Et si le bovarysme, ou le donquichottisme, qui se projettent dans les personnages, était la bonne manière de lire les romans ? Tel est le paradoxe filé par M. Decout dans un essai provocant.
Et si le bovarysme, ou le donquichottisme, qui se projettent dans les personnages, était la bonne manière de lire les romans ? Tel est le paradoxe filé par M. Decout dans un essai provocant.
Maxime Decout nourrit un goût prononcé pour le genre de l’éloge paradoxal. De la mauvaise foi en principe littéraire fondamental à l’imitation ou l’imposture comme pratiques d’écriture supérieurement fécondes, il se dessine au fil de ses essais une ligne directrice du contrepied, voire de la provocation, où l’ironie sous-jacente marque un désir de complicité avec le lecteur [1]. L’humour et l’oblique caractérisent également la démarche de son dernier essai, Éloge du mauvais lecteur : dans celui-ci comme dans ses précédents livres, l’inversion des pôles de valeur met en branle la pensée, pour explorer dans une logique carnavalesque ce qui sous-tend les axiologies littéraires occidentales, nos façons canonisées de lire et de penser la littérature.
M. Decout propose dans ce livre ce qu’il appelle une « formation à la mauvaise lecture », qui consiste à s’affranchir des a priori axiologiques et épistémologiques négatifs pesant sur les manières de lire qui dérogent aux conventions académiques (souveraineté de l’Auteur, lecture suivie et linéaire, implication raisonnée dans la lecture). À partir d’une synthèse historique des représentations de la (mauvaise) lecture dans la modernité occidentale, M. Decout propose un panorama des manières de mal lire et une galerie de portraits des mauvais lecteurs tels qu’on les rencontre sous les traits de personnages de fiction – au risque de produire à son tour un nouveau personnage-type, celui d’un mauvais lecteur … idéal.
En première partie d’ouvrage, M. Decout dresse une synthèse historique des définitions principales de la mauvaise lecture telle que cette dernière se trouve représentée dans les textes fictionnels ou dans des écrits de gens de lettres, davantage que véritablement théorisée de manière critique. L’appareil de notes, s’il renvoie aussi bien à des « classiques » de la critique littéraire (notamment autour des théories de la lecture, depuis les années 1970 : Wolfang Iser, Hans Robert Jauss, Umberto Eco, Gérard Genette, etc.) qu’aux réflexions actuelles sur les études cognitives, en passant par un fin repérage d’articles au sein de collectifs monographiques (dont beaucoup sont accessibles en ligne, témoignant d’un travail de vigie sur l’actualité critique qui privilégie les débats récents ou actuels) est succinct, la pensée laissée libre – voire encouragée à l’émancipation.
Deux mouvements principaux se dégagent au fil de cette synthèse, liés tous deux à un dérèglement de l’identification – une notion-pivot autour de laquelle s’organisent les réflexions comme les portraits qui jalonnent ce livre. Ainsi la mauvaise lecture serait-elle en premier lieu celle, bovaryenne ou quichottienne, qui encourage l’imitation dans un mouvement du livre vers soi, au risque de la contamination de notre perception du réel par la lecture. Une seconde forme de mauvaise lecture présente alors l’envers de celle-ci, et repose sur la projection de soi dans un mouvement inverse de saturation de l’expérience littéraire par la biographie du lecteur.
C’est au XVIIIe siècle que se formalise une hantise collective et déjà ancienne de la mauvaise lecture, cristallisée autour de l’un des plus éclatants ravages d’une projection collective irraisonnée dans la littérature : le « syndrome de Werther », du nom du célèbre héros de Goethe. Ainsi le premier volet historique de la mauvaise lecture est-il intrinsèquement lié à la crainte d’une puissance excessive du livre, sa capacité à nous prendre au piège de l’immersion fictionnelle [2].
Face à cette menace, M. Decout montre que s’est constituée à partir du XVIIe siècle, pour atteindre sa pleine puissance au XXe, une figure rédemptrice du bon lecteur, capable de décrypter les œuvres et, en mettant en lumière les rouages de celles-ci, de les désamorcer. S’opposent ainsi l’idéal-type qui peu à peu s’impose du lecteur modèle, fondé sur la coopération (Umberto Eco) comme vertu cardinale [3], et une réalité difficilement saisissable, parce que tributaire des idiosyncrasies personnelles et matérielles, qui serait celle du lecteur « réel », dans une dimension pragmatique. S’esquisse par là une proposition de périodisation des discours sur la lecture jusqu’au XXIe siècle, où M. Decout diagnostique un nouveau basculement : l’ambition de la lecture désormais, dans un effet de renversement axiologique, consisterait à retrouver le charme et l’emportement d’une lecture « naïve » longtemps décriée.
Deux pôles délimitent le spectre sur lequel se répartissent les infractions au contrat de lecture par lequel M. Decout définit la mauvaise lecture : l’hyper-sensibilité d’une part, et l’hyper-rationalité de l’autre – qui transcrivent dans une perspective cognitiviste la partition morale entre lecture « naïve » et lecture « savante ». Partant de la manière dont diverses théories de la lecture (la « collaboration » d’Eco, l’« horizon d’attentes » de Jauss, le « jeu » de Michel Picard) analysent les modalités de programmation de l’activité herméneutique et lectrice par le texte, M. Decout synthétise ainsi la mauvaise lecture comme une position de rébellion.
Cette dernière se décline en trois types : lecture de l’écart par rapport au programme thématisé dans le texte ; lecture contrefactuelle, voire belliqueuse, qui modifie les paramètres de production du texte (de l’identité de l’auteur aux événements historiques réels, par exemple, comme dans La Réfutation majeure de Pierre Senges (2004)) et met ainsi en évidence la relativité du cadre conceptuel de l’interprétation ; lecture excessivement rigoureuse enfin, voisine de la folie, qui rabat la littérature sur la scène sociale et déréalise la seconde au profit de la première. Très vite, la thèse paradoxale du livre s’affirme : la mauvaise lecture constituerait l’horizon du bon lecteur, le paradis perdu des doctes rêvant de retrouver le rapt de l’enfance à la lecture, à la manière de Sartre invoquant dans Les Mots Pardaillan, le héros de ses lectures d’enfance [4], de Barthes, de Proust encore. Se défaire du critique en soi devient ainsi l’espoir ultime de la lecture contemporaine, qui chercherait à raviver la flamme d’un désir tout pur de fiction. La « mauvaise lecture » apparaît alors comme un acte d’affranchissement, aussi bien pour l’affirmation de la liberté du sujet que dans un effort de déprise des systèmes de réception et d’interprétation dominants.
À ce faux procès de la mauvaise lecture défilent ainsi plusieurs accusés : le désir déréglé, touchant parfois au fétichisme, qui étouffe l’œuvre de son emprise maniaque (comme dans Cinéma, de Tanguy Viel, 2000) ; la jalousie, voire la haine contre l’auteur, fondée sur un rapport de désir triangulaire [5] et nourrie par les débats autour de la mort de l’auteur des années 1970 (de Borgès (Examen de l’œuvre d’Herbert Quain, 1965) à Éric Chevillard (L’œuvre posthume de Thomas Pilaster, 1999 ; Démolir Nisard, 2006) ; la lecture buissonnière, voire interventionniste, qui profane la souveraineté de l’artiste – et parfois menace la vie de celui-ci (Stephen King (Misery, 1987) ; la lecture bricoleuse enfin, affabulatrice, créatrice elle-même, et de toute pièce, d’une œuvre seconde qui réduit la première au statut de tremplin, voire de prétexte. La défense, sous la plume de M. Decout, renverse l’accusation de négligence qui pèse sur le mauvais lecteur pour reconnaître derrière ces différentes pratiques une réception particulièrement perspicace, y compris dans ses plus grossiers outrages : sauter des passages, lire la fin en premier, et jusqu’à réécrire des épisodes, serait en réalité le fruit d’une attention scrupuleuse au texte, qui subvertit la doxa littéraire moderne du sens littéraire. Le mauvais lecteur nous pousse à renoncer à « croire que tout, dans un texte, est significativement nécessaire et nécessairement significatif » (109).
L’essai procède par induction, partant d’une lecture de près pour en venir à la théorisation. Le mauvais lecteur tel que l’envisage ici M. Decout redessine la carte du littéraire, il en parcourt les friches et en déplace les frontières à sa guise – jusqu’à inventer des auteurs, des œuvres (Fragments de Lichtenberg, de Pierre Senges (2008)) ou des genres fantômes (par exemple le roman américain dans La Disparition de Jim Sullivan, de Tanguy Viel (2013).
Des pratiques de lecture plurielles trouvent ainsi une place au sein de ce contre-Panthéon, dont les murs s’élargissent pour que s’avouent les lectures de survol, les lectures en pointillés, lectures spontanées et non suivies : un inventaire possiblement infini de manières de lire, que M. Decout ne déplie pas ici mais pour lesquelles il aménage un espace théorique de revalorisation. Opposant à partir des termes traditionnels du débat lecture globale et lecture fine, M. Decout émet l’hypothèse que la première puisse entraîner une compréhension du livre aussi bonne, si ce n’est meilleure, que la seconde. Emboîtant ici le pas à Pierre Bayard [6] qui a publié dans la même collection, il contribue à développer un domaine de recherche progressivement investi au cours de ces dernières années, et qui met en question la « lecture littéraire » institutionnalisée dans les cercles professionnels, par la critique et dans les lieux d’enseignement [7], à l’aune d’autres pratiques lectorales, points aveugles de la théorie tant face à la difficulté d’étudier la lecture comme pratique incarnée que, peut-être surtout, du fait d’une axiologie implicite des études littéraires.
Au sortir de cet ouvrage, empli d’admiration pour la virtuosité de ces mauvais lecteurs en même temps que d’effroi face à leurs audaces, on se trouvera toutefois confronté à une évidence, qui sous-tend cette lecture sans toujours s’expliciter : le mauvais lecteur, chez Maxime Decout, n’en est pas vraiment un. Lecteur perspicace, agile, toujours aux aguets, il renvoie aisément à ses pourfendeurs les accusations de négligence, d’incompétence ou de mauvaise volonté que ceux-ci lui opposent, et finit par constituer, par bien des aspects et toutes proportions gardées, un nouvel idéal de lecteur.
La perspective générale de cette étude, on l’a dit, est axiologique avant tout. Elle prend appui sur les jugements de valeur qui président aux partages institutionnels et théoriques entre « bonne » et « mauvaise » lectures, et à l’établissement des hiérarchies qui font de la lecture « naïve » une figure-repoussoir face à la lecture « savante », pour en renverser les pôles – au risque, peut-être, d’ériger au travers de son « mauvais lecteur » une nouvelle figure-type, un mode opératoire idéal de la lecture postmoderne : ni naïve, ni savante, mais recréant à partir de sa science le charme de la naïveté.
Contrairement aux initiatives citées plus haut, qui inventent des protocoles et des outils pour recenser des pratiques de lecture réelles, incarnées, les travaux de Maxime Decout s’inscrivent dans une perspective interne aux textes, loin de toute tentative de saisir le lectorat dans sa diversité sociologique. Ce mauvais lecteur est donc, avant tout, une figure symbolique. Si ces analyses dessinent un faisceau à travers lequel M. Decout peut saisir les inflexions principales d’une axiologie occidentale de la lecture au fil de la modernité, pour en révéler les impensés comme les figements, elles ne permettent pas d’interroger ce que la didactique traditionnelle, par exemple, considère comme une lecture mauvaise, ou de se confronter à la diversité des pratiques de lecture selon différents contextes.
Surtout (et cette dernière réflexion s’en fait l’illustration !), le livre épargne curieusement celui qui, dans cette perspective, mériterait pourtant le titre de pire lecteur de tous : le lecteur professionnel, maniaque suprême, qui exploite le texte et en traque les vulnérabilités par métier. Celui-ci cumule dans sa pratique un peu des défauts de chacun des mauvais lecteurs qui défilent dans ces pages ; celui-ci – que le narrateur Decout, universitaire et critique de profession, par moments incarne [8] – méritait sans doute un commentaire plus appuyé, ne serait-ce que pour parachever la dimension réflexive de ce joyeux parcours.
par , le 6 mai 2021
Morgane Kieffer, « La lecture et ses variants », La Vie des idées , 6 mai 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Maxime-Decout-Eloge-du-mauvais-lecteur
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[1] Voir ses derniers ouvrages, tous publiés justement dans la collection « Paradoxe » des Éditions de Minuit : En toute mauvaise foi, 2015 ; Qui a peur de l’imitation ?, 2017 et Pouvoirs de l’imposture, 2018.
[2] À ce titre, par exemple, on peut regretter que les analyses fondamentales de Jean-Marie Schaeffer ne fassent pas l’objet d’une discussion plus précise quant aux enjeux de ce que celui-ci appelle « la feintise ludique » (« immersion mimétique d’un côté, neutralisation de ses effets pragmatiques de l’autre », Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Éditions du Seuil, 1999, note 38, p. 162), en lien avec d’autres théoricien.nes de la fiction – Thomas Pavel, Gerald Prince, Kate Hamburger, Françoise Lavocat ou Nancy Murzilli – dont les débats des dernières décennies nourrissent intensément nos approches littéraires contemporaines).
[3] M. Decout souligne que la frontière qui la sépare d’une forme implicite de soumission est aisément franchissable.
[4] Il s’agit de l’un des personnages principaux de la série des Pardaillan, de Michel Zévaco, parue d’abord sous la forme d’un feuilleton dans la presse, entre 1905 et 1918.
[5] M. Decout s’appuie là sur les analyses que mène René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.
[6] Pierre Bayard, Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ?, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2007.
[7] Voir par exemple les travaux de Jérôme David (« Le premier degré de la littérature », Fabula-LhT, n° 9, « Après le bovarysme », mars 2012 ; le séminaire proposé par Chiara Bemporad et Gaspard Turin à l’UNIL, en 2016, intitulé « Approches de la lecture littéraire dans l’enseignement », et les travaux qui prolongent ces questions en les articulant avec des enjeux didactiques, par exemple ceux d’Anne-Claire Marpeau (Emma entre les lignes : réceptions, lecteurs et lectrices de Madame Bovary de Flaubert, thèse soutenue le 21/09/2019 à l’ENS de Lyon) ou de Raphaël Baroni (Les Rouages de l’intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l’analyse des textes littéraires, Genève, Slatkine Érudition, 2017 ; et le projet FSR qu’il porte avec Gaspard Turin au sein de l’UNIL (« Pour une théorie du récit au service de l’enseignement »)
[8] Par exemple lorsqu’il prend le narrateur des Fragments de Lichtenberg de Pierre Senges à son propre jeu, et retourne in extremis le mécanisme du roman contre lui-même (voir p. 124-130, et p. 128 en particulier).