Une fois que le mariage a été célébré, comment le consommer ? Entre silence, ignorance et appréhension, les jeunes époux du XIXe siècle disposent de rites et de lieux pour être « enfin seuls ». Avec désir, mais non sans violences.
Une fois que le mariage a été célébré, comment le consommer ? Entre silence, ignorance et appréhension, les jeunes époux du XIXe siècle disposent de rites et de lieux pour être « enfin seuls ». Avec désir, mais non sans violences.
« Éclairer ces zones d’ombre » que constitue la dimension « intime, voire secrète » de la nuit de noces, telle est l’ambition d’Aïcha Limbada. Dans La Nuit de noces, issu de son travail de thèse, elle entend saisir cet objet qui laisse a priori peu de traces et, de facto, peu de matériau pour l’historien.
L’étude de cet événement à la fois exceptionnel et ordinaire porte sur le long XIXe siècle en France. Alors que les premiers temps de ce siècle portent la trace des transformations de l’institution matrimoniale, la période qui clôt l’étude coïncide avec des évolutions sociales, morales et religieuses, ainsi qu’une première révolution sexuelle.
L’ouvrage est constitué de sept chapitres. Un premier temps se concentre sur la tension entre silence imposé et dévoilement des attendus de la nuit de noce (chapitres 1, 2, 3), puis ce sont les rites, lieux et temporalités de cette nuit qui sont analysés (chapitres 4 et 5). Finalement, Aïcha Limbada se concentre sur l’appréhension de la nuit de noces par les jeunes mariés (chapitre 6 et 7).
Pour écrire cette histoire, le premier pari d’Aïcha Limbada est de dépasser l’idée selon laquelle la nuit de noces n’aurait laissé aucune trace. Elle met au jour la multitude de sources qui abordent cette thématique : fictionnelles, écrits savants, essais, récits personnels, sources imprimées, cartes postales, archives judiciaires. Plus ou moins bavardes, elles permettent de saisir des discours variés sur cette première nuit. L’originalité de cet ouvrage réside dans l’exploitation de causes matrimoniales canoniques. Ce matériau, normalement inaccessibles aux chercheurs, permet à l’autrice d’observer les témoignages émanant directement des épouses et époux.
Dans le chapitre 6, Aïcha Limabada indique que ces sources judiciaires ecclésiastiques permettent d’appréhender les émotions qui traversent les individus, souvent difficiles d’accès pour les historiens. Là où les romans informent sur une large palette d’émotions, les témoignages en contexte judiciaire se concentrent sur le versant négatif des affects.
Une dizaine de pages plus loin – peut-être un peu tard –, Aïcha Limbada évoque l’« effet de source » (p. 219) que constitue cette documentation, produit de son contexte, c’est-à-dire une séparation. Ces procédures sont en effet engagées par les épouses et époux qui souhaitent se séparer et qui demandent la dissolution ou la nullité du mariage.
Le premier chapitre, « Imaginaire de la nuit de noce », expose comment le XIXe siècle est traversé par des représentations qui construisent tout autant qu’elles reflètent les pratiques des individus et des autorités. Un paradoxe se dresse entre la multiplication des discours sur la sexualité et la censure autour de ces discours, lorsqu’ils ne relèvent pas du savoir ou de la médecine.
Si le second chapitre, « La fabrique de l’ignorance », s’ouvre sur une citation extraite de Comment on se marie (1893) d’Émile Zola mettant en exergue l’éducation sexuelle genrée dissymétrique, Aïcha Limbada sort rapidement de la fiction pour donner à lire des témoignages d’époux. Elle analyse la construction de l’ignorance féminine, notamment par une éducation sexuelle genrée et de classe. Le troisième chapitre, « La lutte contre l’ignorance nuptiale », prend le contrepied du premier en épluchant les discours savants sur la nuit de noces, en particulier médicaux et religieux, et en analysant comment ce moment se hisse en problématique sociale et politique.
Le quatrième chapitre propose d’explorer les « désirs d’intimité » au XIXe siècle, âge d’or de la vie privée [1]. L’autrice décrit le script de la nuit de noces, en revenant sur les étapes collectives et individuelles et en précisant les pratiques populaires et bourgeoises. Par la volonté croissante du couple d’être « enfin seuls », selon la formule consacrée, les rites collectifs sont mis à mal. Aïcha Limbada approche également la première nuit par la matérialité des lieux (logement des époux, appartement parental, chambre d’hôtel de proximité ou au cours de la nuit de noces).
Après une réflexion sur les rites et les lieux, c’est la temporalité mûrement réfléchie par les futurs époux et leurs familles qui est abordée dans le chapitre suivant, « La consommation du mariage ». La première relation sexuelle se déroule traditionnellement de nuit, le soir des noces ou quelques jours plus tard. Le consentement des époux est souhaité, mais biaisé par la « norme sociale, culturelle et religieuse » (p. 171) du devoir conjugal.
Le sixième chapitre propose une réflexion autour des « difficultés du premier tête-à-tête ». La question des affects est centrale, mais difficile d’accès pour l’historien. En mettant en lumière les mécanismes genrés qui régissent l’institution matrimoniale et les attendus sociaux de la nuit de noces, Aïcha Limbada souligne les stratégies différenciées déployées par les époux au cours de la nuit.
Les femmes peuvent insister sur leur défaut de consentement à l’union, là où il s’agirait d’un aveu de faiblesse et d’un défaut de virilité pour les hommes. Après avoir exploré le premier tête-à-tête dans la chambre nuptiale, le dernier chapitre (« Dans le lit des époux ») s’arrête sur la sexualité de la nuit de noces. Si la question de la consommation du mariage tisse un fil rouge dans l’ensemble de l’ouvrage, une gradation des espaces et de la temporalité est opérée : des temps collectifs (repas, bal) aux temps individuels (nuit, voyage de noces).
L’imaginaire qui entoure la virginité féminine érige cette dernière en un enjeu majeur de la nuit de noces. Aïcha Limbada observe la façon dont les traces de cette virginité sont recherchées par les époux. En parallèle, elle revient sur la construction culturelle, morale et scientifique de l’imaginaire de la première relation sexuelle.
Si la nuit de noces, et le rapport sexuel attendu au cours de celle-ci, concerne deux individus, une figure est présente en filigrane de l’ouvrage : celle des mères. Leur rôle apparaît central, tant en amont du mariage qu’à l’issue de la nuit de noces. Elles sont présentes dans divers rites qui précèdent la consommation du mariage, comme le « coucher de la mariée » (p. 41). Elles s’assurent de façon discrète que la nuit de noces a bien été consommée, en analysant le linge ou le visage des époux le lendemain. Elles peuvent également instaurer une promiscuité non désirée des jeunes mariés (c’est l’image négative de la belle-mère véhiculée dans les années 1880). Avant même le mariage, il est attendu qu’elles s’occupent du peu d’éducation sexuelle octroyée aux futures mariées pour contourner l’ignorance féminine, voire de l’éducation masculine, afin que les hommes ne brutalisent pas leurs épouses.
En miroir de cette histoire de la nuit de noces, c’est finalement une histoire du viol nuptial que propose Aïcha Limbada. Forte d’un bagage en histoire des femmes et du genre, elle met au jour les dynamiques genrées qui régissent le long XIXe siècle et influencent les représentations ainsi que les vécus de la nuit de noces. La réflexion menée sur le consentement des époux constitue un des apports majeurs de cet ouvrage, qui gagnerait à être creusé, notamment en dialoguant avec les travaux de Maëlle Bernard [2].
Dès le premier chapitre, Aïcha Limbada évoque le thème du « viol nuptial » qui émerge dans la littérature et la presse et apparaît également sous l’appellation de « viol légal ». Par la suite, elle insiste sur le lien entre ignorance et viol à travers l’absence d’éducation sexuelle, qui empêche les jeunes femmes d’appréhender et d’apprécier leur premier rapport.
Au-delà des discours véhiculés dans la presse et les milieux médicaux, elle analyse des témoignages d’individus qui pensent leur nuit de noces comme un viol. Elle évoque par exemple, dans « La consommation du mariage », les relations imposées entre le mariage civil et la cérémonie religieuse, vécues comme des viols par des femmes catholiques (p. 183).
par , le 14 février
Juliette Zanetta, « Première nuit », La Vie des idées , 14 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Limbada-La-Nuit-de-noces
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[1] Michelle Perrot, « Introduction », in Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, tome IV, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 1999 [1987], p. 9.
[2] Maëlle Bernard, Histoire du consentement féminin. Du silence des siècles à l’âge de la rupture, Paris, Arkhe, 2021.