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Recension Arts

Marcher dans l’art contemporain

À propos de : Alain Quemin, Le Monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation, CNRS Éditions


par Nicolas Heimendinger , le 25 mai 2023


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Marcher dans l’art contemporain

À propos de : Alain Quemin, Le Monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation, CNRS Éditions


par Nicolas Heimendinger , le 25 mai 2023


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Familier du monde opaque des galeries, Alain Quemin en dévoile les normes diffuses et les codes tacites, mais reste elliptique quant à la constitution des valeurs artistiques sur le marché de l’art.

Le marché de l’art suscite beaucoup de fantasmes et les prix records qu’atteignent certaines œuvres dans les ventes aux enchères font d’ailleurs partie des rares situations où l’art contemporain est discuté au-delà des cercles restreints d’amateurs et de professionnels – rarement à son avantage. Ces grandes ventes publiques sont pourtant assez peu représentatives du marché de l’art contemporain, ce qui rend d’autant plus utiles les enquêtes détaillées comme celle que propose Alain Quemin. De nombreuses publications se sont intéressées ces dernières années au marché de l’art, que ce soit sous l’angle socio-économique (à l’instar du travail d’Olav Velthuis sur la fixation du prix des œuvres d’art [1]) ou historique (par exemple les recherches de Julie Verlaine sur les galeries parisiennes [2]). La pionnière de la sociologie du marché de l’art en France a été Raymonde Moulin [3], sous la direction de laquelle Quemin a effectué sa thèse de doctorat [4] et dont il revendique l’influence dès les premières lignes de son nouvel ouvrage.

L’enquête instructive d’un observateur participant

Alors que ses précédentes publications [5] s’appuyaient surtout sur d’importantes données statistiques – qui ne disparaissent pas tout à fait ici, comme on le verra –, Quemin fait le choix de privilégier dans ce livre une « observation de terrain de type ethnographique » (p. 21). Il peut s’appuyer pour cela sur sa longue fréquentation du monde des galeries, comme contributeur du Journal des Arts depuis plus d’une dizaine d’années notamment. Cette familiarité avec le monde de l’art, assez rare chez les universitaires, est bienvenue tant l’art contemporain est un champ culturel exclusif, réclamant pour être compris (par le public comme par le chercheur) la maîtrise de normes diffuses et de codes tacites. Elle est particulièrement utile pour analyser la vie des galeries : leur fonctionnement est en effet entouré d’une grande opacité, à la fois parce qu’elles tendent à dénier leur caractère commercial, afin de préserver l’image d’un engagement désintéressé dans l’art, et parce que leur économie, fondée sur des transactions avec de grandes fortunes (aux motifs parfois inavouables), requiert une discrétion extrême.

Appuyée sur une écriture fluide, qui évite les excès de jargon, cette approche confère à l’ouvrage un caractère très vivant, parfois amusant, grâce aux nombreuses citations que l’auteur a recueillies lors d’entretiens informels avec des galeristes, collectionneurs, art advisors, etc. Celles-ci donnent un bon aperçu des préoccupations et du langage en vigueur dans ce microcosme social. Elles permettent aussi d’accéder à des informations autrement introuvables, sur les techniques de vente des galeristes, les rabais qu’ils sont prêts à consentir, les profits incertains qu’ils tirent des foires internationales, leur appui sur des mécènes extérieurs (des « backers » que l’on préfère habituellement garder cachés), etc. – autant de renseignements instructifs sur une activité économique à propos de laquelle il est très difficile d’établir le moindre chiffre fiable.

La première des trois parties de l’ouvrage propose « une approche spatiale des galeries d’art contemporain », déclinée sur trois échelles : celle de l’espace physique de la galerie, d’abord, remis en cause ces dernières années du fait des difficultés économiques que rencontrent les galeries intermédiaires ; celle de l’espace urbain ensuite, avec une longue présentation des quartiers d’implantation des galeries à Paris, New York, Londres et Berlin ; celle du champ international des galeries, enfin, qui se structure autour des foires d’art contemporain, au nombre et à l’importance grandissants.

La deuxième partie aborde « le métier de galeriste » en mettant en avant la diversité et la richesse des opérations sociales qui entourent une vente. Loin de se réduire à une pure transaction monétaire, celle-ci implique des relations de long terme, à la balance des pouvoirs changeante, entre les galeristes, les artistes et les collectionneurs. Ces derniers sont liés aux galeries par des avantages financiers, des opérations de promotion, mais aussi par la force d’« amitiés » nourries de nombreux rendez-vous mondains et festifs – où l’alcool fait souvent office de facilitateur des relations et des ventes. Quemin se réfère ici aux analyses célèbres de Marcel Mauss sur le don et contre-don, mais aussi à des travaux plus récents de sociologie des émotions. Un chapitre est ensuite consacré à l’ascension inexorable des « méga-galeries » (Gagosian, Pace, Hauser & Wirth ou David Zwirner). Celles-ci concentrent les artistes les plus réputés et les flux financiers, en s’appuyant sur de vastes réseaux de galeries à travers le monde, qui rayonnent chacun à partir d’un « navire amiral » aux dimensions quasi muséales, implanté dans le quartier de Chelsea à New York.

Une analyse socio-économique peu distanciée

Les qualités du livre de Quemin sont aussi ses limites. Les longues retranscriptions de ses échanges avec divers acteurs du monde de l’art lui donnent parfois un caractère assez anecdotique et le rapprochent d’une enquête journalistique [6]. Cela tient d’abord à la position qui est la sienne, celle d’un observateur admis dans le monde de l’art au titre de journaliste. De nombreuses pages sont ainsi consacrées à des faits d’actualité (telle ouverture, tel déménagement, telle fermeture d’une galerie) dont l’intérêt, déjà limité aujourd’hui pour qui n’est pas de ce monde, ira diminuant avec le temps.

Surtout, cette approche empêche par moments la mise à distance critique, rendue sans doute difficile par la proximité avec les enquêtés. Le chapitre sur le rôle de l’amitié dans les ventes d’œuvres, par exemple, prend un peu trop à la lettre les discours promotionnels et les auto-représentations valorisantes des marchands et collectionneurs. Ce manque de distance explique peut-être aussi certaines insuffisances dans l’analyse économique du marché de l’art. L’étude des motivations des collectionneurs évacue ainsi complètement les logiques de spéculation et/ou de placement financier, la recherche d’optimisation fiscale et les faits de blanchiment d’argent, sur lesquels repose pourtant une grande partie de l’économie des galeries. Certes, les chiffres sur ces phénomènes sont quasi inexistants et il est difficile de faire parler les acteurs du marché de l’art sur ces sujets. Mais il est étrange de souligner autant (et à raison) l’opacité du monde des galeries, sans mentionner ces facteurs qui l’expliquent en grande partie.

On peut regretter d’autre part que l’ouvrage, focalisé surtout sur l’activité des galeristes, fasse peu de place à l’étude du profil des collectionneurs. Ceci aurait sans doute permis une meilleure contextualisation socio-économique du développement du marché de l’art et en particulier de ces méga-galeries placées au cœur de l’ouvrage. Leur essor en effet remarquable, qui a transformé le monde de l’art au cours des trois ou quatre dernières décennies, n’est guère expliqué. Il aurait fallu pour cela le situer dans le contexte (bien documenté) d’un fort accroissement des inégalités et donc des très hautes fortunes – parmi lesquelles se recrutent les grands collectionneurs d’art contemporain – et d’une mondialisation néolibérale qui facilite la circulation de ces capitaux et encourage leur placement sur des actifs peu fiscalisés et peu contrôlés comme le sont les œuvres d’art.

Le palmarès, un instrument mal adapté pour une sociologie des valeurs artistiques

Le retour à des outils statistiques dans la dernière partie de l’ouvrage, pour constituer un palmarès des « meilleures » galeries internationales (puis françaises), se heurte à de nouveaux problèmes. L’intérêt scientifique d’un tel palmarès semble d’abord mal établi. En prolongeant sa critique de la méthodologie (ou de l’absence de méthodologie) d’autres palmarès de l’art contemporain (comme le « Power 100 » d’Art Review), l’auteur aurait pu s’interroger sur la pertinence même de tels classements, qu’affectionne la presse spécialisée, mais dont on voit mal quelles connaissances ils produisent. Ils ne peuvent livrer en tout cas ce que promet pourtant le sous-titre de l’ouvrage, à savoir une analyse de la « structure du marché ». La reprise fréquente du vocabulaire « structural » typique de Bourdieu ne s’accompagne pas en effet de la méthodologie statistique associée (l’analyse géométrique des données), qui aurait pourtant offert une image plus complexe et nuancée du champ international des galeries d’art contemporain.

Une typologie aurait déjà permis, par rapport à un palmarès, de diversifier les critères de classement et de différenciation. Car les données retenues, les méthodes de calcul et peut-être aussi les habitudes de fréquentation de l’auteur le conduisent à se concentrer sur les méga-galeries et le « haut » du marché de l’art, en négligeant le rôle des petites et moyennes galeries. Il souligne pourtant à juste titre que ce marché prend la forme d’un « oligopole à frange », structure caractéristique de l’économie des biens culturels, dans laquelle une poignée de grosses entreprises concentrent l’essentiel des revenus, tandis qu’une myriade de petits acteurs gravite autour et assume souvent, avec d’importants risques financiers, le rôle de découvreurs de talents. On regrette donc l’absence d’une analyse fine des relations entre ces différents types de galeries et de la distribution complexe du pouvoir de prescription des valeurs artistiques en leur sein.

D’autre part, le palmarès proposé par l’auteur repose sur la moyenne du classement par Artfacts – vaste base de données en ligne parfois discutable [7] – des dix meilleurs artistes (vivants ou morts) que représente chaque galerie. Il en résulte une surévaluation de la position de galeries bien dotées en artistes historiques, reconnus de longue date, et une sous-estimation des galeries plus orientées vers l’actualité artistique. La place étonnamment élevée de la galerie Konrad Fischer, par exemple, s’explique par le fait qu’elle a été liée dès sa création à la scène artistique allemande des années 1960-1970, dont sont issus quelques-uns des artistes les plus valorisés aujourd’hui. Elle n’a en revanche qu’une faible influence pour la production artistique ultérieure. Il aurait été utile, pour limiter ce défaut, de décliner à tout le moins ce palmarès par générations d’artistes. Un tel biais, gênant pour un classement des galeries d’art contemporain, indique bien la nécessité de contrôler et corriger les méthodes statistiques par des analyses qualitatives, a fortiori dans les champs artistiques où la valeur, très singularisée, sujette à des évaluations et des critères contraires, se mesure et se compare difficilement.

De manière générale, on peut regretter que l’ouvrage ne pousse pas plus avant l’enquête sur la constitution des valeurs artistiques sur le marché de l’art, sur le rôle spécifique et variable des galeries dans la formation des carrières d’artistes ou encore sur l’articulation du pouvoir prescripteur des galeries avec celui des musées et lieux d’exposition publics. L’influence de ces derniers, en particulier, est peu abordée, alors même que l’auteur indique à plusieurs reprises, dans le sillage de Moulin, qu’ils demeurent un point de référence dans les opérations de valorisation artistique, y compris pour les méga-galeries. Le palmarès, là encore, semble une méthode mal adaptée pour démontrer que « la valeur de l’art se construit à l’articulation du marché et du musée » (p. 410) [8]. L’approche ethnographique présentée au début de l’ouvrage aurait justement pu permettre, à défaut de données quantitatives satisfaisantes, d’analyser la manière dont les discours et les actions des acteurs marchands et institutionnels contribuent à construire la valeur des œuvres et des artistes.

Malgré ces limites, pour partie liées aux difficultés bien réelles à obtenir des données empiriques valables sur une économie très secrète, l’ouvrage d’Alain Quemin présente un aperçu instructif de la vie des galeries, fondé sur une connaissance de première main de ce monde et de ses acteurs. S’il offre sans doute moins que ce qu’il promet, il constitue cependant une utile introduction au marché de l’art contemporain, avec pour mérite, en particulier, de donner de nombreux détails sur les activités concrètes dont il se compose.

Alain Quemin, Le Monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation, Paris, CNRS Éditions, 2022, 470 p., 28 €.

par Nicolas Heimendinger, le 25 mai 2023

Pour citer cet article :

Nicolas Heimendinger, « Marcher dans l’art contemporain », La Vie des idées , 25 mai 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Marcher-dans-l-art-contemporain

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

À lire aussi


Notes

[1Olav Velthuis, Talking Prices : Symbolic Meanings of Prices on the Market for Contemporary Art, Princeton, Princeton University Press, 2005. Voir aussi la parution récente dans la collection « Vie des Idées » de l’ouvrage coordonnée par Cristelle Terroni, La Valeur de l’art contemporain, Paris, PUF, 2016.

[2Julie Verlaine, Les Galeries d’art contemporain à Paris. Une histoire culturelle du marché de l’art, 1944-1970, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.

[3Raymonde Moulin, Le Marché de la peinture en France, Paris, Minuit, 1967.

[4Publié sous le titre Les Commissaires-priseurs. La mutation d’une profession, Paris, Anthropos-Economica, 1997.

[5Comme Le Rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain, Paris, Ministère des Affaires étrangères, 2001 ; ou Les Stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, Paris, Éditions du CNRS, 2013.

[6On peut penser au livre, d’ailleurs instructif, de Sarah Thornton, Sept jours dans le monde de l’art, Paris, Éditions Autrement, 2008.

[7Les écarts entre des artistes classés par l’algorithme (secret) d’Artfacts de la 1e à la 100e position, de la 500e à la 1000e, la 10 000e à la 15 000e par exemple, signifient-ils vraiment quelque chose ? Quemin reconnaît lui-même en partie ces limites.

[8D’autant que la démonstration semble là aussi viciée. Le classement d’Artfacts établit la valeur des artistes en fonction de leurs expositions dans des galeries commerciales et dans des lieux d’expositions non lucratifs (musées, biennales, centres d’art). Logiquement, un palmarès des galeries fondé sur ce classement accorde une place plus élevée aux galeries exposant des artistes relativement plus « muséaux », par rapport aux galeries qui exposent plutôt des artistes au succès principalement construit sur le marché de l’art. Ce qui est censé être démontré par le palmarès – l’autonomie relative de la valeur artistique par rapport à la valeur marchande – est donc déjà contenu dans les données choisies pour la démonstration. Autrement dit, le palmarès de l’ouvrage ne fait que répéter le postulat de l’algorithme d’Artfacts, qui fixe la valeur d’un artiste en croisant sa visibilité marchande et muséale.

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