Le RSA est destiné à réduire la pauvreté d’un tiers d’ici à 2012. Il part du présupposé selon lequel le travail n’est pas assez rémunérateur pour se prémunir contre la pauvreté. Mais cette réforme contient aussi des postulats implicites. Selon Hélène Périvier, le problème n’est pas tant l’insuffisance de la rémunération que le manque d’emplois, le sous-emploi, et les difficultés multiples que rencontrent les personnes sans emploi.
Le gouvernement s’est engagé à réduire la pauvreté d’un tiers au cours du quinquennat. Le Revenu de solidarité active (RSA) est présenté comme la pièce maîtresse de cette ambition. Il repose sur le constat que le travail n’est pas assez rémunérateur pour se prémunir contre la pauvreté. Cela a deux conséquences que l’on peut résumer de la manière suivante, au risque de les caricaturer : la première est que l’on peut être pauvre tout en travaillant ; la seconde, que l’on peut préférer percevoir les minima sociaux (le RMI principalement) plutôt que de travailler, la différence n’étant pas assez intéressante pour s’efforcer de prendre un emploi. Pour corriger cette situation, le RSA entend compléter les revenus des bénéficiaires des minima sociaux qui reprennent un travail, ce qui devrait permettre à une partie d’entre eux de passer le cap du seuil de pauvreté [1]. Par ailleurs, comme il laissera le revenu des pauvres sans emploi inchangé, ces derniers seront, pense-t-on, encouragés à travailler pour bénéficier du RSA. Une mécanique bien huilée, sur le papier du moins, car, la réalité, est plus complexe qu’il n’y paraît.
Qui sont les pauvres ciblés par le RSA ?
Le RSA ne concerne ni les retraités (les plus pauvres d’entre eux sont couverts par le revenu minimum vieillesse), ni les personnes handicapées (qui perçoivent l’allocation adulte handicapé). Il vise les ménages pauvres dans lesquels les personnes en âge de travailler sont jugées aptes à le faire. Dans les trois quarts des cas, il y a au moins un adulte actif dans ces ménages [2]. Certains travaillent et touchent un salaire, les autres sont au chômage [3]. Tous les actifs ne seront pas éligibles au RSA, seuls ceux qui ont un emploi pourront voir leur revenu complété par le nouveau dispositif. Qui sont les actifs pauvres ?
On peut avoir un emploi stable et à temps plein et être pauvre. Cette situation correspond le plus souvent au modèle familial traditionnel dans lequel l’homme travaille et la femme s’occupe des enfants : le salaire de l’homme peut s’avérer trop faible pour subvenir aux besoins de la famille s’il a trop de personnes à sa charge. Le taux de pauvreté des ménages dans lequel l’homme travaille et la femme est inactive, varie de 5,8% à 8,3% selon le nombre d’enfants, chiffre que l’on peut comparer avec le taux de pauvreté calculé sur l’ensemble de la population de 6,3% (au seuil de 50% comme dans tout ce qui suit). Ces familles sont pauvres parce que la femme ne travaille pas et elle ne travaille pas parce que l’organisation sociétale la pousse à être inactive : en levant les verrous qui pèsent sur l’activité des mères peu qualifiées, la situation de ces familles s’améliorerait sensiblement et durablement. En ce sens, le RSA aidera ces familles qui ont incontestablement besoin d’un soutien monétaire, mais il ne s’attaquera pas directement au mal, seulement à son symptôme. Quoi qu’il en soit, ce cas de pauvreté laborieuse n’est pas le plus fréquent, notamment du fait de l’existence du salaire minimum et de la générosité de la politique familiale : seulement 1% des personnes employées à temps plein toute l’année sont pauvres (soit 11% des actifs pauvres, cf. tableau 1).
Lecture du tableau : parmi les actifs, 60% travaillent à temps complet toute l’année, dans cette catégorie de travailleurs 1% sont pauvres et ils représentent 12% de l’ensemble des actifs pauvres, dont le nombre au total s’élève à 1 300 000 de personnes.
NB : Le seuil de pauvreté est fixé à 50% du revenu médian soit 645 euros.
Ensuite, on peut avoir un emploi à temps plein mais instable, par exemple en alternant les CDD et les périodes de chômage. Ou bien encore avoir un emploi toute l’année mais à temps partiel. Dans ces cas-là, le Smic horaire ne garantit pas un salaire décent aux travailleurs. Ils ne sont pas tous pauvres pour autant, car certains vivent avec des personnes dont les ressources sont suffisantes pour subvenir aux besoins du ménage. Mais dans le cas contraire, ils entrent dans la catégorie des travailleurs pauvres. Au total, un tiers des actifs pauvres sont dans cette situation (tableau 1). À cela s’ajoute le cas particulier des indépendants dont les revenus sont aléatoires : ils représentent un cinquième des actifs pauvres. Ces deux groupes constituent la cible privilégiée du RSA : il leur permettra d’augmenter leurs ressources en cumulant leur revenu avec l’allocation de solidarité active. S’il est légitime de soutenir ces ménages, il est tout aussi indispensable de s’interroger sur la qualité des emplois occupés par ces travailleurs pauvres dont les conditions de travail sont souvent difficiles.
Parmi les actifs, il y a aussi ceux qui n’ont pas d’emploi : les chômeurs. Le Smic ne les protège pas. Or ils représentent presque 40% de l’ensemble des actifs pauvres (tableau 1). Certains chômeurs sont indemnisés et perçoivent une allocation au titre de l’assurance chômage, les autres n’y ont pas droit parce qu’ils n’ont pas suffisamment, ou pas du tout cotisé. Ceux-ci n’ont pas de revenus du travail, et donc pour eux, le RSA ne change rien directement : ils resteront pauvres et dépendront des derniers filets de sécurité, à savoir pour l’essentiel un RMI non revalorisé, mais aussi pour certains, l’Allocation de solidarité spécifique (ASS) ou l’Allocation parent isolé (API) selon leurs parcours professionnel et familial. Considéré comme inefficace [4], le RMI est jugé à l’aune du nombre de ses allocataires. Toute augmentation de ce nombre est souvent interprétée, à tort, comme une preuve de son échec. Le nombre d’allocataires est sensible à la conjoncture : lorsque l’environnement économique et le marché du travail se dégradent, le RMI joue son rôle de dernier filet de sécurité en garantissant une aide minimale à ceux qui sont le plus affectés par un contexte défavorable. L’accroissement du nombre d’allocataires résulte aussi des ajustements de l’assurance chômage, devenue plus restrictive ; ils ont entraîné une augmentation du nombre de chômeurs non indemnisés [5], pour lesquels le RMI est le seul recours. Au fil du temps, le RMI est ainsi devenu un prolongement de l’indemnisation chômage [6]. Pour aider ces chômeurs, on pourrait commencer par revoir les règles de l’assurance chômage de telle sorte que celle-ci protège mieux et plus longtemps les plus fragiles vis-à-vis de l’emploi.
En résumé, le problème n’est pas tant que l’emploi ne paie pas, mais plutôt le manque d’emplois et le sous-emploi. L’actif pauvre est souvent un chômeur pauvre, ou un « demi-chômeur » pauvre (ou, si l’on préfère, un « demi-travailleur » pauvre) et plus rarement un travailleur (au sens de quelqu’un qui travaille toute l’année à temps plein). Le RSA se concentre sur les pauvres qui ont un revenu du travail.
Est-ce à dire qu’il laisse de côté tous les autres ? Ce serait aller trop vite en besogne, car le RSA est non seulement un dispositif de lutte contre la pauvreté mais également un élément de la politique de l’emploi. Il a pour triple objectif d’« inciter à l’activité professionnelle grâce à une meilleure articulation entre prestations sociales et revenus du travail », de « faciliter une insertion durable dans l’emploi », et enfin de « lutter contre la pauvreté ». L’idée est donc de lutter contre la pauvreté par l’insertion dans l’emploi.
Le paradigme de l’incitation au travail
Le RSA part de l’idée que si certains pauvres sont sans emploi, c’est parce que le salaire auquel ils peuvent prétendre est trop faible au regard des revenus d’inactivité dont ils bénéficient sans rien faire. Autrement dit, le RMI est trop élevé relativement au salaire potentiel de ces personnes, qui sont devenues dépendantes du système et ne sont plus encouragées financièrement à en sortir [7]. Le RSA fait d’une pierre deux coups : non seulement il vient en aide aux travailleurs pauvres en leur assurant un complément de revenu mais, ce faisant, il encourage les pauvres à reprendre un emploi puisqu’il creuse l’écart entre les revenus du travail et ceux du non emploi.
Tableau 2 - Allocataires des minima sociaux et situation sur le marché du travail en 2006
Les individus pauvres sans emploi peuvent être inactifs ou chômeurs. Par définition, les chômeurs recherchent un emploi mais n’en trouvent pas : en 2001, 62% des Rmistes et 82% des allocataires de l’ASS étaient au chômage (26% des APIstes, cf. tableau 2). Ils pourraient devenir plus efficaces dans leur recherche, pense-t-on, si le jeu en valait davantage la chandelle. Mais les RMIstes au chômage sont déjà très actifs dans leur recherche et ils refusent rarement un emploi [8]. L’incitation financière n’apparaît pas comme étant la clé du problème des chômeurs pauvres (voir l’article de Dominique Méda sur ce même site). D’ailleurs, dès que le marché du travail se dynamise, le nombre d’allocataires diminue. Ce sont les personnes les plus « employables » qui voient alors leur situation s’améliorer. Malgré tout, et même en période de création d’emplois et de baisse du chômage, le marché du travail n’est pas en mesure d’intégrer l’ensemble des personnes pauvres qui vivent des minima sociaux. Plutôt que de tout miser sur l’incitation au travail, ce qui est par ailleurs extrêmement stigmatisant pour ceux qui n’en ont pas, il serait plus judicieux de renforcer leur accompagnement vers l’emploi. Le service public de l’emploi manque sensiblement de moyens en France : le budget consacré par chômeur est 3,6 fois moins important qu’aux Pays-Bas et 2,8 qu’en Grande Bretagne [9]. En outre, il existe une batterie de contrats aidés à destination des allocataires de minima sociaux. Certes, ils sont loin d’offrir un parcours ascendant à tous leurs bénéficiaires, néanmoins ils restent à ce jour le moyen le plus rapide de donner du travail à des personnes sans qualification ou déqualifiées. Or, le RSA est proposé dans une période de forte réduction du nombre de contrats aidés à destination des allocataires des minima sociaux : il y en aura 100 000 de moins d’ici la fin 2008 (voir graphique 1). Ce retournement brutal de la politique de l’emploi affectera les moins bien lotis, car on voit mal comment ils pourront alors décrocher un emploi et donc bénéficier du RSA.
Restent tous les inactifs pauvres qui, eux, ne recherchent pas d’emploi. Est-ce l’insuffisance de la rémunération nette de l’emploi qui les en dissuade ? Il est vrai que la recherche d’un emploi est une démarche coûteuse, ce qui accentue les difficultés de reprise d’activité des personnes les plus pauvres, lesquelles peuvent difficilement faire cet « investissement ». Une fois l’emploi obtenu, ces dépenses persistent : transports quotidiens, habillement, garde des enfants… Mais le coût n’est pas le seul obstacle, la disponibilité des services est également en cause : comment aller travailler (ou même se rendre à un entretien d’embauche) quand on n’a pas de voiture, ou même pas de permis de conduire, en l’absence de transports publics ? De même, comment être disponible rapidement lorsqu’on a un enfant en bas âge, ce qui est le cas des allocataires de l’API (Allocation Parent Isolé), et que l’on ne dispose pas d’une place en crèche, ou chez une assistante maternelle ? La question de la disponibilité des modes de garde sur le territoire est centrale dans l’accès à l’emploi des mères de jeunes enfants. Ces personnes ne peuvent tout simplement pas travailler, avec ou sans RSA.
Le RSA ou la pauvreté méritée ?
La pauvreté est le fruit de multiples handicaps qui, combinés, fragilisent la position de l’individu et de sa famille : bas salaire et précarité de l’emploi, manque de qualification ou déqualification, mais également problème de logement, de mode de garde, problèmes familiaux et sociaux. Un état de santé médiocre, ainsi que le manque d’estime de soi constituent un obstacle supplémentaire pour s’engager dans une démarche active de recherche d’emploi [10]. D’ailleurs, l’abandon de cette recherche par une minorité d’allocataires s’explique le plus souvent par des problèmes de santé [11]. Ces personnes sont pauvres et inactives et ne recherchent pas d’emploi : méritent-elles de ne pas être aidées pour autant ? La logique du RSA est claire sur ce point, elles ne le seront pas plus qu’aujourd’hui comme l’a très clairement souligné Martin Hirsch : « J’insiste également sur le fait que seules les personnes qui travaillent bénéficieront d’un surcroît de prestations par rapport à la situation actuelle. Avec le RSA, nous ne mettons pas un centime vers l’inactivité, et nous augmentons sensiblement le pouvoir d’achat des travailleurs pauvres ». Le RSA se fonde sur une vision duale de la pauvreté : la pauvreté méritante, celle qui affecte ceux « qui travaillent et se lèvent tôt », par opposition à une pauvreté qui serait « méritée ». Cela repose sur une idée naïve et dangereuse : « quand on veut, on peut ». Cela conduit à considérer, de façon absurde dans le contexte socio-économique actuel, que le fait d’« avoir un emploi » est révélateur de la volonté de l’individu de se réinsérer… En refusant de toucher aux niveaux des minima sociaux, on sacrifie sur l’autel de l’incitation au travail les individus qui constituent le « noyau dur » de la pauvreté, ceux pour lesquels une insertion immédiate dans l’emploi apparaît peu crédible. Le dernier rapport de l’Observatoire de la pauvreté et de l’exclusion sociale fait état d’une stabilisation du nombre de pauvres, mais d’une intensification de la pauvreté, ce qui n’est pas étonnant au regard de la dégradation du niveau du RMI (graphique 2). Le niveau du RMI est ainsi passé d’un peu moins de 70% du seuil de pauvreté en 1995 à près de 60% en 2005.
Pour lutter contre la paupérisation des plus démunis, la mesure d’urgence serait de relever le niveau du RMI, ce qui profiterait au tiers des ménages pauvres qui perçoivent actuellement cette allocation [12]. À cette mesure devraient s’ajouter des politiques de fond qui mettent l’accent sur l’accompagnement dans l’emploi des chômeurs, sur la formation, sur l’encouragement à l’emploi des femmes. Ainsi qu’une meilleure prise en charge du coût de l’enfant (avec par exemple une allocation familiale dès le premier enfant) et une création massive de modes de garde. Enfin les questions de l’accès au logement et de l’accès aux soins devraient également être intégrées dans une politique générale de lutte contre la pauvreté. Évidemment tout cela est coûteux. Comme le dit le prix Nobel d’économie, Robert Solow : « No cheap answer ». Il s’agit là d’un véritable engagement de la société, qui exige de redéployer massivement les ressources pour se donner les moyens de cette ambition.
Hélène Périvier, « Les victimes collatérales du RSA »,
La Vie des idées
, 21 mai 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-victimes-collaterales-du-RSA
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La pauvreté monétaire se mesure à partir d’un seuil de revenu qui correspond pour l’Insee traditionnellement à la moitié du revenu médian ou à 60% de ce revenu pour Eurostat. Dans la mesure où l’Insee utilise le plus souvent le premier seuil et que l’essentiel des données provient de cet institut, nous optons pour ce niveau de mesure de la pauvreté. Notons que passer d’un seuil à l’autre entraîne le doublement de la pauvreté.
[2] A partir du tableau de l’INSEE « Nombre et taux de personnes vivant sous le seuil de pauvreté selon le type de ménage ».
[3] La population active comprend l’ensemble des personnes qui ont un emploi, on parle alors d’actifs occupés, et celles qui en recherchent un. Les chômeurs sont donc des actifs par définition.
[6] Jean-Luc Outin, 2008 : « Le RMI et l’indemnisation chômage », in RMI l’état des lieux 1998-2008, (sous la direction de Michèle Lelièvre et Emmanuelle Nauze-Fichet).