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L’Amérique sur le ring

À propos de : Loïc Artiaga, Rocky : la revanche rêvée des Blancs, Amsterdam/Les Prairies ordinaires


par Nadja Cohen , le 11 mai 2022


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Rocky n’est pas un simple personnage de film, mais une figure qui porte les aspirations de l’homme blanc et viril dans la culture populaire américaine – fantasme d’une nation qui l’emporte toujours contre le Noir et le communiste.

Comment comprendre le succès de la saga Rocky et la manière dont le personnage créé par Stallone s’est affranchi du monde fictionnel pour rejoindre le Hall of Fame des pugilistes mythiques ? Telle est l’ambition que se donne Loïc Artiaga, historien des cultures populaires et médiatiques, dans son ouvrage qui embrasse les huit films de cette saga d’une étonnante longévité (les deux cycles qui la composent ont été tournés sur plus de quarante ans) et, dans une moindre mesure, les produits dérivés qu’elle inspira. L’ambition de l’auteur y est double. Il s’agit au premier chef de proposer une approche sociologique de ce succès, comme l’annonce explicitement le sous-titre du livre « la revanche rêvée des blancs », mais aussi de réfléchir, ce faisant, sur la dynamique des échanges entre les productions médiatiques et la sphère sociale. L’auteur présente en effet sa démarche comme celle d’un historien, collectant et analysant des « artefacts de sources […] avec la même méticulosité que des archives classiques », pour écrire la « biographie » d’un personnage, certes fictif, mais qui n’en est pas moins un baromètre bien réel « d’inassouvissements sociaux, de hantises raciales, de peurs viriles » (p. 33).

Rocky ou la revanche fantasmée d’une Amérique déclassée

Le premier opus de la saga nous présente Rocky Balboa, médiocre boxeur italo-américain issu des quartiers pauvres de Philadelphie, qui, à force de volonté et au prix d’un entraînement acharné, frôle la victoire contre un des meilleurs pugilistes du monde, Apollo Creed. Dans les épisodes suivants, cet honorable échec cède le pas à des victoires bien moins ambiguës contre une série d’adversaires qui sont à la fois ceux de Rocky (la composante personnelle n’étant pas absente de ses combats) mais aussi, comme le montre l’auteur, ceux que s’est donné l’Amérique reaganienne, principalement « le Noir et le communiste » et, secondairement, la femme.

Si le premier épisode, couronné de succès lors de sa sortie en 1976, a pu bénéficier d’une certaine bienveillance critique, voire s’attirer les faveurs des progressistes qui y ont vu le parcours d’un working class hero, les films suivants, opposant au héros des personnages toujours plus caricaturaux et épousant une idéologie reaganienne, se les sont vite aliénées.

L. Artiaga, faisant abstraction de tout jugement esthétique, embrasse l’ensemble de la saga à succès dans laquelle Rocky, « l’étalon italien », propose à l’Amérique blanche une « uchronie sportive » (p. 21), un embranchement fictionnel, qui lui permet au passage de restaurer une virilité mise en péril à la fois par l’empowerment féminin et la culture gay dans un contexte d’homophobie accentué par l’épidémie de sida.

Le choix de la boxe n’a rien de neutre dans la mesure où, comme le montre L. Artiaga, « le ring est le lieu par excellence de la confrontation des races et des nations » (p. 13), « transform[ant] en spectacle violent les oppositions de race, de classe, de religion, de nationalité et leur donn[ant] un dénouement temporaire » (p. 25), d’où l’importance particulière accordée à cette discipline pendant la guerre froide. La boxe cristalliserait en l’occurrence ce « revanchisme » blanc dont Sylvie Laurent, citée par l’auteur pour son essai Pauvre petit blanc : le mythe de la dépossession raciale (2020), trouve des traces dans la culture populaire (voir aussi l’article "Clint Eastwood ou les grognements de l’homme blanc").

En biographe, L. Artiaga se penche tout d’abord sur la jeunesse de Rocky Balboa et notamment sur le choix signifiant de Philadelphie par le réalisateur. Le Musée d’Art, dont le protagoniste gravit les marches lors de l’entraînement intensif qu’il s’impose dans une scène restée mythique, lui offre ainsi une vue dégagée sur le City Hall où fut signée la Déclaration d’Indépendance. Elle rend en revanche invisibles les quais, les usines et les quartiers populaires où il passe le plus clair de son temps et où cohabitent, souvent difficilement, les différentes communautés.

« Rocky », John G. Avildsen (1976)

Comme le rappelle L. Artiaga, la mixité raciale encouragée par les politiques d’urbanisation est en effet vécue par nombre d’Italo-Américains comme la cause d’une dégradation de leur lieu de vie. En prenant fictivement la relève de Rocky Marciano, sacré champion du monde à Philadelphie en 1952, mais parti en retraite en 1956, auquel il doit sans doute son nom, Rocky, le prolétaire, pourrait apparaître comme l’instrument de la revanche de cette classe ouvrière blanche face à ce qu’elle a vécu comme une humiliation. De ce point de vue, remarque L. Artiaga, Rocky s’inscrit dans la logique des films de boxe des années 1930 comme Winner takes all (1932) ou Kid Galahad (1937) mettant en avant des pugilistes blancs de celluloïd dans des fictions visant à contrer l’essor de boxeurs noirs, dont les victoires filmées sur des boxeurs blancs sont jugées dangereuses et par conséquent interdites d’exploitation en salle par les autorités locales et régionales. Si ces films de boxe se sont épanouis pendant la grande Dépression, souligne l’essayiste, c’est sans doute parce qu’ils mettaient en scène des champions qui s’extrayaient ainsi de la misère sociale et incarnaient « une masculinité de contrôle, pouvoir exercé sur soi comme antidote au déclassement, forme de relégitimation par les coups donnés » (p. 24), dont Stallone reprend le flambeau dans le contexte d’une autre crise, celle des années 1970, en y ajoutant une « esthétisation de la violence et une tonalité vengeresse » dont les précédents films étaient dépourvus.

L. Artiaga rappelle toutefois que le personnage joué par Stallone ne reprend pas à son compte le discours raciste, se contentant de déplorer la misère qui sévit dans son quartier (« everything stinks here »), mais il montre que le succès du personnage prend néanmoins tout son sens dans le contexte de détestation symétrique du bien réel Mohammed Ali dans les années 1960-70. Ce dernier est non seulement « the Greatest », qu’aucun boxeur blanc ne réussit à vaincre, mais aussi un militant de la Nation of Islam et un objecteur de conscience à la guerre du Vietnam. Ses victoires successives sont vécues par l’Amérique blanche comme autant de camouflets auxquels seule la fiction semble pouvoir répondre, comme l’explique lui-même l’illustre boxeur dans un entretien avec un journaliste américain : « Que le Noir se révèle supérieur aurait été contre les valeurs américaines. J’ai été tellement génial qu’ils ont dû créer Rocky, une représentation blanche pour l’écran afin de contrer ce que je représente sur le ring. L’Amérique se doit d’avoir des icônes blanches, peu importe où elle va les chercher » (p. 28).

Même si la critique sociale n’est pas totalement absente au début et à la fin du cycle, L. Artiaga estime que ces films « n’affrontent jamais les soubassements idéologiques du monde de la boxe », les réponses suggérées restant « conformes à un horizon politique réactionnaire » (p. 217). Si la victoire de Rocky sur le soviétique Ivan Drago permet au personnage de Stallone de porter haut les valeurs de son pays (d’autant plus qu’en le battant, il venge la mort d’Apollo Creed, son ancien adversaire devenu son ami, qui a trouvé la mort sur le ring face au champion russe), de façon plus générale, il incarne, dans sa chair même, les « hard bodies, forts, masculins, hétérosexuels et blancs que célèbre la New Right » (p. 104). Cette virilité est cependant une « masculinité de contrôle », puisque Rocky, loin des désordres sexuels des stars de la boxe abondamment commentés par la presse, voue une fidélité indéfectible à Adrian. Cette éthique fait de lui « le champion incontesté du grand public » (p. 193), alors que la critique lui a tourné le dos dès le deuxième opus de la saga, et elle inspire des produits dérivés dont L. Artiaga donne des exemples dans le chapitre final de son ouvrage, intitulé « la fiction comme occultation » : deux novellisations, une comédie musicale, des jeux vidéo, des séquences parodiques dans des émissions de télévision ou au cinéma, mais aussi, de façon plus triviale, la reproduction de vêtements du personnage, des objets à son effigie ou reproduisant certaines répliques du film ou encore l’ascension par les fans du film des « Rocky steps » à Philadelphie .

Le générique final du film Rocky Balboa (2006) met en scène sa propre légende.

Un historien en territoire fictionnel

De fait, l’auteur pointe constamment l’imbrication constante du réel et de la fiction dans le phénomène Rocky, dont il donne quelques précieux éléments de contextualisation. Il rappelle ainsi qu’aux origines du cinéma, les combats de boxe, très populaires, posaient des problèmes insolubles de captation en direct, et qu’ils étaient donc rejoués par de vrais champions devant la caméra dans des « fake boxing films » dont Philadelphie, justement, devint un centre majeur de production.

En 1982, Time Magazine met côte à côte Rocky et le véritable boxeur Gerry Cooney, une des sources d’inspiration du personnage.

L’essayiste donne plusieurs exemples de cette savante imbrication du réel et du fictionnel qui a contribué à forger le personnage de Rocky. Il évoque notamment la manière dont des boxeurs réels ont été sollicités par les médias pour analyser les combats de Rocky (notant souvent leur invraisemblance et la médiocrité technique de ce dernier) ou imaginer des combats mêlant des pugilistes réels aux personnages fictifs de la saga (Mike Tyson lui-même s’est prêté au jeu en détaillant ses victoires probables face à « l’Étalon italien » (p. 25)). Le personnage créé par Stallone a également donné lieu à diverses récupérations politiques et, en cela aussi, « c’est moins la vie d’un homme fictif qu’un fantasme collectif » (p. 37) qu’interroge L. Artiaga.

Ce parti pris implique, de la part de l’historien, l’adoption d’une démarche singulière qui ne surprend pas de la part de l’auteur de Fantômas. Biographie d’un criminel imaginaire, co-écrit avec Matthieu Letourneux et paru en 2013 chez le même éditeur. L’auteur ne fait toutefois pas le choix de la novellisation ou de l’amplification imaginaire de l’univers de Rocky, mais propose plutôt de mettre au jour des contenus latents ou d’émettre un certain nombre d’hypothèses pour éclairer des zones d’ombre de la saga, dans la lignée de la « critique interventionniste » [1] de Pierre Bayard dont l’auteur revendique la filiation. Féru de sociologie et soucieux avant tout d’expérimentation critique, L. Artiaga se place également dans le sillage d’Ivan Jablonka, estimant, comme ce dernier, que la recherche en sciences sociales implique une recherche formelle et qu’elle peut mettre en œuvre « une méthode dans une écriture » [2].

Cette enquête, présentée par son auteur comme une « feintise savante », nourrie d’informations précieuses sur l’art pugilistique, n’analyse donc pas seulement les objets médiatiques comme le reflet de problématiques sociales de leur temps, mais montre également comment elles agissent en retour sur le réel, ce qui suppose d’envisager le cinéma non seulement comme un corpus de films, mais aussi comme une pratique sociale, d’où l’intérêt de L. Artiaga pour la circulation matérielle de ces films, comme ces VHS de Rocky IV vendues sur le marché noir en URSS et en Pologne dans les années 1980, ou la reprise du motivational speech de Rocky dans l’univers de l’art corporel, signe supplémentaire qu’il est devenu une icône pop inspirant les conduites d’une communauté de fans.

En abordant en historien la vie d’un boxeur de fiction, L. Artiaga fait des choix méthodologiques radicaux qui pourront laisser certains lecteurs sur leur faim, quoiqu’il les assume pleinement. En effet, comme il l’affirme de façon provocatrice dans son avant-propos, il « néglige les acquis élémentaires de la narratologie » ainsi que « tout ou presque de ce qui relève de la mise en scène » (p. 35), mais s’abstrait aussi de l’histoire du cinéma (l’adieu au Nouvel Hollywood) qui aurait pourtant pu nourrir utilement le travail de contextualisation auquel il se livre. L’efficacité du récit filmique dépendant en grande partie de ces trois composantes, on pourra regretter la radicalité d’un tel parti pris, mais l’ouvrage, original et bien écrit, reste néanmoins très stimulant pour remettre en contexte la saga et sa réception dans le « Zeitgeist des eighties ».

Loïc Artiaga, Rocky : la revanche rêvée des Blancs, Amsterdam/Les Prairies ordinaires, 2021, 225 p., 18 €.

par Nadja Cohen, le 11 mai 2022

Pour citer cet article :

Nadja Cohen, « L’Amérique sur le ring », La Vie des idées , 11 mai 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Loic-Artiaga-Rocky-la-revanche-revee-des-Blancs

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Notes

[1Voir notamment, Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?, Paris, Minuit, 1998.

[2Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Le Seuil, 2017, p. 309.

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