : Miguel Abensour, La communauté politique des « tous uns ». Entretien avec Michel Enaudeau, Paris, Les Belles Lettres, 2014, 402 p.
Miguel Abensour évoque vers la fin de cet entretien sa « tendance à penser de façon plutôt irrationnelle que chacun d’entre nous est marqué par l’état du monde qui a précédé sa naissance et par le monde où il naît, où il arrive » (p. 378). En ce qui concerne Miguel Abensour, né en 1939, c’est, outre la guerre imminente, d’abord la défaite désastreuse de l’expérience révolutionnaire espagnole face au franquisme, mais aussi au stalinisme, que l’auteur choisit de mettre en scène, en revenant sur la fin de la guerre civile espagnole. Par sa description d’« un monde crépusculaire » qui « allait s’enfoncer pour de longues années dans une nuit polaire » (ibid.), Miguel Abensour fait voir une des ses préoccupations centrales. À le suivre, prendre véritablement au sérieux les expériences de domination totalitaire exclut de les assimiler à un excès de politique ou de pouvoir. Il ne faut pas, par exemple, ne retenir d’Orwell que son « anti-utopie », dénonçant légitimement le capitalisme d’État et la dictature sur le prolétariat, confondus abusivement avec le socialisme ou le communisme. Il s’agit aussi de redécouvrir, voire de désirer, en se souvenant notamment qu’il fut l’auteur d’un « inoubliable Hommage à la Catalogne » (p. 379) révolutionnaire, ce que le totalitarisme a justement contribué à détruire : « la politique en tant qu’expérience de la liberté » (p. 374). Par ailleurs, Miguel Abensour rappelle avoir été cet enfant juif réfugié durant la guerre dans le sud de la France, et dit aujourd’hui conserver le souvenir de la découverte, adolescent, de photographies des camps. Mais à ses yeux, la catastrophe que symbolise Auschwitz ne ruine pas l’idée d’une société meilleure et juste, inséparable de la notion d’utopie. Au contraire, c’est le désir d’éviter la répétition de la catastrophe qui alimente celui d’altérité, pour adresser une « sommation utopique » (p. 373), même si elle ne pourra plus jamais être triomphante ni conduire à oublier les souffrances passées.
Or, le temps présent, ce « monde complexe post-totalitaire qui continue à être divisé entre dominants et dominés sous l’effet de logiques multiples et enchevêtrées, celles du capital et de la buraucratisation »(p. 362), se présente comme un horizon soi-disant indépassable. Cette « société de non-communication sous couvert de communication généralisée » (p. 365), réduit la politique à une gouvernance obéissant aux principes de rendement et de compétitivité capitalistes et expose même à des « répétitions de la catastrophe » (p. 376). C’est pourquoi ce livre, parcours à partir d’une œuvre de pensée, se veut aussi un appel à retrouver les voies d’un désir d’altérité et de liberté, soutenant l’agir politique que nos temps réclament.
Quelle démocratie ?
Miguel Abensour commence à enseigner la science politique dans les années 1960, dans un contexte politique marqué par la fin de la guerre d’Algérie et l’accession au pouvoir du général de Gaulle. Très critique à l’égard des socialistes de la SFIO mais aussi du PCF, il s’intéresse rapidement à une littérature de gauche révolutionnaire, antistalinienne et antibureaucratique, devenant ainsi un lecteur attentif de la revue Socialisme ou Barbarie. Par ailleurs, il imagine un temps entreprendre une thèse sur la Révolution française, et plus précisément le jacobinisme, avant d’y renoncer. Il est cependant manifeste que l’intérêt critique pour la Révolution française, qui s’exprime aussi à travers des études sur la figure de Saint-Just, ne faiblit jamais dans le travail d’Abensour. Il conduit aussi à mieux comprendre son rejet ultérieur, dans les années 1980, de l’influence grandissante de François Furet et du courant libéral qu’il incarne. Enfin, l’exemple de la Révolution française nourrit de manière privilégiée la réflexion d’Abensour à propos de la démocratie dans ses développements les plus récents.
L’auteur souligne l’importance d’un certain nombre de travaux historiques dans l’élaboration de sa pensée. Outre les œuvres classiques de Georges Lefebvre ou de Michelet, il donne d’abord, iconoclaste, « une place tout à fait à part » (p. 61) à La Grande Révolution 1789-1793 de Kropotkine. Il lui attribue en effet le mérite d’avoir ouvert une voie dans laquelle se sont engagés, malgré leurs divergences, Daniel Guérin dans La lutte des classes sous la Première République 1793-1797 et Albert Soboul avec Les Sans-Culottes parisiens en l’an II. Ce qu’en retient avant tout Miguel Abensour, c’est la mise en évidence de l’existence d’un mouvement populaire autonome tendant à la démocratie directe, communaliste. Méfiant à l’égard de la délégation et de la représentation, ce dernier se déploie contre l’État. Or, ce dernier finira par l’écraser, notamment à travers la Terreur, en hâtant ainsi la fin de la Révolution elle-même. Au-delà de la critique du jacobinisme et du modèle d’une révolution par le haut, cet intérêt historique conduit Abensour à souligner et à valoriser, sous le nom de « démocratie insurgeante », l’existence d’une tradition révolutionnaire relativement occultée, qui, continuera ultérieurement à se manifester sous des formes diverses dans l’histoire moderne. « Faite des luttes du peuple pour faire surgir une autre communauté politique » (p. 136), tout en étant mue par une impulsion anti-étatique, elle ouvre à un libre-agir populaire, où peut s’éprouver la fin de la domination. Elle signale ainsi, par delà ses moments insurrectionnels, une disposition continue qui réapparaîtra et donnera notamment naissance à la tradition communaliste en France, qui resurgit en partie lors de la Commune de Paris. Affirmant la capacité politique du peuple, cette tradition donne à voir une autre conception de la démocratie. Critique à l’égard du régime représentatif, liée à la lutte de classe, elle implique une interprétation différente de la liberté et de l’égalité, une dimension anti-hiérarchique et pluraliste, en conflit avec un État justement susceptible de se renforcer au cours des révolutions. Abensour en donne d’autres exemples historiques, pris en Hongrie, en Allemagne, en Espagne, en Russie, ou encore en France, incluant certaines dimensions de 1968.
Cependant, sans se contenter de ces références à l’histoire moderne, Abensour défend aussi la thèse d’un antagonisme essentiel entre la logique de la démocratie et celle de l’État, c’est-à-dire d’une vocation anti-étatique de la démocratie. Cette réflexion est inséparable d’une pensée de la politique, qui distingue avec Hannah Arendt la politique de la domination. Abensour incite à penser, en passant par la lecture de la Critique du droit public de Hegel de Marx, que plus une communauté politique est politique, « plus elle se dresse contre l’État » (p. 98). Cette idée implique donc qu’il puisse y avoir une politique ou une communauté politique autre que l’État, reposant sur la non-domination, à laquelle s’associe l’expérience de la liberté. Cette remise en cause de l’État gagne, en l’occurrence, à être distinguée d’autres critiques partageant le même objet mais exprimant des orientations différentes. Rejetant l’inspiration libérale, qui est cependant peu analysée ici, Abensour récuse l’opposition entre la société civile et l’État car celle-ci valoriserait, dans la première, l’extériorité à la politique ou l’apolitisme. Il rejette de même l’idée d’une « fuite nécessaire dans l’éthique, à distance de la politique, ou même dans l’esthétique » (p.99). Cette conception ne comprend pas que la domination totalitaire ne se définit pas par l’excès de politique mais par « sa destruction systématique jusqu’à porter atteinte à la condition politique des hommes » (ibid.). L’auteur écarte de plus la perspective, présente chez Saint-Simon ou Engels, d’un passage du gouvernement des hommes à l’administration des choses. Enfin, il dénonce la confusion entre non-domination et avènement d’un ordre social harmonieux, non conflictuel, réconcilié, entraînant non seulement la disparition de l’État mais celle de toute communauté politique. Au contraire, à partir de la lecture de ce texte de Marx critiquant Hegel en 1843, Abensour développe d’abord l’idée que la « vraie démocratie » n’entraîne pas la disparition de la politique. Elle en marque plutôt l’accomplissement, considérant que « dans la constitution de la vraie démocratie, la politique se pose en se distinguant de la domination » (p. 125). La logique spécifique de la démocratie, orientée vers la non-domination, a en effet pour signe distinctif et exceptionnel de s’instituer contre l’État. Il en va du moins ainsi quand ce dernier constitue une instance de domination, de détermination, une forme totalisante et unificatrice, aboutissant à un « universel formel et abstrait » (p. 127). Or, c’est par le blocage de cette présomption étatique que devient possible, suivant Abensour lecteur de Marx, une diffusion de l’institution démocratique du social, passant, sous le signe de l’action, par l’irrigation, en tenant compte de leur spécificité, des sphères non politiques par la démocratie, en tant que non-domination et autodétermination du demos.
Cette attention portée à l’idée de démocratie est inséparable, dans la pensée d’Abensour, d’une recherche sur les formes de communauté politique compatibles avec l’émancipation, l’égalité et la liberté. Cependant, même dans sa dimension insurgeante, elle ne doit pas être opposée, selon l’auteur, à l’institution en tant que telle. Au-delà d’un rappel du droit à l’insurrection inscrit dans la constitution de 1793, Abensour tient à inscrire l’insurgeance dans une tradition insurrectionnelle et révolutionnaire, inscrite dans un temps en lien avec des institutions. C’est pourquoi il importe de savoir se tourner vers le passé pour y discerner les institutions émancipatrices participant d’une logique de non-domination. En s’appuyant sur Saint-Just et sa lecture par Deleuze, Abensour signale notamment que l’institution « possède une puissance incitative de nature à faire naître des mœurs, des attitudes, des conduites qui vont dans la direction de l’émancipation qu’elle annonce » (p. 142) et qui peut aussi rendre pensable une démocratie instituante. Au-delà de cette discussion, il faut constater, concernant le rapport au passé politique, que Miguel Abensour n’hésite pas à se référer également à la Grèce antique, en particulier avec Hannah Arendt. Il se plaît d’ailleurs à citer cette dernière : « Tant que nous aurons sur les lèvres le mot politique, nous n’aurons pas interrompu notre lien à la cité grecque » (p. 98). Il y a certainement une inspiration similaire dans l’intérêt manifesté par Abensour pour l’histoire de la démocratie insurgeante et l’attention portée par Arendt au « trésor perdu » des révolutions modernes. Abensour trouve dans la pensée d’Arendt une inspiration majeure pour concevoir La communauté politique des « tous uns », qui donne son titre à l’ouvrage, à partir d’une expression de La Boétie s’opposant au « tous Un » de la domination. L’enjeu, qui continue, selon Abensour, d’orienter sa réflexion, est de parvenir à penser la politique comme un espace d’égalité possible, de relation isonomique, où les antagonismes mêmes font lien, sans mener à la destruction de la communauté politique. Celle-ci se constitue alors comme « totalité ouverte, originale en ce que la totalisation parvient à y faire lien tout en respectant la singularité de chacun au point de donner naissance à une totalité plurielle où fleurit, grâce à l’entre-connaissance, le lien de l’amitié ou la philia » (p. 96). Un pouvoir entre les hommes et avec les hommes serait alors concevable, qui ne peut être confondu avec la domination, puisqu’il s’agit plutôt d’un nouveau tissu relationnel augmentant la puissance d’agir de concert. Cette « esquisse » (p. 97) dessinée par Miguel Abensour d’une pensée du lien, reconnaît, à côté de la nécessité d’une égalité par rapport à la loi et au pouvoir, la nécessité « d’une égalité sociale, car l’égalité politique sans l’égalité sociale n’est qu’une illusion » (ibid..). Le lecteur pourra cependant regretter que ce dernier point ne soit pas davantage approfondi, ce qui aurait par exemple permis de prolonger sous un angle critique et certainement fécond, la discussion avec l’œuvre d’Arendt, où cette affirmation va sans doute moins de soi.
Vers une philosophie politique « critico-utopique »
Un des intérêts principaux de l’ouvrage est d’aider à comprendre l’itinéraire intellectuel de Miguel Abensour. Ce dernier y présente les étapes de la constitution de sa philosophie politique critique ou « critico-utopique », qui s’avère souvent être élaborée à distance des positions dominantes de son temps ou contre celles-ci. Il peut paraître regrettable que les événements sociaux et politiques de ces dernières décennies y soient, par comparaison, relativement peu abordés mais il s’agit d’une limite propre au genre de l’ouvrage, renforcée par la façon de travailler d’Abensour, essentiellement à partir d’autres auteurs. Cette traversée de quelques décennies offre, quoi qu’il en soit, un intéressant parcours des enjeux intellectuels que cette pensée de l’émancipation a pu affronter, en rapport avec son contexte historique, avant de parvenir à son orientation actuelle.
Abensour, après avoir abandonné l’idée d’une thèse sur le jacobinisme, choisit finalement un sujet sur l’utopie, qu’il achève au début des années 1970 sous la direction de Gilles Deleuze. Ce thème demeurera central dans sa réflexion, même s’il se trouve abordé dans une multiplicité de perspectives. Au cours des années 1960 et 1970, Abensour focalise plus précisément son attention sur l’utopie anglo-américaine et la critique marxienne de l’utopie. Il se révèle alors davantage intéressé par la figure d’un Marx « non marxiste », dans la lignée de Rubel, que par les efforts alors influents d’Althusser pour introduire un « nouvel esprit scientifique » dans le marxisme, qui en soulignerait les discontinuités et les ruptures épistémologiques. Assimilant cette démarche à une variante de « marxisme dogmatique et bureaucratique » (p. 52), Abensour juge nécessaire d’écrire un article intitulé « Pour lire Marx », qui défend l’édition de Rubel dans la Pléiade. Il partage en particulier la thèse d’un Marx procédant à une critique unitaire de la société bourgeoise, orientée vers un projet d’émancipation radicale. C’est aussi à cette époque qu’il découvre les travaux d’E.P. Thompson, à partir d’un intérêt initial partagé pour William Morris, ainsi que ceux de Marcuse puis de la Théorie critique. Il en deviendra, à partir de 1974, le principal éditeur en France à travers la collection « Critique de la politique », qu’il dirige chez Payot. Les recherches d’Abensour, intéressées par l’idée de la présence d’une théorie du communisme chez Marx, d’une prévision en tant que forme sociale supérieure, visent d’abord à dépasser l’opposition pétrifiée entre science et utopie, théorisée dans le marxisme. Abensour cherche à déceler dans l’œuvre de Marx un « sauvetage par transfert » (p. 269) de l’utopie, projetée dans le mouvement réel historique du communisme, qui conserve, par le biais d’une philosophie de la praxis, l’orientation vers le futur et à l’altérité propre à l’utopie. Plus généralement, l’étude de l’histoire des utopistes au XIXe siècle le conduit, en s’inspirant de Pierre Leroux, à repérer après le socialisme utopique et en dissidence avec sa descendance orthodoxe, un « nouvel esprit utopique » dans la seconde moitié du siècle. Intégrant des arguments de l’adversaire, sans renoncer à sa visée première, ce nouvel esprit utopique insuffle un nouveau dynamisme. Il assume l’enjeu de réveiller, face à la résignation et à l’acceptation de la servitude, un désir des masses susceptible de contribuer à l’auto-émancipation des dominés et ouvert vers l’inconnu. L’écriture utopique se transforme elle-même ainsi en moment de la praxis révolutionnaire, par exemple dans une inspiration libertaire dans le cas de Déjacque. Au sein même du marxisme, sans oublier les élaborations théoriques plus tardives de Bloch ou Benjamin, Abensour signale, en particulier avec William Morris, la persistance d’une utopie ayant davantage affaire à la question de l’éducation du désir qu’à celle d’une illustration improbable de la vérité.
Alors qu’il termine sa thèse, Abensour rejoint la revue Textures en 1973, en compagnie notamment de Claude Lefort et de Cornelius Castoriadis. Il s’apprête par ailleurs à éditer les premiers livres de sa collection, comprenant, en plus de la publication de Rubel ou d’auteurs de la Théorie critique, (appellation qu’il préfère à celle d’« École de Francfort ») une édition désormais classique du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, parue en 1976. Pour Abensour, le contexte de cette période est bien décrit par un texte de Deleuze de 1975, « définissant le gauchisme comme une remise en question du problème du pouvoir, remise en question dirigée à la fois contre le marxisme et les conceptions bourgeoises » (p. 152). Pourtant, au-delà de l’attention habituellement portée aux travaux d’Althusser et de Foucault, qui aurait le tort de comprendre le totalitarisme comme un « excès de pouvoir », Abensour estime que cette lecture de la situation occulte une constellation originale moins remarquée. Celle-ci se constitue à la même période et tend plutôt à la « redécouverte du politique », qui ne peut être confondue avec un système de pouvoir conçu en tant que rapport de forces. L’anthropologie politique de Pierre Clastres, notamment l’article « Copernic et les sauvages », paru en 1968, a d’abord vivement marqué Abensour par sa mise en évidence de l’existence de « sociétés sauvages » contre l’État. Elle est donc considérée comme un apport précieux de cette époque pour une pensée de l’émancipation. Cette œuvre permet en effet de penser une politique, une institution politique du social qui n’est pas étatique, autrement dit une communauté politique non-étatique et même anti-étatique. Par ailleurs, Abensour a également été impressionné, au cours de ces années, par Le travail de l’œuvre, Machiavel de Claude Lefort. Sa pensée du politique dans son articulation avec le social permet de concevoir une expérience politique de la liberté contre la domination, en lien avec la division originaire du social et la dimension du conflit. Abensour se réfère régulièrement, non sans recul critique, à l’antagonisme que Lefort perçoit à partir de Machiavel, entre le désir de dominer des grands et le désir de liberté du peuple. C’est donc aussi à cette époque qu’il se tourne davantage vers la philosophie politique, qui lui paraît incarner un pôle de résistance à la « scientifisation » (p. 152) de la politique. La réédition de La Boétie s’inscrit dans cette même démarche politique critique envers la domination. L’œuvre, en l’occurrence, tâche d’en repérer la cause, non pas simplement dans les ruses et les stratagèmes des dominants, mais aussi dans un mouvement propre des sujets. Une telle démarche jette un soupçon sur le désir de liberté du peuple. Elle a le mérite d’insister davantage sur sa fragilité, voire son impureté, son ambiguïté, sans cependant perdre de vue, suivant Abensour, la question de l’émancipation et la perspective d’une communauté politique libre.
Cependant, la pensée de Miguel Abensour ne se contente pas de juxtaposer un intérêt pour la question de l’utopie à la redécouverte de la politique. Elle vise en outre à les articuler. Le désir de liberté se soutient en effet aussi, suivant l’auteur, de celui d’une société meilleure et différente, auquel s’attache la notion d’utopie. Le désir de liberté du peuple ne peut donc pas simplement être, par exemple, une réaction défensive au désir des grands de dominer, une négation de la négation. Le désir d’utopie, « actif et offensif » (p. 368), « se développe sur ses propres bases » (ibid.) et sa prise en compte permet aussi de comprendre l’affranchissement possible de la domination, comme processus dynamique, en opposition à la pensée de Lefort. Ce dernier serait en effet amené, suivant Abensour, à identifier abusivement, au nom du péril totalitaire, la non-domination au mythe d’une société réconciliée et homogène, stable qui bannirait le conflit social, faute de voir qu’elle peut s’expérimenter au cours même du conflit et de la lutte. Par ailleurs, l’insistance d’Abensour sur la redécouverte de la politique n’exclut pas du tout un intérêt pour l’analyse et la critique de la domination. Il s’agit plutôt d’y articuler correctement le « paradigme politique » (p. 151). L’intérêt pour la Théorie critique s’inscrit dans cette préoccupation de l’auteur pour le phénomène de la domination, notamment la domination acceptée et intériorisée. En outre, la Théorie critique demeure précieuse pour sa sensibilité au renversement de la raison en son contraire, sa critique de la rationalité qui ne s’identifie pas à un irrationalisme et accepte de poser l’émancipation comme un problème. Mais Abensour lui reproche sa relative indétermination politique, l’assimilation par Horkheimer, contrairement à Adorno, de la politique à la domination et finalement une certaine forme de silence sur les figures de l’émancipation. En lien avec la Théorie critique et surtout à Lévinas, qu’il a notamment pu côtoyer au Collège international de philosophie, dont il a été président entre 1985 et 1987, après Lyotard et Derrida, Abensour a par ailleurs cherché à donner de nouveaux développements à sa réflexion sur l’utopie, en lien avec la question de l’émancipation. Cet intérêt pour l’utopie s’accompagne d’un geste d’approfondissement philosophique, élaborant l’idée d’une « dialectique de l’émancipation », c’est-à-dire d’un renversement de l’émancipation en son contraire, en de nouvelles formes de domination et d’oppression, qui incitent à identifier des points aveugles de l’émancipation afin d’en sauver l’intention initiale. Dans ce cadre, la philosophie de Levinas présente le mérite d’aider à rompre avec la volonté de souveraineté présente dans le projet moderne d’émancipation. Elle ouvre à une pensée utopique de l’altérité et de la rupture absolue à laquelle l’attention portée à la proximité à autrui peut conduire.
Cependant, l’aspect le plus frappant de la restitution de son parcours intellectuel par Abensour demeure son opposition progressive à la philosophie politique à partir des années 1980. Au moment où s’installe un « renouveau de la philosophie politique », Abensour se sent « floué » (p. 158). Il assiste à la restauration d’une discipline académique qui lui paraît liquider l’enjeu de l’émancipation qui orientait, par exemple, les efforts de l’équipe de Textures. Déjà en 1977, avec la revue Libre, en compagnie de Claude Lefort, Marcel Gauchet et Cornelius Castoriadis, Abensour commence à ressentir une ambiguïté, un éloignement partiel à l’égard du projet anti-autoritaire initial au profit d’une restauration du libéralisme politique. Celui-ci est notamment repéré dans la création ultérieure de la revue Le Débat avec Marcel Gauchet et dans l’influence de François Furet. Or, la déception d’Abensour en vient finalement à concerner progressivement Claude Lefort lui-même, avec qui il participe à la revue Passé-Présent dans les années 1980. Abensour lui reproche en effet un passage dommageable de Machiavel à Tocqueville et finalement son rapprochement avec François Furet, notamment dans son interprétation de la Révolution française. Plus fondamentalement, Miguel Abensour rejette l’idée d’une restauration de la philosophie politique traditionnelle, qu’il décèle avec surprise chez Lefort, et qui s’affirme alors sur le plan institutionnel. En s’appuyant sur Hannah Arendt, il met en garde contre la tendance de la tradition de la philosophie politique depuis Platon à occulter la dimension de l’agir politique libre, ou encore l’activité auto-instituante, suivant Castoriadis, au profit d’une logique de domination et de l’ordre placée sous le signe de l’Un. Une philosophie politique digne de ce nom, c’est-à-dire prête à accueillir l’expérience politique dans sa spécificité, se doit au contraire, suivant Abensour, de reconnaître toute la valeur de l’action et de la pensée qui en émane, dans le cadre d’une pluralité essentielle des affaires humaines. Alors, la philosophie politique critique peut s’atteler à sa tâche d’articuler la question politique avec la critique de la domination, en s’orientant vers l’émancipation.
Au terme d’un tel parcours, le lecteur peut être tenté de juger l’ensemble de l’œuvre de Miguel Abensour à l’aune du programme qui s’en dégage ou des promesses qu’elle laisse entrevoir, ce qui rend nécessairement sensible aux lacunes que peut comporter sa mise en œuvre concrète. Par exemple, même si cette œuvre se pense en lien avec la critique de son temps, les transformations sociales, économiques et politiques récentes s’avèrent peu thématisées en tant que telles, en dehors de ce qui concerne le champ intellectuel. En outre, le mode de présentation et le style d’écriture rebuteront quelques lecteurs. Ils ne permettent pas toujours de distinguer immédiatement, dans un ouvrage largement découpé en thèmes philosophiques et n’évitant pas certaines répétitions, ce qui relève de la présentation d’œuvres jugées fondamentales, abordées avec rigueur et précision, et ce que l’auteur assume comme une dimension essentielle de sa propre pensée, dont les pistes de travail s’avèrent parfois en cours d’approfondissement. Cependant, le livre remplit tout à fait son objectif principal. Il témoigne d’une trajectoire libre, fidèle à son inspiration fondamentale, qui n’hésite pas à se renouveler en lien avec différentes disciplines. Surtout, il convainc de la pertinence de ses problèmes fondamentaux. En ce sens, ce livre d’entretien contribue à prouver que les débats contemporains sur l’émancipation gagneraient à prendre davantage en compte l’œuvre de Miguel Abensour et son incitation à réactiver la question politique émancipatrice.