Introduction
Il est aujourd’hui largement reconnu que la Nature est une source de richesse pour nos sociétés. Mais la manière dont cette richesse peut être mesurée est un sujet complexe, en particulier dans nos sociétés occidentales où cette dernière est appréhendée principalement à l’aune d’indicateurs économiques issus de la comptabilité nationale. Or la richesse de la biodiversité est composée d’une grande diversité d’entités très hétérogènes et renvoie à une multitude d’usages directs ou indirects, marchands ou non marchands. Cette difficulté a été soulignée par les économistes tout comme les comptables nationaux en charge de mesurer la richesse d’un pays [1]. Le rapport Stiglitz, Sen, Fitoussi, sur la mesure de la performance économique et du progrès social, commandé par le gouvernement français, dit ainsi (2008, p. 20) : « il est souvent difficile d’attribuer à l’environnement naturel une valeur monétaire ; des ensembles distincts d’indicateurs physiques seront donc nécessaires pour en suivre l’évolution ». Ainsi, la Loi n° 2015-411 du 13 avril 2015 visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse consacre une approche en termes de « tableau de bord » où une diversité d’indicateurs « cohabite » pour guider l’action publique, plutôt qu’un indicateur de type « PIB vert ». Mais l’évaluation monétaire de la biodiversité n’a pas été totalement abandonnée par l’État puisque, depuis la Loi du 31 décembre 2012 de programmation des finances publiques, tout grand projet d’investissement public, d’un montant supérieur à 20 millions d’euros, doit réaliser une évaluation socioéconomique [2] du projet, en intégrant les externalités positives et négatives de ce dernier, et parmi elles les impacts sur la biodiversité.
Cet essai vise à souligner qu’il est peut-être intéressant de passer d’une vision d’économie financière qui consiste à vouloir estimer les richesses économiques fournies par la biodiversité à une vision comptable qui cherche à rendre visible la dette écologique que notre système économique génère.
Pour ce faire, nous proposons de rappeler pourquoi et comment la richesse fournie par la biodiversité a été appréhendée, et comment elle est envisagée aujourd’hui en France par la puissance publique, tout en soulignant les limites des options retenues et la possibilité d’aller vers une évaluation de la dette écologique à partir du calcul des coûts de maintien de la biodiversité.
Mesurer la richesse de la biodiversité : un exercice difficile !
Il est évident que la biodiversité est une source de richesse pour nos sociétés. Ainsi, un espace naturel au sein d’une grande ville va fournir de nombreux services pour la population, qu’il s’agisse simplement de se promener, de se rafraîchir en période de canicule, d’observer les oiseaux pour le plaisir, ou encore de réduire les risques d’inondation. David Pearce, un économiste de renom dans le champ de l’économie de l’environnement, soulignait dès les années 1980 que la biodiversité représentait une forme de capital tout à fait exceptionnelle pour deux raisons principales. Ce capital est tout d’abord souvent plus efficace pour produire un service donné que le capital physique ou humain : par exemple la pollinisation par des insectes est bien plus efficace que par des nano-robots ou des humains. Ensuite il est capable de fournir plusieurs services en même temps là où le capital physique est conçu pour produire un seul et unique service. Une zone humide permet de filtrer l’eau, comme une station d’épuration, mais elle constitue aussi une zone tampon pour les éventuelles inondations, elle offre un habitat pour du gibier d’eau, et une réserve d’eau pour les périodes de sécheresse. Dans nos sociétés où les indicateurs quantitatifs jouent un rôle clé, la traduction de cette richesse en une mesure objective est quelque chose qui semblerait aller de soi. Pourtant, rien n’est moins évident.
D’un point de vue économique, la richesse est souvent associée à l’accumulation de stocks de capitaux, mesurés à partir d’une unité homogène, idéalement monétaire. Or, appréhender la richesse du vivant en termes de stock semble acceptable – mais beaucoup moins le fait de la mesurer à partir d’une seule unité de mesure. En effet, la notion écologique de richesse est associée à l’idée de diversité. Il y a comme deux visions opposées de la notion de richesse : une économique qui repose sur la quantité et une écologique sur la diversité.
Le deuxième problème de la mesure de la richesse de la biodiversité est la traduction de cette dernière en termes monétaires. Pour avoir un prix, il faut des transactions marchandes. Comme l’écrivait Von Mises en 1920 : « là où il n’y a pas de marché libre, il n’y a pas de mécanisme de prix ; et sans mécanisme de prix, il n’y a pas de calcul économique ». [3] Or la biodiversité représente un ensemble d’entités vivantes, allant du gène jusqu’aux communautés animales et végétales, qui, pour des raisons techniques et éthiques, ne sont pas des biens privés échangeables sur des marchés.
C’est donc là un des paradoxes de la biodiversité : bien qu’on reconnaisse qu’elle est source d’une grande richesse pour nos sociétés, la mesure de cette dernière dans une économie de marché n’a rien d’évident.
Trois approches pour mesurer la richesse fournie par la biodiversité
Trois propositions ont été faites pour surmonter ce double problème de la non commensurabilité (la transformation de qualités en quantités) de la biodiversité et de sa non monétisation (la transformation de quantités physiques en valeurs monétaires via les mécanismes de marché).
La première est de considérer que si la richesse économique que représente la biodiversité n’est pas mesurable, il est en revanche possible de procéder à une estimation de la valeur des services écosystémiques qu’elle fournit (Chevassus-au-Louis et al., 2009). Et lorsque ces valeurs ne renvoient pas à des échanges marchands, il est possible d’en proposer des estimations indirectes : une maison a plus de valeur lorsqu’elle offre une vue sur un beau paysage plutôt que sur une rue, des personnes consentent à dépenser des sommes importantes (en transport, en logement, etc.) pour pouvoir bénéficier d’activités de pleine nature pendant leurs vacances, ou encore des entreprises d’approvisionnement en eau investissent beaucoup d’argent pour protéger certains écosystèmes qui fournissent des zones de captages d’eau potable. Tous ces cas de figure offrent l’opportunité d’effectuer des estimations indirectes des valeurs associées à la richesse de la biodiversité, à partir des sommes dépensées par les agents (consommateurs ou entreprises) pour bénéficier de ses services. Les valeurs monétaires ainsi obtenues permettent, une fois agrégées les unes aux autres, de corriger les indicateurs usuels de richesse économique. L’indicateur de ce type le plus connu est l’« épargne véritable », de la Banque Mondiale, qui propose d’ajuster l’indicateur comptable de formation brute de capital fixe (mesure de l’investissement d’un pays) en prenant en compte la destruction du capital naturel que représentent les écosystèmes.
La deuxième proposition est de se focaliser sur des indicateurs qui décrivent les interactions entre les dynamiques économiques et celles de la biodiversité. Ces indicateurs ont plutôt vocation à être « parlants » ou « utilisables » par les décideurs. On distingue généralement deux approches : les indicateurs synthétiques et les tableaux de bord d’indicateurs.
Les indicateurs synthétiques visent à relier des niveaux de consommation ou de production avec des niveaux de destruction de la biodiversité. Le plus connu est sans doute « l’empreinte écologique », qui est l’indicateur clé autour duquel le WWF communique chaque année. Cette empreinte écologique est construite à partir de la consommation finale des ménages (ou des villes ou des pays), et évalue le nombre d’« hectares bio-productifs moyens » qui sont nécessaires pour couvrir cette consommation. Une dette écologique apparaît si le nombre d’hectares nécessaires pour couvrir la consommation est supérieur à la surface du globe lorsqu’on extrapole cette consommation à l’ensemble de la population planétaire.
Les tableaux de bord proposent quant à eux une diversité d’indicateurs de développement durable parmi lesquels on trouvera les indicateurs économiques traditionnels (comme la croissance du PIB), mais aussi d’autres indicateurs associés au « pilier social » et au « pilier environnemental ». Ils ont été développés tout au long des années 1990 par l’ONU à l’échelle internationale et par l’Institut Français de l’Environnement (IFEN) en France (Levrel, 2008). Aujourd’hui le tableau de bord de référence au niveau international est celui des ODD [4] (objectifs du développement durable). La biodiversité est bien représentée dans ce tableau de bord à travers une vingtaine d’indicateurs ventilés dans les objectifs 14 et 15 qui proposent de mesurer la conservation, la préservation et la restauration des écosystèmes et de la biodiversité.
La troisième proposition est de rester cohérent avec le cadre de la comptabilité nationale et de s’en tenir à une version étroite de ce qui est économiquement mesurable, en distinguant la richesse économique d’une part et la richesse sociale et écologique de l’autre. Ainsi les comptes du patrimoine naturel ont été conçus comme incluant des éléments dont on pensait bien qu’il ne serait possible de les mesurer qu’en termes physiques et non monétaires – en partie, comme l’eau, ou en totalité, comme l’air (Vanoli, 2002, p. 443). Ces indicateurs sont renseignés dans ce que l’on appelle les comptes satellites [5] de la comptabilité nationale. À l’échelle mondiale c’est le programme onusien SEEA-EA (System of Environmental Economic Accounting –Ecosystem Accounting) qui coordonne les réflexions et les propositions sur le sujet en matière de normalisation comptable internationale. Des comptes d’étendue d’écosystèmes (surfaces d’habitats) et de condition d’écosystèmes (qualité des habitats) ont été adoptés en 2021 par l’ONU en tant que nouvelles normes comptables internationales, ce qui dans les années à venir va conduire les États à devoir produire de nouveaux indicateurs standardisés sur la biodiversité. Un exemple d’indicateur d’étendue est la surface de forêts dans un pays. Les indicateurs de condition correspondants pourront être l’abondance d’oiseaux forestiers, la quantité de bois mort par hectare, la diversité moyenne des essences présentes dans ces forêts, etc. EUROSTAT joue un rôle significatif dans le domaine en coordonnant les exercices de suivi sur le sujet à l’échelle européenne et en obligeant les pays membres de l’Union européenne à publier des rapports à fréquence régulière pour un certain nombre d’informations environnementales [6]. C’est ainsi EUROSTAT qui va demander aux pays européens de produire des comptes d’étendus et de conditions qui devront lui être remis à intervalles réguliers. Cependant EUROSTAT a voulu aller plus loin que l’ONU sur ce sujet et a aussi été demandé de produire des indicateurs de services écosystémiques non monétaires. Il peut s’agir par exemple du nombre de tonnes de CO2 séquestré par les forêts, de la quantité de sol protégé de l’érosion par ces dernières ou encore d’un indice de fréquentation des milieux forestiers.
L’évaluation monétaire des services écosystémiques de la biodiversité : la valeur tutélaire pour guider les investissements publics
Comme évoqué plus haut, tout projet d’investissement public d’un montant supérieur à 20 millions d’euros doit réaliser ce qui est appelé une évaluation socioéconomique du projet, en intégrant les externalités positives et négatives de ce dernier. Cette évaluation est fondée sur la Valeur actualisée nette (VAN) des projets qui permet d’additionner l’ensemble des bénéfices anticipés, marchands et non marchands, d’un investissement à des horizons temporels variés. La VAN nécessite d’appliquer un taux d’actualisation [7] qui rapporte la valeur des bénéfices futurs à celle des bénéfices de court terme (Quinet, 2013). Pour ce qui concerne les gains et les pertes de bénéfices non marchands, la force publique utilise des valeurs tutélaires (encadré 1) : depuis le début des années 2000, la question se pose de savoir comment établir une valeur tutélaire pour la biodiversité.
Encadré 1 : La notion de valeur tutélaire
La valeur tutélaire est une valeur utilisée par la puissance publique pour guider ses investissements, et que ces derniers contribuent à l’intérêt général. Il existe des valeurs tutélaires pour la vie humaine, le bruit, le carbone, etc. Une valeur tutélaire n’est pas le résultat d’un calcul abstrait de technocrates et/ou d’économistes, mais celui d’une négociation dans laquelle s’expriment (et s’affrontent) des représentations sociales, des méthodes alternatives de calcul économique et des rapports de forces. Ces valeurs sont toujours le résultat d’un compromis entre divers points de vue – portés par des associations, des syndicats, des organisations patronales, des scientifiques, etc. – sur un objet social, et elles permettent de compléter les valeurs marchandes. À titre d’exemple, la justification de la construction d’une autoroute est avant tout fondée sur les gains en temps et la réduction du nombre de morts. Autant de bénéfices sociaux qui ne sont pas de nature directement marchande. Mais la puissance publique veut aussi intégrer dans ce calcul les coûts sociaux de ce type de projet et pas uniquement les bénéfices, comme l’accroissement du bruit dans certaines zones, l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre ou la destruction de la biodiversité.
L’État utilise ainsi une valeur tutélaire pour la vie humaine qui est de 3 millions d’euros (2010), une valeur du carbone de 32 € (2010) la tonne, une valeur pour les nuisances sonores qui oscille entre 0,2€ par voiture et par kilomètre pour une route nationale et 98,6€ en milieu urbain très dense. La valeur du temps est quant à elle calculée à partir d’un référentiel simple : le salaire horaire moyen des utilisateurs de l’infrastructure de transport. Cela conduit à des valeurs qui vont de 8€ pour un déplacement sans motif lorsqu’il est réalisé n’importe où en France à 22€ pour un déplacement professionnel en Île-de-France [8].
Une première tentative du calcul de la valeur tutélaire de la biodiversité, intitulée Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes, a été réalisé en 2009 par le Centre d’analyse stratégique (CAS) (Chevassus-au-Louis et al., 2009). L’idée était d’estimer la valeur des services écosystémiques fournis par les habitats naturels ou semi-naturels du territoire français. La méthode de travail s’inspirait des travaux menés sur le sujet depuis la fin des années 1990 (encadré 2). Compte tenu du manque de données, le rapport n’a proposé des valeurs de référence que pour les forêts françaises. Un calcul a été fait à partir des services écosystémiques suivants : production de bois (75€/ha.), fixation de carbone (115€/ha.), stockage de carbone (414€/ha.), régulation de la qualité de l’eau (90€ /ha.), fourniture d’espace pour les promenades (200€ / ha.), fourniture de zones de chasse (55€/ha.), production forestière autre que le bois et le gibier (10€/ha.). Additionnés, les bénéfices annuels générés par ce type d’écosystème ont été évalués à 970 € par hectare, correspondant à une valeur actualisée nette pour un hectare de forêt française de 35 000 euros.
Encadré 2 : Mesurer la valeur de la biodiversité – d’un écosystème à l’autre
Des exercices d’évaluation monétaire de la biodiversité ont été réalisés depuis la fin des années 1990. Deux d’entre eux peuvent notamment être mentionnés : l’évaluation par Costanza et al. (1997) des bénéfices fournis par la biosphère ; et le calcul du coût de l’inaction politique en matière de conservation de la biodiversité, réalisé par le programme TEEB (The Economics of Ecoystems and Biodiversity, 2010). Dans ces deux cas, ces travaux se sont voulus exhaustifs, c’est-à-dire prenant en compte toutes les formes de valeurs associées à la biodiversité : valeurs d’usage direct (la pêche par exemple), d’usage indirect (la filtration de l’eau par exemple), mais aussi de non usage (la valeur de l’existence de l’ours polaire pour lui-même par exemple). Ceci est nécessaire pour obtenir la Valeur économique totale (VET) de la biodiversité. La VET est estimée en utilisant les mathématiques financières (voir exemple des forêts ci-dessus).
Pour obtenir ces valeurs, Costanza et ses collaborateurs ainsi que le programme TEEB, ont eu recours à la même « méthode de transfert des bénéfices ». Elle consiste à accorder une valeur monétaire aux services écosystémiques fournis par un écosystème donné à partir de la transposition de valeurs déjà obtenues ailleurs pour le même type d’écosystèmes (ce qui permet d’éviter de devoir collecter de nombreuses données sur le terrain), en essayant d’ajuster cette valeur au contexte à la fois biophysique et socio-économique du territoire évalué. Plusieurs bases de données permettent de récupérer ces valeurs. La base de données EVRI (Environmental Valuation Reference Inventory), alimentée de manière volontaire par les scientifiques qui travaillent sur l’évaluation économique de l’environnement, est la plus connue d’entre elles. Pour autant, l’usage de ces bases de données est très délicat car les valeurs qu’on y trouve ont été obtenues à partir de méthodes de calcul économique très différentes (sur lesquelles nous ne revenons pas ici) et qui n’ont donc pas les mêmes significations. Mais on comprend bien que c’est le pragmatisme qui guide ces pratiques. Cependant, les informations disponibles restent souvent trop partielles et ne répondent pas aux exigences techniques qui permettent de transposer les valeurs en question. Ainsi, dans l’exercice du TEEB, seules 3 études issues de la base EVRI pourront au bout du compte être intégrées dans l’évaluation (sur les 1250 études disponibles à l’époque). Malgré ces limites, les auteurs de ces études ont proposé, avec ces méthodes, des estimations de la valeur des bénéfices annuels fournis par les écosystèmes naturels à l’échelle planétaire – 33 000 milliards de dollars (Costanza et al., 1997) – du coût de l’inaction politique – 14 000 milliards de dollars (TEEB, 2010).
Ces techniques d’évaluation monétaire des services fournis par la biodiversité posent de gros problèmes. Ainsi, dans le cadre de l’exercice du CAS, il est délicat d’interpréter le sens des 970 € de bénéfices fournis annuellement par un hectare de forêt française compte tenu de l’absence de prise en compte de nombreux services écosystémiques : protection contre les crues, pollinisation, réduction de l’érosion des sols… La valeur reste incomplète. Et c’est normal. Il n’est jamais possible de prendre en compte l’ensemble des valeurs d’un écosystème. Les défenseurs de cette méthode soulignent que l’objectif d’une valeur tutélaire n’est pas de pouvoir adopter une valeur qui reflète parfaitement l’ensemble des externalités liées à la biodiversité, mais de pouvoir faciliter des comparaisons avec d’autres valeurs. Pour autant, si la valeur est beaucoup plus incomplète que celles attribuées au temps par exemple, alors la biodiversité sera la grande perdante de ces exercices d’évaluation. Cela manifeste une tension entre une exigence de prise en compte de l’ensemble des valeurs économiques de la biodiversité et le manque de robustesse des méthodes mobilisées pour la calculer dans son intégralité.
La biodiversité fournit une diversité de services à nos sociétés, comme souligné plus haut. Mais c’est justement cette diversité qui rend impossible le calcul d’une valeur exhaustive de la biodiversité, à partir de la somme des valeurs de tous les services qu’elle fournit, et qui puisse être intégrée dans nos indicateurs de richesse économique. Cependant, il reste pertinent de s’intéresser à la perte de valeur monétaire associée à la destruction de certains services écosystémiques lorsque cela a un sens clair pour une activité précise. À titre d’exemple il semble tout à fait pertinent de pouvoir proposer une évaluation monétaire de la perte de productivité d’une parcelle agricole lorsque des populations d’abeilles ont disparu. Il ne s’agit pas ici d’une évaluation de la valeur de ces abeilles, mais bien d’une évaluation d’un service spécifique ayant un sens spécifique pour une activité économique donnée : une valeur d’usage bien délimitée. Ce qui est à bannir des exercices d’évaluation économique de la biodiversité, ce sont les estimations des valeurs d’existence de la biodiversité n’ayant aucun rapport avec l’économie réelle, les méthodes de transfert de bénéfices dont les carences ont été largement démontrées et l’agrégation de valeurs hétérogènes visant à obtenir une VET dont on sait qu’elle génère systématiquement une sous-estimation de la valeur de la biodiversité.
Valeur financière vs coût de maintien de la biodiversité.
Deux options s’offrent finalement pour une évaluation de la valeur économique de la biodiversité : se focaliser sur les valeurs d’usage, mais obtenir une évaluation partielle ; ou bien prendre en compte toutes les valeurs de la biodiversité, mais avoir un montant qui a peu de sens d’un point de vue opérationnel. Dans les deux cas, on peut ressentir une certaine frustration : soit du fait du caractère partiel du résultat obtenu ; soit parce que l’évaluation des services écosystémiques a été en principe exhaustive, mais repose sur des méthodes qui peuvent être contestées. C’est ce qui s’est passé dans les années 1990 aux États-Unis : les évaluations monétaires de la biodiversité fondées sur les consentements à payer des populations, et qui permettaient de justifier du montant d’un préjudice écologique dans le cadre des marées noires, ont toujours été refusées par les tribunaux (sauf pour le cas de l’Exxon Valdez ; Thompson, 2002). Ceux-ci considèrent que ces préjudices doivent être évalués à l’aune des coûts de restauration compensatoire et non pas au regard des valeurs économiques établies à partir des préférences des consommateurs (Levrel et al., 2012). En France, les cours de justice ont commencé à adopter le même type d’évaluation très récemment, par suite de la reconnaissance du préjudice écologique dans la loi pour la reconquête de la biodiversité de 2016.
Cette méthode, fondée sur les coûts de maintien de la biodiversité et non pas sur les valeurs fournies par les services qu’elle délivre, a en fait beaucoup de sens aujourd’hui au regard des objectifs normatifs mentionné dans la Loi ou dans des programmes politiques. La Directive cadre sur l’eau de 2000 et la Directive cadre stratégie pour le milieu marin de 2008 visent à restaurer le bon état des masses d’eaux terrestres et marines, la Loi sur la reconquête de la biodiversité de 2016 stipule que tout projet d’aménagement doit respecter une « absence de perte nette de biodiversité », le Plan climat vise à une « neutralité carbone » et la Loi Climat-Résilience de 2021 souligne qu’il faut atteindre l’objectif de « zéro artificialisation nette » : la neutralité écologique est ainsi devenue un nouvel avatar du développement durable et les méthodes économiques qui sont développées pour calculer la dette écologique sont envisagées à l’aune du coût, supporté par la collectivité dans son ensemble, de l’atteinte de ces objectifs. La valeur tutélaire de la biodiversité et la valeur tutélaire du carbone sont basées sur ces principes en 2022.
Cette approche par les coûts de maintien ne repose pas sur le consentement individuel à payer des individus – lié à l’individualisme méthodologique de l’économie néo-classique – mais s’appuie sur un consentement social (collectif) à payer pour atteindre un certain niveau de production de biens publics fournis par la biodiversité, via le respect de lois voté par des représentants démocratiquement élus. Cela constitue un changement de paradigme extrêmement important pour prendre en compte l’ensemble des valeurs de ce bien collectif qu’est la nature.
Au-delà des principes éthiques et politiques qui peuvent justifier cette approche par les coûts, cette méthode a trois avantages techniques par rapport à l’évaluation des bénéfices fournis par la biodiversité (Levrel et al., 2014) : elle est peu coûteuse à mettre en œuvre, car les coûts estimés renvoient à des méthodes d’ingénierie écologique bien connues ; elle est relativement simple à comprendre, et les incertitudes liées à ces calculs sont assez faciles à expliquer ; et enfin, en principe, elle prend en compte l’ensemble des bénéficiaires des services fournis par la biodiversité [9], car elle vise à maintenir l’écosystème dans toutes ses composantes.
Une question essentielle aujourd’hui est de savoir comment ces estimations peuvent être reprises et capitalisées dans un exercice standardisé, notamment comptable. En effet, la richesse d’un pays est encore principalement mesurée à partir des agrégats de la comptabilité nationale (encadré 3).
Encadré 3 : Vers une comptabilité des coûts écologiques non payés
À l’échelle de la France et de l’Europe, la Chaire comptabilité écologique propose d’utiliser la notion de coûts écologiques non payés (CENP) pour renseigner ces coûts de maintien de la biodiversité dans un cadre comptable. Les CENP correspondent à la différence entre les coûts que la société (ménages, administrations et entreprises) consent à payer aujourd’hui pour respecter les standards en matière d’objectifs de conservation de la biodiversité et les coûts que la société devrait consentir pour réellement respecter ces standards de conservation (Vanoli, 2015). Les comptes satellites de l’environnement nous permettent ainsi de savoir que les administrations, les ménages et les entreprises dépensent aujourd’hui 2,2 milliards d’Euros par an en matière d’actions en faveur de la conservation de la biodiversité, mais on sait que ces dépenses sont totalement insuffisantes pour atteindre les objectifs d’absence de perte nette de biodiversité, de bon état des masses d’eaux terrestres et marines, de zéro artificialisation nette des sols. Des études récentes tentent d’évaluer les coûts nécessaires à l’atteinte de ces objectifs politiques pour évaluer les CENP. À titre d’exemple, il a été montré que l’atteinte de la réduction de moitié du rythme de l’artificialisation nette des sols à l’horizon 2030 pourrait générer un CENP situé entre 154 milliards et 632 milliards d’euros pour les 10 ans à venir (Gonon et al., 2021).
Les CENP nous indiquent ainsi combien la société devrait payer, en plus de ce qu’elle paie aujourd’hui, pour respecter ses engagements légaux et politiques en matière de conservation de la biodiversité. Mais comme il s’agit bien de coûts non payés en faveur de la biodiversité, le montant de ce coût peut être assimilé à une dette que nos sociétés accumulent vis-à-vis de la nature chaque année.
Conclusion
Il existe un enjeu clé à articuler les principes qui guident la mesure de la richesse d’un pays et ceux qui guident la mise en œuvre d’investissements au niveau des entités micro-économiques. Les coûts de maintien peuvent à cet égard offrir une piste concrète pour proposer un système comptable harmonisé allant des organisations privées jusqu’à la comptabilité nationale.
Cela permettrait de faire apparaître la dette écologique contractée par toutes les formes d’organisations dans leurs activités quotidiennes, mais aussi la dette écologique qui s’accumule à l’échelle d’un pays, à mesure que la richesse financière de ce dernier augmente. Cette comptabilité écologique doit pouvoir offrir une nouvelle assiette fiscale pour les politiques incitatives de l’État, faire prendre conscience du « poids de la dette » écologique nationale et offrir un outil de médiation pour faciliter les débats sur ce que signifie la notion de richesse dans un contexte de nécessité d’une transition écologique de notre système économique.