En plein cœur de l’épidémie de Covid-19, la perspective de devoir « trier » les patient·es compte tenu de l’insuffisance des capacités hospitalières a suscité un très vif émoi dans le débat public, justifiant notamment la mise en œuvre des différents confinements [1].
Pour autant, les pratiques de sélection forment en réalité l’ordinaire du fonctionnement du système de santé, tant en ce qui concerne l’offre de soins que les actions de prévention. C’est ce que rappelle la sociologue et médecin Maud Gelly dans un ouvrage qui comble un angle mort de la littérature de plus en plus étoffée sur les inégalités sociales de santé : l’entrée par les politiques publiques [2].
La chercheuse s’emploie ainsi à montrer de quelles manières et sur quels critères ces dernières contribuent « à des processus de privation qui produisent une répartition inégale des biens de santé » (p. 19). Cependant, elle ne se contente pas de rappeler que les acteurs situés aux différents niveaux de l’action publique, des sommets de l’État jusqu’aux agents en contact direct avec les usagers du systèmes de santé, établissent volontairement des ordres de priorité de ces derniers en fonction de différents critères que l’on veut impartiaux et rationnels [3], mais également et surtout que ces derniers contribuent également indirectement par certains de leurs choix et de leurs actions à opérer d’autres types de sélection sur des critères sociaux largement impensés.
Afin de mettre en évidence ces logiques de « tri » ordinaires de patient·es, Maud Gelly croise les données issues de sa thèse de sociologie réalisée au début des années 2010 et qui portait sur les pratiques de dépistage dans différents centres privés et associatifs de la région parisienne, et celles d’une enquête menée en binôme avec Alexis Spire sur la prise en charge du Covid au sein d’un groupe hospitalier public de la région Grand-Est, menée entre juin 2020 et septembre 2021. L’analyse consiste à resserrer progressivement la focale spatio-temporelle au fil de trois parties dont le contenu alterne d’un chapitre à l’autre entre les deux terrains d’enquête.
Des déterminants sociaux dans l’angle mort
Dans un premier temps, la sociologue s’intéresse ainsi à la construction des politiques publiques de de santé qui fait intervenir à des degrés divers des acteurs étatiques, mais aussi non-étatiques auxquels sont délégués certaines missions. Partant du postulat que « toute politique publique suppose la préconstruction de catégories pour identifier ses cibles, et [que] toute nomenclature porte la trace d’un projet [consistant indissociablement à] "décrire le monde et agir sur lui" » (p. 32), comme l’avait notamment bien montré le grand sociologue de la quantification Alain Desrosières [4], Maud Gelly part à la recherche des agents qui établissent les publics cibles des deux politiques de santé étudiées et des opérations qu’ils mettent en œuvre pour ce faire. Dans le cas du VIH/Sida, elle montre ainsi à partir du dépouillement des archives de l’association AIDES et de l’analyse des recommandations émises par les autorités sanitaires comment la commercialisation des trithérapies en 1996 a constitué un tournant dans la politique de dépistage du virus en favorisant simultanément son extension et son ciblage sur les groupes considérés comme « à risque » – homosexuels masculins et immigrés –, dans l’objectif de freiner l’expansion des contaminations. Alors que de vives résistances l’ont emporté contre les velléités d’imposer un dépistage systématique sur fond de forte stigmatisation des personnes séropositives dans la deuxième moitié des années 1980, ancrant le principe du volontariat dans le dépistage du VIH, les associations de lutte contre le Sida, comme AIDES, se rallient à la politique de promotion et d’incitation portée par les autorités sanitaires une fois les traitements accessibles. Il s’agit selon les mots de ses dirigeants d’« occuper le terrain de notre place communautaire avant que d’autres ne l’occupent avec une logique plus coercitive », comme l’énoncent les membres de son conseil national en mars 1997 (p. 41). Au début des années 2010, les pouvoirs publics tentent de combiner universalisme et ciblage des populations les plus exposées en essayant d’enrôler les médecins généralistes dans la proposition de tests, mais sans beaucoup de succès, à côté des deux piliers déployés jusque-là, l’accueil au sein des centres de dépistage anonyme et gratuit (CDAG) créés en 1988 et un dépistage « par les pairs » pour les populations présentant la plus forte incidence d’infection délégué aux associations.
Cette division du travail de santé publique qui penche fortement sur ce dernier pied au nom d’un sens commun partagé par les acteurs concernés selon lequel il vaut mieux se focaliser sur les populations les plus infectées occulte cependant les inégalités face au risque de décéder précocement des suites de la contamination par le VIH, qu’une régression logistique sur les données disponibles permet de mettre en évidence et qui auraient pu inspirer une autre politique de test. Alors que pour les femmes, le facteur prépondérant est la nationalité, chez les hommes, celui-ci ne joue pas d’effet significatif, contrairement à l’appartenance socio-professionnelle, les membres des professions intermédiaires et d’exécution étant surexposés.
En ce qui concerne la crise du Covid, dont d’autres sociologues ont bien montré combien elle avait révélé la désorganisation du système de décision sanitaire français [5], l’autrice rappelle la décision initiale du président de la République de contourner les instances officielles en créant un groupe de travail ad hoc puis une conseil scientifique fortement dominé par les médecins, notamment les infectiologues spécialistes du VIH, et évinçant les sciences fondamentales et les représentants de malades et usagers des services de santé. Or, la préconisation de ce conseil de limiter le confinements aux plus de 70 ans a été écartée par le gouvernement qui l’a imposé à l’ensemble de la population, de même qu’il est allé à l’encontre de l’avis du Haut conseil de la santé publique (HCSP) pointant l’absence de données cliniques portant sur les effets de l’hydroxychloroquine en en autorisant la prescription sans la conditionner à l’inclusion dans un essai clinique, et a ainsi fortement perturbé celui déjà lancé à l’échelle européenne, Discovery, ironiquement piloté par la France. Faute d’édicter des consignes claires, l’Agence régionale de santé (ARS) du territoire de l’enquête et ses injonctions à la rationalisation (fusion d’établissements, fermetures de lits et externalisation de certaines activités) s’est avérée unanimement pour les responsables hospitaliers rencontrés par les chercheurs comme un obstacle plutôt qu’un facilitateur et ceux-ci ont dû par eux-mêmes trouver les solutions pour tenter d’accueillir l’afflux de patient·es gravement atteints, par la surmobilisation notamment de leurs personnels, y compris affectés. En fin de compte, au-delà de la désorganisation, c’est cette fois l’absence de ciblage des actions de prévention et de soins dans le cas du Covid qui a exercé un effet inégalitaire en contexte de pénurie de biens de santé en restant aveugle aux déterminants de classe de l’exposition à la maladie et à ses complications.
Dans la mécanique du tri
Descendant d’un étage dans la chaîne de l’action publique, Maud Gelly s’intéresse ensuite aux acteurs intermédiaires qui procèdent à l’ajustement entre « l’offre et la demande de biens de santé » en tenant compte des cibles définies par les pouvoirs publics. Dans le cas du dépistage du VIH, la chercheuse met tout d’abord en évidence les différents ressorts qui ont amené les salariés des CDAG publics et associatifs à s’impliquer dans les activités de dépistage en analysant leurs trajectoires biographiques. Alors que pour les infirmières et infirmiers, il s’agit principalement d’échapper à l’usure du travail hospitalier, pour les médecins, pour qui le dépistage représente une part mineure du temps de travail, cette activité correspond davantage à des dispositions militantes le plus souvent non activées ailleurs et une conception « globale » de la médecine qui ne se limite pas au soin. Enfin, les salariés et bénévoles associatifs non soignant·es, qui depuis novembre 2010 ont l’autorisation de pratiquer des tests, cet investissement répond souvent à des expériences de stigmatisation qui ont suscité chez elle un sentiment de solidarité avec les populations ciblées et compensent, pour les premiers, des conditions d’emploi et de travail dégradées. La technique du counseling à laquelle elles et ils sont formés consiste à mener des entretiens non-directifs centrés sur la personne accueillie qui, dans un temps contraint, s’avèrent discriminant pour les usagères et usagers disposant de ressources culturelles et langagières moindres, ce que leur réticence à objectiver quantitativement les propriétés sociales de ces derniers empêche de visibiliser.
Dans le cas du Covid, Maud Gelly s’intéresse d’abord au changement des règles routinières qui s’est opéré dans les hôpitaux, avec d’une part la déprogrammation de soins jugés moins urgents que la prise en charge des malades du Covid, et d’autre part la formalisation de critères d’accès à la réanimation. Or, dans le premier cas, la mesure a eu des effets inégalitaires dans la mesure où les patient·es les moins dotés sont moins prompts à recourir à la médecine de ville et à la téléconsultation, mais aussi à reprendre rendez-vous une fois le pic épidémique passé, sans compter qu’ils sont surexposés aux pathologies chroniques dont les complications en cas d’interruption du suivi peuvent être délétères – ce qui s’est traduit par exemple concrètement par une hausse des amputations des membres inférieurs pour les personnes atteintes de diabète par exemple suite au premier confinement. Dans le second cas, les recommandations des ARS et des sociétés savantes invitaient à tenir compte, en plus de l’âge, du niveau de dépendance et du nombre et de la gravité des comorbidités pour établir l’ordre de priorité d’accès à la réanimation, ce qui là aussi revenait à pénaliser indirectement fortement les membres des classes populaires. Il en est allé de même avec le choix de privilégier la plateforme privée Doctolib pour organiser les prises de rendez-vous dans les centres de vaccination, permettant aux membres des classes moyennes et supérieures, dont la meilleure maîtrise de ces outils a permis de passer devant les autres, y compris en débordant de leur territoire de résidence comme l’illustre l’exemple des centres municipaux de santé de Seine-Saint-Denis.
Les pratiques de tri et leur déni
Maud Gelly consacre enfin la dernière partie aux pratiques concrètes du tri des patient·es au plus près de ces derniers. Dans les centres de dépistage du VIH, la sociologue montre que les agents en charge du dépistage, tout en ayant parfois conscience du fait que le rapport à la prise de parole est socialement situé, différencient leur action entre ceux qui se rapprochent de leur conception du « client idéal » ou au contraire du « mauvais client », suivant les catégories usuelles en sociologie du travail. En l’occurrence, les seconds correspondent aux patient·es qui ne parlent pas ou peu et « résistent » d’une manière ou d’une autre à l’offre pédagogique, ce qui se traduit concrètement par des interactions plus courtes et standardisées, plus injonctives et plus pauvres en explications, alors même qu’il s’agit de personnes majoritairement récemment immigrées appartenant aux classes populaires. Comme cela a pu du reste être observé par ailleurs sur d’autres agents de guichet, leur pouvoir discrétionnaire « ne s’exerce pas tant pas tant sur la délivrance du service que sur sa complétude » (p. 189), justifié ici par le souci de ne pas gaspiller la ressource rare que constitue le temps d’entretien. Dans le cas de l’hôpital confronté au Covid, la sociologue pointe ce qu’elle qualifie de « mauvaise foi de l’institution » à la suite de Pierre Bourdieu [6], et qui s’incarne ici dans l’écart entre le discours officiel de ses responsables à différentes échelles se réjouissant d’avoir évité de recourir à la sélection des patient·es et sa mise en œuvre concrète par les soignant·es sur fond de démantèlement de l’hôpital public. Contraints de faire avec la pénurie de lits et l’absence au départ de toute recommandation des autorités sanitaires, ces derniers ont dû procéder à des choix qui, au-delà des variabilités conjoncturelles, se traduisait selon la sociologue par un déni de critères objectifs stables au profit de critères plus subjectifs laissant une marge d’appréciation, tel que le degré d’autonomie du malade. Faisant en quelque sorte leur la métaphore militaire mobilisée par le chef de l’État au début de la crise, nombre de soignant·es ont accepté la transgression usuelle de leurs normes professionnelles en assimilant leur contexte à celui d’une médecine de guerre sans remettre en question les réductions continues de la capacité hospitalière découlant de la politique de santé engagée depuis au moins deux décennies. Néanmoins, l’autrice met en évidence des différences dans les prises de position des soignant·es à l’égard de cette nécessité de prioriser et sélectionner les patient·es, suivant leur proximité à la direction hospitalière, la distance aux mourants et l’ancienneté et la proximité aux services comme la réanimation, habitués à ces logiques de tri, qui constituent autant de facteur favorisant l’acceptation de ces pratiques.
Pour autant, les dilemmes moraux et les désaccords quant aux choix qui sont opérés ne sont pas absents ; et la crise du Covid agit en réalité surtout comme un révélateur de la situation plus générale de l’hôpital confronté à la rationalisation budgétaire. Les agents sont ainsi régulièrement contraints d’arbitrer entre des demandes de soin qui excèdent les capacités hospitalières. L’institution a ainsi développé, comme le note la sociologue, des « dispositifs permettant d’ajuster, non pas les ressources aux besoins, mais les "flux" de patient·es aux ressources hospitalières » (p. 216), c’est-à-dire les lits et soignant·es disponibles. Dans l’hôpital étudié, il s’agit notamment d’une « commission des parcours complexes » et d’une « cellule de gestion des flux patients » composée de « bed managers », dont la mission première consiste à réduire la durée moyenne de séjour (DMS) afin de maintenir le coût d’hospitalisation en-dessous de la dotation forfaitaire allouée par les autorités de santé, ce qui passe notamment par le fait de faire sortir les patient·es significativement qualifié·es de « bed blockers » (« bloqueurs de lit ») en reportant leur charge sur leurs proches, ce qui de nouveau affecte en priorité les classes populaires.
En fin de compte, au-delà de leurs nombreuses différences – abondance de moyens et absence de compétition, sensibilité des agents aux inégalités sociales de santé, du moins face à la contamination mais non face au décès, dans le cas du dépistage du VIH, pénurie de ressources, compétition intense et absence de prise en compte des inégalités sociales de santé dans le cas de la prise en charge hospitalière du Covid –, les deux situations comparées dans cet ouvrage se complètent bien plus qu’elles ne s’opposent et permettent de mettre en évidence la production d’inégalités sociales de santé par omission [7] à l’œuvre dans l’action publique aux différents échelons de sa mise en œuvre. Cette perspective est transposable dans bien d’autres domaines, tels que l’éducation comme le note Maud Gelly elle-même, et vient frontalement remettre en cause la dynamique de redéploiement de l’État à l’œuvre sous l’égide de la « Nouvelle gestion publique », qui consiste à chercher à faire « mieux avec moins » en important les outils et perspectives managériaux du secteur privé lucratif dans l’administration. Sur le plan scientifique, la double-enquête de la chercheuse enrichit ainsi la littérature socio-économique consacrée aux mécanismes d’allocation des ressources dans les sociétés contemporaines qui mêlent mécanismes marchands – par les prix –, redistributifs, dons et de plus en plus des dispositifs d’appariement [8], ainsi que les travaux consacrés au non-recours aux droits et services sociaux [9].
Sur le plan politique, elle invite ainsi non seulement à accroître les moyens humains et matériels, mais aussi les marges de manœuvre des agents du service public pour les sortir de l’empêchement dans lesquels elles et ils sont pris [10], mais aussi plus fondamentalement à tenir compte le plus finement possible des différents mécanismes sociaux de production des inégalités sociales face à leur appropriation afin d’ajuster les dispositifs d’action publique aux besoins différenciés de leurs usagères et usagers, suivant un principe que Michael Marmot a proposé de qualifier d’« universalisme proportionné » [11]. Un vaste programme qui appelle non seulement à poursuivre les investigations sociologiques de ce type dans divers secteurs, mais aussi à s’attaquer plus globalement et simultanément aux différentes inégalités socio-économiques. Autrement dit, à faire un vaste tri dans les politiques publiques actuellement en vigueur.
Maud Gelly, Les Politiques du tri. D’une épidémie à l’autre (SIDA, COVID), Paris, Le Croquant, 2024, 256 p., 20 €.