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Essai Société

Les territoires des émeutes
La ségrégation urbaine au cœur des violences


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Le haut niveau de ségrégation urbaine constitue le meilleur prédicteur des violences. La différence la plus marquante entre 2023 et 2005 est l’entrée en scène des villes petites et moyennes, où les adolescents de cités d’habitat social s’identifient aux jeunes des banlieues de grandes métropoles.

Dix-huit ans après celles de 2005, la France a été touchée fin juin-début juillet 2023 par une vague d’émeutes qui a frappé les esprits à la fois par l’élément déclencheur, l’intensité des violences et des dégradations, et le nombre de villes concernées. Dans la plupart des cas les émeutes éclatent à la suite d’un incident, souvent grave, impliquant la police, et conduit à placer au centre de l’analyse la question des violences policières et des discriminations (Kokoreff, 2008 ; Lagrange et Oberti, 2006). Sans nier l’importance cruciale de ces éléments, nous proposons de nous intéresser davantage aux contextes socio-territoriaux dans lesquels ces événements s’enracinent, et moins aux caractéristiques individuelles des protagonistes [1]. Notre approche suggère que c’est moins la pauvreté, la précarité, le mal-logement, les difficultés scolaires et l’immigration en tant que telles qui sont associées aux émeutes que leur concentration dans des quartiers bien spécifiques de certaines communes [2].

La ségrégation, résidentielle et scolaire, joue un rôle essentiel dans l’apparition des émeutes, et agit de trois manières : d’une part, elle exacerbe, consolide et catalyse des inégalités de différentes natures ; d’autre part, elle contribue à associer durablement les désordres urbains aux habitants des quartiers défavorisés, accentuant leur stigmatisation ; et enfin elle favorise des discriminations qui suscitent colère et ressentiment. Cette dernière dimension est fondamentale et agit à son tour de deux manières. Puisque les stéréotypes envers les minorités s’intensifient lorsque celles-ci sont concentrées dans des quartiers spécifiques, les pratiques discriminatoires de la part de la police se trouvent accentuées sur une base à la fois spatiale et ethno-raciale. Enfin, cela contribue à forger et diffuser, auprès des catégories les plus concernées, une grille de lecture du monde social où l’intentionnalité d’un traitement différentiel, potentiellement raciste, devient centrale (Oberti, 2007).

Dans un premier temps, nous proposons de revenir sur les émeutes de 2005, et nous interroger sur leurs ressemblances et leurs différences avec celles de 2023, du point de vue des territoires concernés. Si la logique de diffusion apparaît identique dans les deux cas, avec un embrasement dans des quartiers populaires de la banlieue parisienne dans un premier temps, suivis des métropoles et de leurs banlieues dans un deuxième temps, puis des petites villes et des villes moyennes ; c’est bien le nombre nettement plus important de ces dernières qui, associé à une plus forte intensité des violences, distinguent les émeutes de 2023. Plus brèves, elles ont connu une diffusion territoriale beaucoup plus large.

Dans un deuxième temps, étant donné les différences structurelles entre la métropole parisienne et les petites villes et villes moyennes, nous traiterons séparément ces deux contextes afin d’interroger leurs spécificités. La comparaison aux émeutes de 2005 dans le premier cas, et au mouvement des Gilets jaunes dans le second cas, apportent un éclairage intéressant, tant sur les effets de long terme des émeutes et de la politique de la ville, que sur les logiques spatiales de la relégation et son ressenti.

Le rôle décisif des réseaux sociaux en 2023

L’élément déclencheur semble identique dans les deux cas : la mort de très jeunes garçons impliquant la police (Zyed Benna et Bouna Traoré, respectivement 17 et 15 ans, électrocutés alors qu’ils sont poursuivis par la police à Clichy-sous-Bois en 2005 ; Nahel Merzouk, également 17 ans, tué d’une balle dans le thorax après un refus d’obtempérer à Nanterre en 2023) ; mais les circonstances précises diffèrent profondément. Dans le premier cas, l’intention de donner la mort n’est pas prouvée, les jeunes s’électrocutent en cherchant à échapper à la police. Dans le second cas, l’un des deux policiers met en joue le jeune conducteur du véhicule et le tue d’une balle dans le thorax. La scène est filmée et immédiatement diffusée sur les réseaux sociaux dont la plupart n’existaient pas en 2005 [3]. Elle vient surtout contredire la première version officielle de la police. L’émotion est profonde et le parallèle avec la mort de G. Floyd aux États-Unis quelques mois auparavant s’impose. C’est l’impunité de la police qui est dénoncée, mais aussi un acte perçu comme raciste.

Le rôle des réseaux sociaux ne se limite pas à la diffusion de cette vidéo. Il apparaît crucial à la fois du point de vue de l’organisation des rassemblements, des affrontements avec la police, du repérage des cibles de dégradation, de destruction et de pillage, mais aussi pour le ravitaillement en mortiers. Ils constituent également le support par excellence de la mise en scène des émeutes et de leur diffusion à une large échelle. Des images d’affrontements violents avec la police, d’incendies de biens publics et privés, de voitures, de poubelles, inondent les réseaux sociaux, et participent d’une colère collective [4] et d’une surenchère dans l’intensité des affrontements et des dégradations. On pourrait même parler d’esthétisation des violences urbaines, à travers des images où apparaissent des silhouettes de policiers lourdement équipés face à des jeunes cagoulés, avec en arrière-plan des incendies et des tirs de mortiers qui viennent éclairer des paysages urbains typiques des grands ensembles. Il s’en dégage une scénographie « numérique » constitutive de l’émeute, qui l’entretient et l’amplifie.

Des émeutes plus courtes mais plus violentes en 2023

Concentrée sur une semaine en 2023, l’intensité des dégradations et de l’intervention des forces de l’ordre lors des émeutes de l’été dernier a été beaucoup plus forte que celle des trois semaines de 2005 (Tableau 1). Le nombre des dégradations de bâtiments publics et privés est sans commune mesure, tout comme la mobilisation des forces de l’ordre et la violence des affrontements (4 fois plus de policiers blessés sur une période divisée par 3).

Tableau 1 dégradations et incidents associés aux émeutes de 2005 et 2023
Sources :
  Centre d’Analyse stratégique, « Les violences urbaines de l’automne 2005. Événements, acteurs, dynamiques et interactions, 2007
  Rapport de l’IDJ et l’IGA, Mission d’analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l’occasion de l’épisode de violences urbaines, août 2023.
  L’Obs : https://www.nouvelobs.com/societe/20061026.OBS7047/le-bilan-des-emeutes-de-2005.html
  Rapport du Sénat sur le projet de loi relatif à l’accélération de la reconstruction des bâtiments dégradés ou démolis au cours des violences urbaines. Session extraordinaire de 2022-2023.
  France Assureurs : https://www.franceassureurs.fr/espace-presse/les-communiques-de-presse/cout-sinistres-declares-violences-urbains-fin-juin-reevalue-730millions-euros/

Si l’intensité des émeutes est nettement plus forte en 2023, on constate en revanche une même temporalité de diffusion socio-territoriale. Dans les deux cas, les émeutes se concentrent dans un premier temps dans la banlieue parisienne, se diffuse ensuite rapidement dans les banlieues des autres métropoles, puis concernent des villes moyennes, voire de plus petite taille. En 2005, les émeutes commencent en Seine-Saint-Denis, avant de s’étendre en Île-de-France et dans les banlieues d’autres grandes métropoles durant la première semaine. C’est au cours de la deuxième semaine qu’elles se diffusent dans des villes de province de plus petite taille.

Recensement des villes ayant connu des émeutes

La liste des 750 communes ayant connu des émeutes a été constituée en plusieurs étapes. D’abord à partir de la compilation de différentes cartographies des émeutes réalisées par la presse (Le Monde, Ouest France). Cette première liste non exhaustive a ensuite été vérifiée et complétée par une lecture fine de la presse locale et nationale et une recherche département par département. Enfin, un modèle de Machine Learning (régression logistique), estimé sur les 5331 villes métropolitaines de plus de 2000 habitants, à partir des caractéristiques socio-territoriales des villes touchées, a permis d’établir une liste d’une centaine de communes ayant de fortes probabilités (plus de 60%) d’avoir connu des émeutes mais n’étant pas comptabilisées comme telles. Une vérification systématique de l’absence d’incident a donc été réalisée, permettant ainsi de récupérer quelques dizaines de villes ayant effectivement connu des émeutes.

Une ville a été considérée comme ayant connu des émeutes dès lors qu’un article de presse évoquait un incident en l’associant aux émeutes en cours lors de la semaine du 27 juin au 4 juillet. Dans cette première phase, nous avons donc retenu une définition très large de l’émeute, puisqu’un feu de poubelle ou de voiture suffit à catégoriser la ville comme émeutière. Fixer un seuil minimal de dégradations, ou d’individus participants, pourrait être pertinent pour véritablement qualifier un phénomène émeutier. Cependant, le manque de détail des caractéristiques des événements dans la presse empêche d’établir des critères précis de qualification. Surtout, la répétition de ces phénomènes de faible intensité (uniquement quelques feux de poubelles et/ou voitures brûlées) dans 262 villes (35% des villes recensées) peut ne pas apparaître si anecdotique, notamment du fait de la taille de ces villes souvent moins peuplées. Inclure, puis distinguer, dans l’analyse ces émeutes de faible intensité, le plus souvent exclues des études quantitatives sur les émeutes, pourrait participer à une meilleure compréhension du phénomène, y compris dans ses formes les plus intenses.

Après le recensement de ces 750 villes touchées, une lecture fine de multiples articles de presse a permis de recueillir les dates des incidents, ainsi que leur type, décliné en 7 catégories* :

 Dégradation de mobilier urbain (poubelle, abris bus…)

 Incendie de véhicule privé

 Dégradation de bien public (mairie, école, bibliothèque…), à l’exclusion du mobilier urbain

 Dégradation de commerces (supermarché, tabac, pharmacie…), à l’exclusion des véhicules privés

 Affrontements avec la police

 Dégradation de commissariat/poste de police

 Non précisé

* Un grand merci à Joao Carty pour le traitement de la presse locale et régionale, à Marie-Lou Monnier pour la vérification des données sur les émeutes de 2005, et à Yannick Savina pour ses conseils sur les bases de données et leur traitement statistique.

Un premier temps « émotionnel »

Le premier temps est principalement francilien, puis lyonnais. Durant la première nuit, la grande majorité des émeutes se concentrent dans les communes de la banlieue parisienne, qui restent majoritaires durant la deuxième nuit, avant de chuter dès la troisième nuit et de devenir minoritaires ensuite au profit surtout des petites villes et des villes moyennes (graphique 1).

Graphique 1
Source : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Voir en annexe la définition précise des différentes catégories de villes

Ce temps émotionnel est directement lié aux circonstances de la mort de Nahel révélées par la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, et suscite colère et rage qui s’expriment avec une extrême intensité. Le premier soir est principalement caractérisé par des dégradations de mobiliers urbains et, dans une moindre mesure, de biens publics, ainsi que par des incendies de voitures (graphique 2). C’est surtout durant la deuxième nuit que les dégradations de biens publics augmentent, ainsi que les attaques contre les commissariats et les postes de police.

C’est donc majoritairement une logique d’affrontement avec la police et de dégradations de mobiliers urbains et biens publics qui caractérise cette première période, alors que les pillages de commerces connaîtront leur pic au cours de la troisième et quatrième nuits. Du point de vue des registres d’action, les deux premières nuits sont proches du type d’émeutes de 2005.

Si les « jeunes des quartiers » expriment leur indignation par la violence, ce premier temps « émotionnel » se caractérise aussi par la mobilisation de populations hétérogènes indignées par l’acte du policier (« jeunes des quartiers » donc, mais aussi parents, travailleurs sociaux, enseignants, élus locaux, militants antiracistes et associatifs, voire black-blocks, etc.), et conduit à une marche blanche ainsi qu’à des prises de position critiques à l’égard des violences policières.

Graphique 2
Source : Base « Émeute 2023 » des auteurs.

Un second temps « insurrectionnel » : une « fenêtre d’opportunité » en contexte de désordre et de grande précarité

Le deuxième temps est davantage celui des petites villes et des villes moyennes, plus nombreuses qu’en 2005, dont la plupart accueillent un quartier très défavorisé. Dans ces petites cités d’habitat social, il s’agit « d’en être », de participer à une sorte de révolte ou insurrection collective touchant la majorité des quartiers relégués du territoire métropolitain.

Extrait du rapport de la Mission d’analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l’occasion de l’épisode de violences urbaines (27 juin - 7 juillet 2023), p.12-13.

 Inspection générale de la justice, Inspection générale de l’administration, Août 2023.

« Les premiers faits de violences ont lieu dans la nuit du 27 au 28 juin dans 16 départements. L’Ile-de-France est la plus touchée et notamment le ressort de la préfecture de police ; la zone Sud est particulièrement calme.

Dès la soirée du 27 juin, apparaissent des tirs d’engins pyrotechniques et de projectiles incendiaires contre les forces de sécurité et des bâtiments, des incendies volontaires de mobiliers urbains, véhicules et immeubles, des tags hostiles aux forces de l’ordre, des intrusions avec violence dans des locaux publics, pratiqués isolement ou en groupe constitué.

Dans la nuit du 28 au 29 juin, est notée une extension des violences aux villes de taille moyenne en périphérie d’agglomérations ou isolées, et à la totalité des départements d’Ile-de-France ; les sept zones de défense sont touchées.

Le pic des infractions est constaté entre le 29 juin et le 2 juillet, suivi du 2 au 5 juillet d’une forte décrue. Les vols après effraction de magasins (alimentation, vêtements, bureaux de tabac, bijouteries...), commis en réunion, ont débuté dans la nuit du 29 au 30 juin, soit deux jours après le début de l’épisode. Ce phénomène a touché aussi bien les commerces de proximité des quartiers ou des centres-villes que les zones commerciales et leurs grandes surfaces.

Le 7 juillet marque le retour à une situation habituelle. »

Ce deuxième temps est également marqué par des dégradations et pillages de commerces dans les zones urbaines les plus touchées, en particulier lors du pic des émeutes, soit les nuits du 29 au 30 juin et du 30 juin au 1er juillet (voir graphique 2), et se rattache moins directement à la dimension émotionnelle liée au décès de Nahel (dénonciation des violences policières, des discriminations et du racisme). Dans un contexte de fortes tensions avec les forces de l’ordre, de grande précarité et d’inflation galopante, les émeutes ouvrent en effet une « fenêtre d’opportunité » permettant d’accéder à des biens de consommation alimentaires, ou à des objets coûteux et à forte valeur symbolique. Cette dimension économique était largement absente des émeutes de 2005.

La prévalence de communes avec un quartier prioritaire de la politique de la ville

En 2005 et en 2023, les villes les plus touchées sont celles qui concentrent un ou plusieurs quartiers de la politique de la ville (QPV) [5], et plus nettement encore en 2023. En 2005, alors que 56% des communes de plus de 10 000 habitants ont connu des émeutes (57% en 2023), cela concerne 71% de celles ayant un QPV (79% en 2023), et seulement 40% (26% en 2023) de celles n’en ayant pas (Rapport du CAS, 2007). La refonte de la géographie prioritaire entre les deux dates explique partiellement cette tendance. Le calcul et le tracé des QPV 2014, qui s’appuie sur des données plus fines, permet en effet de mieux identifier les poches de pauvreté urbaine.

Tableau 2 : Communes, émeutes et politique de la ville
Sources : *Données 2005 : Rapport Centre d’Analyse Stratégique - Cazelles., C., Morel, B. & Roché, S. (2007) / Données 2023 : Base « Émeute 2023 » des auteurs.

Davantage de petites villes et villes moyennes en 2023

Le nombre de villes concernées par les émeutes a augmenté entre 2005 et 2023. Sur les 3 semaines d’émeutes en 2005, 531 communes avaient été recensées comme ayant connu au moins un incident. En 2023, sur une semaine, la presse locale en recense 750.

Si l’on exclut les villes ayant eu une intensité très faible (juste quelques poubelles et/ou quelques voitures brûlées), le nombre de villes concernées est de 328 en 2005 et 488 en 2023.

Entre les deux dates, on observe une croissance plus forte des villes de moins de 10 000 habitants (6 en 2005 et 59 en 2023), et de moins de 20 000 habitants (20 en 2005, 56 en 2023), alors que la part des villes de l’unité urbaine de Paris baisse de façon significative (perte de 11 points en pourcentage).

Tableau 3 : Les communes ayant connu au moins un incident 2005-2023
Sources : *Données 2005 : Rapport Centre d’Analyse Stratégique - Cazelles., C., Morel, B. & Roché, S. (2007). / Données 2023 : Base « Émeute 2023 » des auteurs.

Les dégradations de commerces et l’apparition de pillages en 2023

Comparativement aux émeutes de 2005, le traitement médiatique de celles de 2023 a davantage mis en avant l’intensité des dégradations de biens privés, et plus particulièrement le pillage des commerces. Sur la base de notre analyse de la presse locale, on en recense dans un peu plus d’un quart des communes touchées par les émeutes (209 communes). Ces pillages ont eu principalement lieu lors du pic d’intensité (entre le 29 juin et le 1er juillet), et ont été concentrés dans les régions les plus affectées, soit pour moitié dans des communes situées en Île-de-France ou en Auvergne-Rhône-Alpes. Aussi, ce registre est très majoritairement associé à d’autres registres intenses (affrontements avec la police, attaques de commissariat et dégradations de biens publics). En d’autres termes, on observe peu de communes qui n’ont été que le théâtre de pillages. Cela semble donc accréditer l’idée que les dégradations et pillages de commerces n’émergent que dans un second temps, lors de nuits particulièrement chaotiques, dans les communes où les forces de l’ordre sont dépassées, ouvrant ainsi une « fenêtre d’opportunité » à des comportements plus opportunistes dans un contexte de forte précarité. En effet, ces communes se distinguent également par leur pauvreté plus intense (taux de pauvreté de 21,2% en moyenne pour ces communes contre 18,3% pour les autres communes concernées par des émeutes).

Les dégradations de commerces et les pillages, très rares en 2005, restent tout de même moins fréquents que les dégradations de biens publics (32% des villes touchées), ou les affrontements avec la police et/ou attaques de commissariat (36% des villes). Il faut aussi noter que 35% de communes touchées n’ont été marquées que par des incidents de faible intensité (feux de mobiliers urbains et/ou de voitures).

Des villes plus pauvres, marquées par la concentration de logements sociaux et de populations immigrées

Comparativement à l’ensemble des villes de plus de 2000 habitants, celles touchées par les émeutes ont un profil social nettement plus défavorisé (graphique 3). Elles ont en moyenne plus du double de logements sociaux, de logements sur-occupés, d’immigrés et de familles nombreuses. Elles ont également plus de familles monoparentales, un taux de chômage des 15-24 ans légèrement plus élevé, et une pauvreté plus marquée (1er décile de revenu de 11294 € versus 13324 €).

Graphique 3
Sources : Base « Emeute 2023 » des auteurs. Données INSEE : fichiers détail Recensement 2020.

Cette plus grande précarité des communes ayant connu des émeutes se retrouve logiquement sur le plan scolaire, puisqu’elles accueillent en grande majorité au moins une école très défavorisée (64% d’entre-elles contre 16% pour l’ensemble des villes), c’est-à-dire appartenant au premier décile de l’indice de position sociale (IPS).

Mais plus que la sur-représentation de tous ces indicateurs à l’échelle de la ville, c’est surtout la concentration dans un ou plusieurs quartiers spécifiques qui caractérise les communes touchées. Le fait d’avoir un QPV permet en effet d’approcher cette dimension et constitue un indicateur de la ségrégation reliée au logement social, la taille, la structure, l’origine et le niveau de vie des familles (Tableau 5). La grande majorité des villes ayant connu des émeutes (71%) ont au moins un QPV ou une partie d’un QPV sur leur territoire, alors que cela ne concerne qu’une petite minorité (14%) de l’ensemble des villes (graphique 4).

Graphique 4 : Profil urbain (QPV) et scolaire (école défavorisée) des villes avec et sans émeute
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Données scolaires : MEN-DEPP. Données QPV 2014 : Agence nationale de la cohésion des territoires.

À taux équivalent d’immigrés ou de logements sociaux, la probabilité de connaître une émeute est nettement plus élevée dans les villes avec un QPV (Graphique 5). À titre d’exemple, pour une ville avec 15% d’immigrés sans QPV, la probabilité de connaître une émeute est de 11%, elle monte à 42% lorsqu’elle en a un. De même, une commune avec 25% de logements sociaux sans QPV a une probabilité de 11% de connaître une émeute contre près du triple (34%) si elle en compte un.

Graphique 5 : Probabilités prédites de connaître une émeute (interaction Taux d’immigrés/QPV et taux d’HLM/QPV)
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Données : fichiers détail Recensement 2020 INSEE/ MEN-DEPP / Agence nationale de la cohésion des territoires.
Note : Probabilités prédites à partir de modèles de régression logistique incluant le taux d’HLM et la part d’immigrés dans la commune, avec une variable de contrôle pour la population, et effet d’interaction entre le fait d’avoir ou non un QPV dans la commune et la part d’immigrés (graphique à gauche) et interaction QPV/taux d’HLM (graphique à droite).

Plus la ségrégation est marquée, plus les émeutes sont intenses

Parmi les villes avec au moins un QPV, celles pour lesquelles la probabilité d’être touchée par les émeutes est plus forte, la ségrégation socio-résidentielle, accompagnée d’une forte ségrégation scolaire, joue un rôle amplificateur. En effet, les émeutes sont d’autant plus intenses que la ségrégation socio-résidentielle et scolaire y est plus importante (graphique 6).

Ces communes qui abritent les QPV les plus peuplés sont les plus intensément touchées dans les différentes catégories de villes. Ils sont associés à une ségrégation scolaire très importante, puisque l’école et le collège qui se trouvent dans ou à proximité du QPV font le plus souvent partie des 10% les plus défavorisés du pays. On constate également des écarts de composition sociale entre les collèges de la commune plus importants.

Graphique 6 : Profil d’émeutes et caractéristiques scolaires des communes comptant au moins un QPV
Note :
  « Faible intensité » : uniquement dégradation de mobilier urbain et/ou incendie de véhicule privé / non précisé.
  « Un registre intense » : dégradation de bien public OU dégradation de commerces OU affrontement avec la police - dégradation commissariat/poste de police, éventuellement accompagné de dégradations de mobiliers urbains et/ou d’incendies de véhicules privés.
  « Deux registres intenses » : Cumul de 2 des 3 registres intenses.
  « Trois registres intenses » : Cumul de 3 registres intenses.
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Données scolaires : MEN-DEPP. Données QPV : Agence nationale de la cohésion des territoires.
Champ : les 770 communes comptant au moins un QPV. Sont exclues les communes ne comptant pas de collèges pour l’histogramme 2, et celles ne comptant pas au moins 2 collèges pour l’histogramme 3. Le calcul de la variance inter-collège dans la commune donne des écarts du même ordre que le calcul de l’écart entre l’IPS le plus haut et le plus bas retenu pour l’histogramme 3.

De l’agglomération parisienne aux petites villes, des configurations contrastées

La banlieue parisienne d’une part, et les petites villes et villes moyennes d’autre part se différencient nettement du point de vue de leur structure sociale et urbaine. Les petites villes et villes moyennes sont plus populaires et plus pauvres, alors que les communes franciliennes ont un taux significativement supérieur de familles nombreuses, de logements sociaux et suroccupés, et le double d’immigrés (tableau 4). Les différences d’écart-type montrent aussi que les profils socio-urbains des communes franciliennes sont plus hétérogènes que ceux des petites villes et des villes moyennes. Ces deux configurations urbaines se rattachent aussi différemment à des actions collectives passées : les émeutes de 2005 pour les communes de la région parisienne, et au mouvement des Gilets jaunes pour les petites villes et villes moyennes.

Tableau 4 : Profil social moyen des petites villes et villes moyennes / villes de l’Île-de-France)
Sources : Données INSEE : fichiers détail Recensement 2020 / Données scolaires : MEN-DEPP

La nouvelle géographie des émeutes en Île-de-France

Comme en 2005, la métropole parisienne a été particulièrement touchée par les émeutes en 2023, tant du point de vue du nombre de communes concernées (39%) que de leur intensité. Les affrontements et les dégradations se sont cependant principalement concentrés durant les trois premiers jours, avec une forte concentration dans la première couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne) où plus de la moitié des communes (67%) ont été touchées. La quasi-totalité des communes franciliennes qui ont connu des émeutes en 2005 en ont également connu en 2023 ; et plus de la moitié (57%) de celles touchées par les émeutes en 2023 avaient également connu des émeutes en 2005.

Tableau 5 : Profil des émeutes en l’Île-de-France
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs.

Il s’agit de communes nettement plus défavorisées, qui concentrent plus de familles nombreuses et monoparentales, et plus de logements de sociaux et d’immigrés (Tableau 6). Mais celles en ayant connu également en 2005 se démarquent par une ségrégation urbaine encore plus intense que celles touchées uniquement en 2023 (tableau 6). Comparativement, les premières ont presque toutes un QPV (87% contre 38%), une école très défavorisée (61 % contre 20 %), et des taux supérieurs de familles nombreuses et monoparentales, de logements sociaux et suroccupés, d’immigrés et une moyenne du premier quintile de revenu nettement inférieure.

Tableau 6 : Profil social des communes selon le calendrier des émeutes
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Données INSEE : fichiers détail Recensement 2020 / Données scolaires : MEN-DEPP
Carte 1 : Communes avec émeute uniquement en 2005 (IDF)
Carte 2 : Communes avec émeutes uniquement en 2023 (IDF)
Carte 3 Communes avec émeutes en 2005 et 2023 (IDF)

La Seine-Saint-Denis apparaît clairement comme le territoire le plus concerné (carte 3), puisque la grande majorité des communes de ce département (73%) ont été touchées aux deux dates, alors que cela concerne seulement 34% des communes dans les Hauts-de Seine et 45% dans le Val-de-Marne. Dans ce dernier département, c’est surtout la partie Est qui est la plus touchée. Dans la deuxième couronne, on retrouve les communes accueillant des grands quartiers d’habitat social, telles que Mantes-La-Jolie, Les Mureaux ou Trappes dans les Yvelines, ou encore les communes plus populaires du Nord de l’Essonne.

Les communes qui ont connu des émeutes en 2005 ont désormais une mémoire collective qui a pour une part été portée par des associations et des militants engagés dans la lutte contre le racisme et les violences policières. Ce tissu associatif et militant irrigue un grand nombre de ces quartiers, et, sans toujours toucher directement les jeunes les plus impliqués dans les émeutes, participe d’une sorte de conscience diffuse des discriminations dont une partie de la population fait l’expérience. Ces communes concentrent également une part importante de la jeunesse immigrée qui fait l’expérience des discriminations et des violences policières. Un événement comme celui de la mort de Nahel provoque des réactions d’autant plus intenses et violentes que beaucoup d’entre eux s’identifient à la victime.

Cela conduit à s’interroger également sur l’évolution de ces quartiers depuis 2005. Si une grande partie d’entre eux ont connu des interventions d’ampleur sur le bâti, avec des programmes lourds de démolition-reconstruction-rénovation (opérations ANRU), leur profil social reste relativement stable et caractérisé par la précarité, et une forte ségrégation sociale, scolaire et ethnique.

La ségrégation socio-résidentielle et scolaire, meilleur prédicteur de la probabilité d’émeute

39 % des villes d’Île-de-France ont connu une émeute, mais, contrôlées par toute une série de variables socio-urbaines et scolaires (graphique 7), celles qui ont une école très défavorisée ou un QPV, ont une probabilité beaucoup plus forte d’être touchées que celles n’ayant pas d’école très défavorisée ni de QPV (respectivement 63% et 79% dans le premier cas, 37% et 30% dans le second cas).

De façon presque contre-intuitive, un faible niveau de vie ou un fort taux de chômage des jeunes n’augmente pas la probabilité de connaître une émeute (on constate même un effet opposé). La variable « QPV » agrège donc des effets associés à la plupart des autres variables, et fait ressortir l’effet lié au degré de concentration de ces caractéristiques dans un ou plusieurs quartiers spécifiques. C’est bien la ségrégation socio-résidentielle (mais aussi scolaire) qui apparaît comme le facteur crucial. Le modèle de régression logistique duquel sont issues ces prédictions marginales moyennes indique que, toutes choses égales par ailleurs, les villes avec un QPV ont 15 fois plus de chance de connaître une émeute plutôt que de ne pas en connaître par rapport à celles n’en ayant pas, et 5 fois plus pour celles ayant une école très défavorisée. La suroccupation des logements est également un facteur très important en Île-de-France : dans les communes où le taux est le plus élevé (supérieur à 12,75 %), les chances de connaître une émeute sont multipliées par 5 par rapport aux autres.

Graphique 7 : Probabilités de connaître une émeute (Prédiction marginales moyennes, IDF)
Note : Ces prédictions reposent sur une régression logistique binomiale (émeute - oui/non) qui prend en compte les différentes variables relatives au profil social des villes et à la ségrégation. Toutes les variables ont été dichotomisées sur la base d’un découpage en quintile. Sont codées « 0 », les villes qui appartiennent aux 4 premiers quintiles, et « 1 » celles qui appartiennent au dernier quintile (les 20 % avec les taux les plus élevés), sauf pour la variable « Niveau de vie », pour laquelle ce sont les villes qui appartiennent au premier quintile (20% avec le revenu le plus faible) qui sont codées « 1 ». La variable « Quartier politique de la ville est codée « 1 » lorsqu’il y a un QPV ou une partie d’un QPV dans la commune. La variable « école défavorisée » est codée « 1 » lorsque la commune compte au moins une école appartenant au 10% des écoles les plus défavorisées de France métropolitaine (soit un IPS inférieur à 85.4).
L’ajout de variables de contrôle de la population communale, ou du caractère de ville centre/banlieue de la commune, ne changent pas le sens ni l’ampleur des effets des variables explicatives. Par souci de simplicité, le choix a donc été fait de les retirer.
Familles nombreuses (3 enfants ou plus) : taux > à 4.01%
Familles monoparentales : taux > à 21.77%
Immigrés : taux > à 20.73%
Niveau de vie : montant < 11238 €
Chômage (15-24 ans) : taux > à 26.47%
Emplois précaires : taux > à 9.66%
Locataires HLM : taux > à 28.96%
Logements suroccupés : taux > à 12.75%
École défavorisée : 1er décile IPS
Quartier prioritaire de la politique de la ville : avoir un QPV
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Données INSEE : fichiers détail Recensement 2020.
Lecture : Les communes n’ayant pas un quartier de la politique de la ville ont une probabilité prédite de connaître une émeute de 32%, elle est de 76% pour celles ayant un QPV.

Les dynamiques de l’émeute dans les petites villes et les villes moyennes

Les émeutes ayant eu lieu dans les petites villes et les villes moyennes se sont principalement déroulées dans les villes-centres, et non dans leurs communes périphériques, à la différence des plus grandes métropoles où les incidents ont majoritairement eu lieu dans des communes de banlieue.

Ces émeutes ne se limitent pas à des émeutes de faible intensité, comme aurait pu le laisser présager leur plus petite taille. En effet, 60% des villes touchées ont connu au moins un registre d’émeute intense : dégradation de biens publics (27%), dégradation de biens privés - le plus souvent des commerces - (25%), et affrontement avec la police (36%). 46 communes ont connu deux de ces registres, et seulement 12 les trois. Elles concentrent aussi davantage de logements sociaux, de familles monoparentales, de populations immigrées, de jeunes chômeurs, et de ménages pauvres (Tableau 7).

Tableau 7 : Profil social moyen des petites villes et des villes moyennes selon la présence d’une émeute
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Données INSEE : fichiers détail Recensement 2020 Données scolaires : MEN-DEPP

Moitié moins de petites villes et villes moyennes (19%) ont été touchées par les émeutes comparativement à celles de la métropole parisienne (39%). Cependant, comme pour les communes franciliennes, la ségrégation résidentielle et scolaire a un impact déterminant (graphique 8). C’est bien le fait d’avoir au moins une partie d’un QPV sur son territoire communal qui est le plus prédictif de connaître une émeute, avec cependant un effet moins fort, puisqu’un tiers des communes QPV n’ont pas été touchées, contre seulement 5% des communes QPV de banlieues parisiennes.

Graphique 8 : Probabilités de connaître une émeute (Prédiction marginales moyennes, Petites villes et villes moyennes)
Note : Même principe de modélisation que pour le graphique 7. Seules les valeurs de la dichotomisation changent, puisque la référence ici est l’ensemble des petites villes et villes moyennes.
Familles nombreuses (3 enfants ou plus) : taux > à 2.72%
Familles monoparentales : taux > à 19.60%
Immigrés : taux > à 10.27%
Niveau de vie : montant < 11130 €
Chômage (15-24 ans) : taux > à 31.84%
Emplois précaires : taux > à 12.86%
Locataires HLM : taux > à 20.60%
Logements suroccupés : taux > à 3.65%
École défavorisée : 1er décile IPS
Quartier prioritaire de la politique de la ville : avoir un QPV
Lecture : Les communes n’ayant pas un quartier de la politique de la ville ont une probabilité prédite de connaître une émeute de 12%, elle est de 30 % pour celles ayant un QPV.
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Données INSEE : fichiers détail Recensement 2020.

Ces résultats s’expliquent par un double phénomène. En effet, la centaine de petites villes et villes moyennes comptant un QPV mais n’ayant pas connu d’émeute sont moins ségréguées que celles (187) ayant également un QPV mais touchées par les émeutes : leurs QPV comptent en moyenne moins d’habitants (2052 contre 4256), elles ont moins souvent une école très défavorisée (64% contre 91%).

Enfin, l’effet très significatif du taux d’immigrés suggère que le lien avec la lecture raciste de la mort de Nahel n’est pas absent des protestations urbaines dans ces villes, puisque celles ayant un QPV et davantage d’immigrés ont été les plus touchées. Les habitants de ces quartiers populaires semblent a priori moins exposés aux violences policières que ceux des plus grandes métropoles [6], pour autant d’autres types de discriminations raciales, comme celles liées à l’emploi ou au logement, existent.

Enfin, les adolescents de ces petites cités d’habitat social éloignées de la capitale peuvent partager un sentiment d’appartenance et s’identifier aux protestations des jeunes des plus grandes banlieues, dans la mesure où ils occupent une position proche dans leur espace social et résidentiel local. Dans les petites villes, le mode d’habitat en immeuble collectif, et plus spécialement en logement HLM, est souvent perçu négativement par les habitants, en raison de son éloignement avec l’idéal dominant de la maison individuelle avec jardin. Cela conduit à une stigmatisation des quartiers et des populations qui y résident (Brouard-Sala, 2021). Ainsi, si l’ampleur de la ségrégation dans cette catégorie de villes n’est pas comparable à celles des banlieues parisiennes, la perception de la ségrégation y est parfois tout aussi intense (Lapeyronnie, 2008).

L’apparente coïncidence de la géographie des émeutes et de celle des Gilets jaunes

Il est courant d’opposer une France périphérique aux habitants des métropoles et leurs banlieues. Cette logique binaire, qui conduit à une mise en concurrence des souffrances territoriales, cache pourtant des réalités bien distinctes. Si certaines petites villes et villes moyennes sont effectivement touchées par la désindustrialisation, la dévitalisation des centres-villes ou encore la diminution et l’éloignement des services publics ; d’autres, situées dans des bassins de vie dynamiques, sont au contraire particulièrement attractives, et attirent une population croissante. Surtout, elles accueillent des populations hétérogènes, différemment impactées par les caractéristiques et les évolutions de leur environnement local.

Une partie de celles qui abritent des quartiers populaires ont connu des émeutes avec une intensité parfois comparable à celles des grandes métropoles. Ces événements, inattendus dans ces villes, ne sont pas sans rappeler l’émergence spectaculaire et spontanée, dans les mêmes villes, du mouvement des Gilets jaunes en novembre 2018.

Une large par des petites villes et les villes moyennes touchées par les émeutes ont en effet, pour 63% d’entre elles, également été des lieux de rassemblement des Gilets jaunes en 2018. Mais si ces deux types de mobilisations collectives ont lieu dans les villes-centres [7] ou les villes isolées, pour moitié sous-préfectures ou préfectures, elles s’inscrivent pourtant dans des espaces géographiques de mobilisations distincts.

Les émeutes ont un caractère très localisé puisque les participants aux émeutes résident le plus souvent dans le quartier/la commune où ils commettent des dégradations [8].

En revanche, la mobilisation des Gilets jaunes sur les ronds-points des villes agrège des habitants de villes périphériques. La ville-centre est le bassin de vie des communes plus petites et plus rurales qui l’entourent, et donc le lieu spontané d’une mobilisation de proximité. « Beaucoup de Gilets jaunes rencontrés sur des ronds-points situés dans une ville-centre n’y habitent pas : si on a constaté leur venue notable depuis les petites villes et les communes périurbaines, on constate aussi ici leur « sur-provenance » depuis les communes rurales. » (Blavier & Walker, 2020).

La stricte échelle des communes s’avère donc moins pertinente pour analyser la mobilisation des Gilets jaunes, au profit de l’aire d’attraction de la ville [9].

Carte4
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Données Gilets Jaunes – Données collectées sur le site Carte Officielle Mouvement des Gilets jaunes.

Ségrégation et éloignement des services

Les 551 villes-centres (ou villes isolées) de cette catégorie se distinguent en quatre groupes :
 celles n’ayant connu ni événement Gilets jaunes ni émeute (44%)
 celles n’ayant connu qu’un événement Gilets jaunes (26%)
 celles n’ayant connu que des émeutes (10%)
 celles ayant connu des émeutes et un événement Gilets jaunes (19%)

Les villes ayant connu à la fois des émeutes et des rassemblements Gilets jaunes cumulent deux types de difficultés, touchant deux types de populations distinctes : des situations de pauvreté et de forte ségrégation dans la ville-centre (84% des villes comptent un QPV, 88% une école très défavorisée, contre respectivement 11% et 9% des villes n’ayant connu aucune des deux mobilisations), et une part de la population éloignée des services et dépendante de la voiture pour y accéder (Graphique 9).

Graphique 9 : Caractéristiques des 4 groupes de petites villes et villes moyennes - Éloignement de la population
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Données Gilets jaunes – Données collectées sur le site Carte Officielle Mouvement des Gilets jaunes. Données INSEE : Calculs INSEE - données Recensement de la population, Base permanente des équipements, distancier Métric.
Note : La part de la population dans l’aire d’attraction se situant à plus de 7 minutes en voiture des équipements de gamme de proximité (école élémentaire, boulangerie, médecin généraliste, etc.) est considérée comme éloignée. Le seuil est à 15 minutes pour les équipements de la gamme intermédiaire (collège, auto-école, supermarché, etc.), et 30 minutes pour la gamme supérieure (lycée, urgences, cinéma, etc.).

Les communes ayant connu uniquement des émeutes apparaissent également ségréguées (70% comptent un QPV, 75% une école défavorisée), avec plus d’immigrés, de pauvreté et de logements HLM, mais ne se distinguent pas sur les indicateurs d’éloignement de la population et de dépendance à la voiture (Graphique 9 et 10).

À l’inverse, les territoires à proximité des communes ayant connu uniquement une mobilisation des Gilets jaunes comptent une part importante de la population éloignée des services et dépendante de la voiture pour y accéder, mais une moindre ségrégation et pauvreté dans la ville-centre (43% comptent un QPV, 42% une école défavorisée) comparativement à celles également touchées par les émeutes (Graphique 9 et 10).

Graphique 10 : Caractéristiques des 4 groupes de petites villes et villes moyennes – Indicateurs sociaux
Sources : Base « Émeute 2023 » des auteurs. Données Gilets Jaunes – Données collectées sur le site Carte Officielle Mouvement des Gilets jaunes. Données INSEE : fichiers détail Recensement 2020.

Ces résultats apparaissent cohérents avec différentes études fondées sur une approche territoriale de la mobilisation des Gilets jaunes, et qui ont mis en évidence le rôle de la mobilité, au travers notamment du passage à 80 km/h et des distances domicile-travail (Boyer et al., 2019), ou encore l’importance de la distance et des fermetures des services et commerces de proximité (Davoine et al., 2020 ; Algan et al., 2020).

Le mouvement des Gilets jaunes est décrit comme n’émanant pas des quartiers pauvres et des franges les plus précaires des catégories populaires, mais plutôt des classes moyennes ou moyennes inférieures vivant en « périphérie ». Ce qui mobilise n’est pas tant la pauvreté en tant que telle, mais plutôt « l’insécurité budgétaire », la difficulté à « joindre les deux bouts » (Blavier, 2021), mais aussi l’augmentation du prix des carburants pour les populations dépendantes de la voiture.

La présence d’un ou plusieurs quartiers très ségrégués dans les villes-centres n’apparaît pas indépendante des questions d’éloignement des services et de dépendance à la voiture touchant ces mêmes espaces, et au cœur de la mobilisation des Gilets jaunes. En effet, habiter en périphérie d’une petite ville ou d’une ville moyenne peut engendrer des surcoûts importants du fait de l’éloignement des services de proximité et de l’absence de transport en commun. La partie la plus défavorisée de cette population se retrouve concentrée dans les quartiers parfois centraux les plus paupérisés de la ville-centre, qu’il s’agisse de quartiers de logements sociaux ou de logements privés très dégradés.

La ségrégation dans la ville-centre est d’autant plus forte que la répartition du logement social dans les communes périphériques n’est pas adaptée à l’absence d’infrastructures de transport, puisqu’elle se traduirait par un isolement géographique des familles précaires, ne pouvant plus compter sur les ressources et les réseaux d’entraide du quartier (garde des enfants, covoiturage pour se rendre au supermarché ou au travail depuis le quartier, etc.).

Finalement, plus qu’un lien entre Gilets jaunes et émeutiers, c’est l’interdépendance des questions d’enclavement des territoires et de ségrégation urbaine touchant une partie des petites villes et villes moyennes qui ressort.

L’expérience de la mobilisation des Gilets jaunes a pu contribuer à diffuser, légitimer, voire banaliser, y compris auprès d’adolescents ou jeunes adultes, des formes spontanées et parfois violentes de contestation, dont les ressorts ont plus à voir avec la question sociale et territoriale qu’avec la question des violences policières et des discriminations en tant que telles.

La mobilisation des Gilets jaunes en 2018 a rendu visible la colère des classes moyennes paupérisées vivant sur ces territoires. Avec les émeutes de 2023, celle de la jeunesse de ces mêmes territoires s’y exprime violemment, et repose sur la frange la plus précaire qui vit dans le quartier pauvre et ségrégué de la ville-centre. Les deux événements se rattachent à la délégitimation des institutions et de toutes formes classiques (y compris locales et associatives) d’encadrement, de régulation ou d’accompagnement de cette colère, qui prend des formes plus spontanées et plus violentes.

Conclusion

Le retour sur les émeutes de 2005 a permis de mettre en évidence à la fois des continuités et des changements par rapport à celles de 2023. Si de façon générale, les communes les plus défavorisées ont de plus fortes probabilités de connaître des émeutes, c’est surtout la ségrégation des situations sociales les plus précaires et des immigrés dans des quartiers spécifiques (QPV) qui apparaît comme un élément de contexte crucial. À profil social et urbain équivalent, avoir un QPV augmente de façon très significative la probabilité de connaître des émeutes. De plus, cette ségrégation sociale et ethnique s’accompagne d’une forte ségrégation scolaire dont nous avons pu mesurer également l’impact : plus elle est importante, plus les émeutes sont intenses et violentes.

Les quartiers en question sont ceux directement concernés par la politique de la ville (QPV, PNRU, NPNRU) depuis plusieurs décennies. Si des changements sont indiscutables sur le plan de l’amélioration du cadre de vie des habitants et plus particulièrement des conditions de logement, un grand nombre de ces quartiers continuent de concentrer une large part de la jeunesse populaire d’origine immigrée, celle la plus touchée par la relégation, les discriminations et les violences policières, et donc celle aussi la plus concernée par les émeutes. Si la mixité sociale et ethnique s’est sensiblement améliorée dans certains quartiers, d’autres demeurent des espaces de très forte homogénéité sociale et ethnique, que l’on retrouve dans les écoles et les collèges. Ceux où les interventions de l’ANRU ont été moins intenses ont même vu le nombre de ménages pauvres augmenter [10]. En Île-de-France, la quasi-totalité des communes qui avaient connu des émeutes en 2005, pourtant concernées par la politique de la ville, en ont connu également en 2023.

Notre approche socio-territoriale met d’autant plus en évidence les limites d’une analyse au niveau national, que les émeutes de 2023 se sont diffusées dans un plus grand nombre de petites villes et villes moyennes auparavant moins touchées par ces événements. Cette plus grande diversité territoriale est frappante lorsque l’on compare les banlieues des très grandes métropoles, à commencer par les banlieues parisiennes, aux petites villes et villes moyennes. Le poids du logement social, de l’immigration, la suroccupation des logements, le niveau de pauvreté, mais aussi la façon dont ces dimensions se rattachent aux familles monoparentales et nombreuses, renvoient à des réalités différentes. Pourtant, dans tous les cas, la ségrégation joue un rôle déterminant.

Cette approche contextuelle ne suffit pas à expliquer l’ensemble des mécanismes sociaux à l’œuvre et ce travail devra être complété à la fois par des analyses plus fouillées et qualitatives, ciblées sur les réseaux sociaux, la police et les profils des protagonistes, mais aussi des études de cas renvoyant aux différentes configurations socio-territoriales. Des études qualitatives locales devraient permettre de mieux comprendre comment, dans les différents contextes, les dimensions sociales et ethno-raciales interagissent lors des émeutes. Cela permettrait par exemple de mieux saisir l’importance de la mémoire des émeutes dans les quartiers populaires des banlieues des grandes métropoles, sa transmission et le rôle des réseaux militants et associatifs. Dans le cas des petites villes et des villes moyennes, la comparaison avec le mouvement des Gilets jaunes apporte un éclairage particulièrement intéressant sur l’intersection et la différenciation des formes que peuvent prendre la colère sociale et le ressentiment.

par Maela Guillaume-Le Gall & Marco Oberti, le 12 avril

Aller plus loin

Bibliographie
 Algan, Y., Malgouyres, C., & Senik, C. (2020). Territoires, bien-être et politiques publiques. Les notes du conseil d’analyse économique, (1), 1-12.
 Blavier, P. & Walker, E. (2020). Saisir la dimension spatiale du mouvement des « Gilets jaunes » : sources, méthodes et premiers résultats. Journée d’étude "quels outils d’analyse pour les Gilets jaunes", MetSem/Mate-Shs, Sciences Po Paris, 16-17 janvier 2020.
 Boyer, P. C., Delemotte, T., Gauthier, G., Rollet, V., & Schmutz, B. (2020). Les déterminants de la mobilisation des Gilets jaunes. Revue économique, 71(1), 109-138.
 Brouard-Sala, Q. (2021). Déclin et attractivité des bourgs et des petites villes dans les espaces ruraux de Galice, de Normandie et du Sud-Ouest de l’Angleterre (Doctoral dissertation, Normandie Université).
 Cazelles., C., Morel, B. & Roché, S. (2007). Les « violences urbaines » de l’automne 2005. Événements, acteurs : dynamiques et interactions. Essai de synthèse. Centre d’analyse Stratégique.
 Davoine, E., Fize, É., & Malgouyres, C. (2020). Les déterminants locaux du mécontentement : analyse statistique au niveau communal. Focus du CAE, (039-2020).
 France Assureurs (2023, 6 septembre). Communiqué de presse. Le coût des sinistres déclarés
 Inspection générale de la justice, Inspection générale de l’administration (Août 2023). Mission d’analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l’occasion de l’épisode de violences urbaines (27 juin - 7 juillet 2023), p.12-13.
 Kokoreff M., (2008), Sociologie des émeutes, Payot.
 Lagrange, H., & Oberti, M. (2006). Émeutes urbaines et protestations : une singularité française (No. 6, p. 224). Presses de Sciences Po.
 Lapeyronnie, D. (2008). Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, coll. « Le monde comme il va ».
 Le Nouvel Obs (2006, 26 octobre). Le bilan des émeutes de 2005
 Sénat (2023, juillet). Rapport sur le projet de loi relatif à l’accélération de la reconstruction des bâtiments dégradés ou démolis au cours des violences urbaines. Session extraordinaire de 2022-2023.
 Oberti, M. (2007) L’Ecole Dans La Ville : Ségrégation-Mixité-Carte Scolaire. Presses de Sciences Po.

Pour citer cet article :

Maela Guillaume-Le Gall & Marco Oberti, « Les territoires des émeutes . La ségrégation urbaine au cœur des violences », La Vie des idées , 12 avril 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-territoires-des-emeutes

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Ces données individuelles restent pour l’instant partielles et difficiles d’accès.

[2Autant de dimensions déjà mises en avant dans l’analyse des émeutes de 2005 (Lagrange et Oberti, 2006)

[3WhatsApp est créé en 2009, Instagram en 2010, Snapchat en 2011, Telegram en 2013, et Tiktok en 2016, Snapchat étant le plus cité par les prévenus, devant Twitter et Tiktok (Rapport de l’IGJ et l’IGA)

[4Certains jeunes parlent « d’une montée d’adrénaline » (Rapport de l’IDJ et l’IGA)

[5Les QPV sont des territoires d’intervention du ministère de la Ville, qui sont identifiés selon un critère unique, celui du revenu par habitants, mais de fait ils sont caractérisés par une surreprésentation du logement social, du chômage, de l’emploi précaire, et des immigrés.

[6Peu d’études existent sur les discriminations ethno-raciales dans les petites villes et les villes moyennes, ne permettant pas d’infirmer ou de confirmer cette hypothèse.

[7Selon l’INSEE, une commune appartient à une unité urbaine si plus de la moitié de sa population réside dans une agglomération urbaine, c’est-à-dire une zone bâtie continue comptant au moins 2 000 habitants. Si l’unité urbaine s’étend sur une seule commune, elle est dénommée ville isolée. Les communes qui composent une agglomération multicommunale sont soit ville-centre, soit banlieue.

[8Sauf cas de « projection », a priori plus fréquent en 2023 que lors des émeutes précédentes.

[9Une analyse au bassin de vie plutôt qu’à l’aire d’attraction donne des résultats concordants. Selon l’INSEE, l’aire d’attraction d’une ville est un ensemble de communes, d’un seul tenant et sans enclave, qui définit l’étendue de l’influence d’un pôle de population et d’emploi sur les communes environnantes, cette influence étant mesurée par l’intensité des déplacements domicile-travail.

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