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Recension Philosophie

Lévy-Bruhl et le problème de la contradiction


par Gildas Salmon , le 1er septembre 2008


Lévy-Bruhl a mauvaise réputation. De ses travaux, on en sait en général juste assez pour ne pas prendre la peine de les lire, et pour condamner avec indignation un concept tel que celui de mentalité primitive. Frédéric Keck revient sur cet ostracisme en mettant en évidence la postérité paradoxale de ce philosophe devenu anthropologue.

Recensé : Frédéric Keck, Lévy-Bruhl, Entre philosophie et anthropologie, Paris, CNRS

Éditions, 2008. 270 p., 35€.

Penseur sans école et sans successeurs, Lévy-Bruhl a exercé sur les trois grands courants philosophiques du XXe siècle – philosophie analytique, phénoménologie et structuralisme – une influence qui se mesure au besoin que chacun d’eux a eu de conjurer l’idée d’une pensée capable d’ignorer le principe de non-contradiction. Le cas qui sert de point de départ à la réflexion de Lévy-Bruhl est emprunté à l’anthropologue Karl Von den Steinen, qui rapporte que les membres d’une tribu du Brésil, les Bororo, affirment qu’ils sont des araras (des perroquets). Or le fait d’être à la fois des humains et des non-humains viole le principe fondateur de la logique, et c’est pour décrire ce phénomène que Lévy-Bruhl invoque une loi de participation dont il fait le principe central de la mentalité primitive.

Partant de cet exemple, F. Keck montre que le problème soulevé par Lévy-Bruhl permet de déployer une véritable cartographie de la pensée contemporaine. Le principe de charité invoqué par Quine peut ainsi être compris comme un moyen de réduire à des erreurs de traduction les énoncés contradictoires sur lesquels Lévy-Bruhl s’appuyait. Si la phénoménologie a été plus accueillante pour le concept de mentalité prélogique, c’est qu’elle y a vu un instrument permettant de décrire l’expérience « naïve » du monde sensible, indépendamment des cadres intellectuels que la science impose à notre perception. Mais en soumettant cette « logique pratique » à une logique théorique qui lui est supérieure, la phénoménologie a perdu ce qui faisait la radicalité du questionnement de Lévy-Bruhl. Quant au structuralisme, sa force a été de prouver que des énoncés en apparence contradictoires prenaient sens à la lumière du contexte ethnographique dont Lévy-Bruhl les avait isolés : si les Bororo se vantent d’être des araras, ce n’est pas parce qu’ils ignorent la contradiction, c’est en réalité pour se distinguer de leurs voisins, les Trumai, qui s’identifient à des animaux aquatiques. Tout en reconnaissant la fécondité de cette analyse, F. Keck souligne qu’en se concentrant sur les réseaux d’oppositions sémantiques, le structuralisme ne rend pas compte de la syntaxe des énoncés contradictoires qui fascinaient Lévy-Bruhl.

Pour suivre la construction de cette interrogation sur les concepts de contradiction et de participation, F. Keck suit un plan à la fois chronologique et thématique, puisque les quatre périodes qu’il découpe dans l’œuvre de Lévy-Bruhl correspondent respectivement aux concepts de primitif, de mentalité, de participation et d’expérience.

Une généalogie de la notion de mentalité

Le premier chapitre met en lumière les racines du concept de « primitif » dans la philosophie française du XIXe siècle. Il montre que comme les premiers travaux de Durkheim, la thèse de Lévy-Bruhl, intitulée L’Idée de responsabilité, s’inscrit dans la lignée de la philosophie de Renouvier. Toutefois, F. Keck souligne que Lévy-Bruhl se distingue de la position objectiviste qui sera adoptée par Durkheim dans De la division du travail social en s’intéressant à la formation d’un sentiment de responsabilité à la fois subjectif et objectif, au croisement de la conscience morale et de la régulation pénale.

La seconde partie du livre propose une généalogie à la fois politique et intellectuelle du concept de mentalité. Celui-ci s’inscrit d’abord dans une histoire des politiques coloniales : suite à l’échec de la politique d’assimilation, le concept de mentalité est mis en avant dans le cadre de la nouvelle politique d’association parce qu’il permet d’enfermer les individus dans des structures mentales dont ils « ne peuvent prétendre sortir » (p. 70). Mais l’aspect le plus surprenant de ce chapitre est probablement qu’il ne s’appuie pas sur les ouvrages que Lévy-Bruhl consacre spécifiquement à la notion de mentalité. C’est en effet dans les travaux d’histoire de la philosophie que Lévy-Bruhl publie dans les années 1880-1900 que F. Keck va chercher les racines intellectuelles de ce concept. Il souligne ainsi que l’importance que Lévy-Bruhl accorde à la diversité des modes de pensée propres à chaque peuple se situe au confluent des deux traditions philosophiques distinctes, la philosophie romantique allemande issue de Jacobi et de Herder et le positivisme de Comte. Et pour mettre en lumière les faiblesses de la notion de mentalité, c’est vers la postérité de ce concept que F. Keck se tourne : l’analyse des usages qui en sont faits à la fois en psychologie, avec Piaget et Wallon, et en histoire, chez les membres de l’école des Annales, lui permet de démontrer qu’il reste indissociable d’« une forme d’évolutionnisme implicite » (p. 124).

L’expérience de la participation

L’apport essentiel de l’ouvrage de F. Keck consiste toutefois à montrer que le travail de Lévy-Bruhl ne peut être réduit à la notion unanimement décriée de « mentalité primitive ». Dans le troisième chapitre, il choisit ainsi d’aborder les ouvrages d’anthropologie qui l’ont rendu célèbre à travers le concept de participation, en soulignant que ce dernier ne doit pas être compris négativement, comme un état de confusion intellectuelle, mais positivement, comme une tentative pour réhabiliter la place de l’affectivité dans la vie mentale. Tout en s’inscrivant dans la voie ouverte par Ribot, qui cherchait à définir une logique vitale et non purement intellectuelle, Lévy-Bruhl lui reproche de ne pas avoir pris en compte l’importance des facteurs sociaux dans la formation des représentations primitives. Et F. Keck montre très bien que c’est cette liaison du vital et du social qui définit l’originalité de sa position par rapport aux deux figures dominantes de Durkheim et de Bergson.

À la différence de Durkheim, Lévy-Bruhl ne se concentre pas sur des représentations collectives cristallisées dans des institutions : il veut au contraire étudier comment celles-ci se constituent « dans un champ de perception antérieur à la séparation entre l’individuel et le collectif » (p. 164). Et s’il s’appuie sur l’analyse bergsonienne de la perception pour soutenir que dans la mentalité primitive, des éléments virtuels tels que les ombres et les fantômes font partie intégrante de la perception, il refuse d’adopter une métaphysique de la vie qui perd de vue la dimension sociale de la vie mentale.

Cependant, c’est le recours à la théorie malebranchiste de la causalité qui caractérise le mieux la position originale de Lévy-Bruhl à la frontière de la philosophie et de l’ethnologie. F. Keck analyse très finement la torsion qu’il fait subir à cette théorie philosophique pour la transformer en instrument de description ethnographique : là où Malebranche affirmait qu’il est impossible de concevoir la causalité naturelle sans recourir à une causalité première de nature divine, Lévy-Bruhl soutient que la mentalité primitive rapporte tout événement naturel – et en particulier les accidents inhabituels – à une causalité surnaturelle, c’est-à-dire qu’elle inscrit la vie humaine dans un réseau de forces invisibles socialement constitué qui lui confère un sens.

Ce rapprochement inattendu montre bien que Lévy-Bruhl se concentre de plus en plus sur la description positive de l’expérience de la participation, en faisant passer au second plan son opposition avec la pensée conceptuelle. Le dernier chapitre de l’ouvrage de F. Keck étudie cette tentative de décrire dans les cadres de notre langage une forme d’expérience qui lui échappe irrémédiablement. Tout en mettant en évidence les raisons pour lesquelles cette démarche radicale a pu susciter un large intérêt dans les milieux ethnologiques, philosophiques et littéraires, F. Keck souligne le caractère aporétique des derniers ouvrages de Lévy-Bruhl, qui semblent accumuler les données ethnographiques en renonçant à proposer un cadre théorique qui ne pourrait qu’en trahir la logique propre.

Avec ce livre, F. Keck ne vient pas seulement éclairer un moment décisif dans la constitution de l’ethnologie française. Il montre également que l’enquête anthropologique sur la diversité des modes de pensée ne doit pas être comprise comme une rupture avec la philosophie : chez Lévy-Bruhl, elle apparaît comme une manière de mettre à l’épreuve et de « subvertir » des concepts philosophiques (p. 256). À travers l’étude de cette figure « mineure » (ibid.), F. Keck retrace donc une histoire des sciences humaines qui n’est pas celle de l’accumulation des découvertes mais celle de la construction des problèmes et de la circulation des concepts entre différents champs du savoir. De fait, l’intérêt de ce discours hybride développé par un historien de la philosophie tardivement passé à l’anthropologie tient moins à la contribution positive qu’il a pu apporter à l’une ou l’autre de ces disciplines qu’à sa capacité à les inquiéter toutes les deux en les « branchant » l’une sur l’autre. Cependant, étant donnée l’impasse à laquelle Lévy-Bruhl aboutit, il reste à définir à quelles conditions cette interrogation sur la participation pourrait retrouver aujourd’hui une pertinence pour l’anthropologie et la philosophie.

par Gildas Salmon, le 1er septembre 2008

Pour citer cet article :

Gildas Salmon, « Lévy-Bruhl et le problème de la contradiction », La Vie des idées , 1er septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Levy-Bruhl-et-le-probleme-de-la

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