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Les squelettes au musée

A propos de : iffany Jenkins, Contesting Human Remains in Museum Collections. The Crisis of Cultural Authority, Routledge


par Arnaud Esquerre , le 9 mai 2011


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La restitution d’une tête maorie à la Nouvelle-Zélande met sous les feux de l’actualité le débat sur la place des restes humains au musée, contestée depuis plusieurs années par des mouvements indiens ou aborigènes. Selon Tiffany Jenkins, ces revendications visent surtout l’autorité des conservateurs de musée. Une thèse originale, mais bien friable.

Recensé : Tiffany Jenkins, Contesting Human Remains in Museum Collections. The Crisis of Cultural Authority. New York / Oxon, Routledge, 2011. 184 p., £70.

Pourquoi le fait que des restes humains fassent partie de collections de musées est-il devenu, depuis la fin du XXe siècle et davantage encore depuis le début des années 2000, un problème épineux ? L’ouvrage de la sociologue Tiffany Jenkins cherche à résoudre ce problème depuis le Royaume-Uni, où le sujet n’est pas moins d’actualité qu’en France [1]. Cette question est toutefois rarement posée, contrairement à celle de savoir s’il faut ou non restituer des restes humains, qui suscite des débats passionnés dans des colloques de spécialistes [2] comme dans les pages des quotidiens.

La comparaison avec l’étranger crée, toujours, une distance utile avec la problématique locale, et il est intéressant de lire cette étude en gardant à l’esprit le cas français (qui n’est presque pas traité par Tiffany Jenkins). Car, si la comparaison permet de prendre du recul avec le débat qui se déroule par ici, elle fait apparaître aussi, à l’épreuve de la situation hexagonale, les faiblesses des solutions apportées par la sociologue anglaise à un problème international.

Comment les restes humains ont introduit la politique dans les musées anglais

Bien que les demandes de rapatriement de restes humains en Australie et en Amérique, et en particulier au Canada et en Nouvelle-Zélande, soient spécifiques à chaque pays, elles sont parallèles et émergent à la même époque. Au début des années 1970, les mouvements politiques des Indiens d’Amérique, des Aborigènes d’Australie et des Aborigènes de Tasmanie soulèvent la question de leur identité, de leur culture, de leur passé et des droits qu’ils estiment légitimes de revendiquer. Toutefois les « émetteurs de revendications » (selon l’expression « claims-maker », empruntée par l’auteure au sociologue Joel Best), issus en priorité de ces mouvements politiques, contestent, plus fortement encore à partir des années 1990, auprès des États (européens et nord-américains) la présence des restes humains dans les collections de leurs musées. Une partie des professionnels regroupés dans la Museum Association accepte alors le principe du rapatriement des restes humains. L’argument avancé est qu’il s’agit de « racheter les erreurs du passé », et que le retour des restes humains a une fonction réparatrice. Le terme de « ré-inhumation » a été alors remplacé dans les débats par celui de « rapatriement » (chapitre 1).

Les arguments en faveur du rapatriement ont été vigoureusement contestés par ceux qui soutiennent que les restes humains sont essentiels à la recherche et à des institutions dédiées à la connaissance. Cependant, dans le champ politique, le gouvernement Blair s’est montré désireux d’accéder aux demandes des gouvernements étrangers, notamment australien. Les résistances des scientifiques ont conduit le gouvernement britannique à mettre en place, en 2000, un groupe de travail sur les restes humains, qui ne comprenait toutefois qu’un seul scientifique. Cette faible présence des scientifiques était destinée à faciliter les changements juridiques nécessaires pour permettre avec plus de souplesse (du point de vue politique) les rapatriements. On peut souligner qu’en France le pouvoir politique, confronté aux résistances des conservateurs de musée, a procédé de la même manière, en élargissant la composition de la commission de déclassement des œuvres à des élus et des personnalités dites qualifiées, et en réduisant la place des conservateurs par la même loi qui, en 2010, restituait à la Nouvelle-Zélande les têtes maories appartenant aux collections publiques françaises. Le groupe de travail anglais a affirmé dans ses conclusions que les « restes humains devaient toujours être traités avec respect », qu’ils soient revendiqués ou non. Le déclassement des restes humains a été autorisé par la loi sur les Tissus humains (Human Tissue Act), votée en 2004. Instaurée par cette dernière, une Autorité des Tissus Humains (Human Tissue Authority) régule désormais les usages et la détention des tissus humains, à l’exception des gamètes et des embryons, et sa compétence s’étend donc à tous les restes humains dans les musées. Depuis lors, deux décisions de transfert des restes humains hors des musées ont été décidées : l’une concernant des Aborigènes d’Australie, l’autre des Aborigènes de Tasmanie (chapitre 2).

La thèse de la crise de l’autorité culturelle

Après avoir présenté, de manière claire et synthétique, l’évolution des débats, Tiffany Jenkins développe alors ce qu’elle estime être sa thèse forte et originale (chapitre 3). S’appuyant notamment sur les travaux de Bourdieu, l’auteure soutient tout d’abord que les musées sont investis, jusqu’aux années 1960, d’une autorité culturelle incarnant le goût des dominants.

À partir des années 1970, trois grands ensembles critiques ont émergé : le postmodernisme français (qui serait incarné principalement par Jean-François Lyotard), la « Cultural Theory » (Raymond Williams, Richard Hoggart, Tony Bennett, Stuart Hall, etc.) et les théories postcoloniales et de la reconnaissance (Axel Honneth, Nancy Fraser, etc.). Recourant à Zygmunt Bauman, Tiffany Jenkins soutient que ces trois ensembles critiques ont causé une « crise de l’autorité culturelle » des musées. Elle tente de le montrer en s’appuyant sur un corpus d’entretiens, au total 37, réalisés avec des responsables de musées. D’après la grande majorité d’entre eux, le rôle des musées est en train de changer : en rupture avec une conception traditionnelle, une nouvelle muséologie prend davantage en compte les visiteurs, traite avec respect les restes humains, et instaure des relations avec les communautés concernées.

Alors que l’autorité et la légitimité de la médecine et des musées serait en crise, la détention des restes humains serait, en outre, devenue problématique en raison de la signification beaucoup plus grande accordée au corps dans la période présente. Ce contexte général créerait une instabilité du statut des restes humains, dont la conséquence serait l’émergence des revendications (chapitre 5).

Païens et momies

Une spécificité du Royaume-Uni est le rôle des « Païens », mouvement basé sur le druidisme et le rapport à la nature, qui s’est développé au point d’être reconnu comme une religion, certes très minoritaire. Les Païens demandent à ce que les restes humains soient traités avec un soin particulier, et en 2004 ils ont créé un groupe « Honouring the Ancient Dead », qui prend position sur le traitement des restes pré-chrétiens, et fait campagne pour leur ré-inhumation, leur traitement rituel et leur respect. « Nous prenons soin des os de nos ancêtres », explique ainsi une druidesse en 2010. Les Païens exigent donc, eux aussi, au même titre que les Maoris ou les Aborigènes, d’être consultés, mais à propos des restes humains trouvés sur le territoire anglais et datés de la période celtique. Nombre de professionnels de musées estiment cependant que leurs demandes sont illégitimes et qu’elles constituent une nouvelle forme d’attaque contre la science (chapitre 4).

Le rôle des Païens a cependant pesé à propos de restes humains celtiques. En 1984, dans la tourbière de Lindow Moss, un corps, surnommé depuis l’Homme de Lindow, a été découvert dans un excellent état de conservation, et s’est avéré dater du 1er siècle après Jésus-Christ. Exposé de manière permanente au British Museum, il l’a été temporairement au musée de l’université de Manchester en 2008-2009. Or, à cette occasion, le groupe païen « Honouring the Ancient Dead », consulté, a fait prévaloir qu’il était nécessaire de traiter l’Homme de Lindow comme une personne, et même un ambassadeur de la communauté, en l’accompagnant d’un discours en ce sens, et non pas comme un objet, ce qui aurait été selon eux le comportement des archéologues jusqu’alors. Toujours en 2008, le même musée de Manchester a pris la décision de recouvrir de linges des momies égyptiennes sans bandelettes (et donc « nues ») par « respect » de la communauté d’origine et de leurs descendants, décision qui a suscité toutefois une controverse publique (chapitre 6).

De l’influence de la méthode sur le résultat

Le grand intérêt de l’ouvrage de Tiffany Jenkins est de présenter une synthèse des débats au Royaume-Uni, qui n’a d’ailleurs pas d’équivalent en sociologie en France, et une bibliographie riche et actualisée en langue anglaise. Il cherche à se singulariser sur la question très débattue des restes humains dans les musées en prenant le contre-pied des thèses dominantes. Celles-ci postulent que la contestation de la place des restes humains dans les musées a des causes externes, parce que des États formulent des demandes de rapatriement. Or, conclut l’auteur, les causes seraient avant tout internes : les restes humains seraient un moyen grâce auquel l’autorité des musées a pu être contestée et affaiblie (sans que l’on ne sache jamais très bien, d’ailleurs, qui exactement avait intérêt à affaiblir cette autorité et dans quel but).

Cependant, la question des restes humains dans les collections publiques se pose en France, dans les autres États européens et aux États-Unis autant qu’au Royaume-Uni. Si l’on devait suivre le raisonnement de Tiffany Jenkins, cela signifierait que l’ensemble des musées européens et américains seraient en proie à une crise profonde de leur autorité, causée principalement par les théories postmodernes, les Cultural Studies et les théories postcoloniales et de la reconnaissance.

Tout d’abord, si l’hypothèse était juste, les musées les plus importants, à « l’autorité symbolique » la plus puissante, devraient être prioritairement visés. Or ce n’est nullement le cas : en France, le musée du Louvre est très marginalement concerné par la question des restes humains, en dehors de sa section d’égyptologie, par ailleurs pauvre en momies. Les musées qui sont confrontés à cette question sont principalement les muséums d’histoire naturelle, ainsi que les musées médicaux, tel que le musée Dupuytren (Paris) ou le musée Fragonard (Maisons-Alfort), et les musées d’anthropologie, tel que le musée du Quai Branly ; il s’agit donc d’un nombre restreint de musées qui, en dehors du musée du Quai Branly, ne sont pas les plus connus du grand public.

Une deuxième faiblesse de la thèse de Tiffany Jenkins est d’identifier l’origine de la « crise de l’autorité des musées » dans l’impact de théories notamment postmodernes. Or jamais elle ne repère la moindre référence à ces théories dans les propos des professionnels des musées qu’elle a interrogés ou dans les journaux et autres documents émanant des musées qu’elle cite. On ne voit pas, dès lors, comment il est possible d’en conclure un lien de causalité. Certes, on pourrait objecter que les idées se seraient tellement diffusées qu’elles existent sans que soient cités ceux qui en sont à l’origine. Mais dans ce cas il faudrait, a minima, se livrer à un examen comparatiste rigoureux entre les théories des auteurs et les propos des professionnels des musées, ce qui n’a pas été réalisé.

Alors que Tiffany Jenkins ne cesse de citer les demandes externes adressées au Royaume-Uni pour demander des rapatriements de restes humains, pourquoi aboutit-elle à une thèse internaliste ? Il est probable que cette thèse résulte d’un problème méthodologique. Comme on sait, un travail sociologique n’est considéré comme « sérieux » selon les critères académiques actuels que s’il s’appuie sur une quarantaine d’entretiens au minimum pour une enquête. Les critères américains pour un travail sociologique « sérieux » sont plus élevés encore en matière de quantité de données accumulées, et ne cessent de croître. Il ne s’agit pas ici de contester l’utilité que peuvent avoir des mises en séries. Cependant, malheureusement, cette accumulation tend, dans certaines études, à manquer la complexité des questions traitées et des relations sociales étudiées. En l’occurrence, les trente-sept entretiens ont tous été réalisés avec des professionnels de musées, ce qui permet d’avoir un corpus « cohérent » et « homogène ». Mais il apparaît logique que ces professionnels expriment d’abord leurs problèmes, qui sont internes. Il est même possible que, confrontés aux demandes de rapatriement, les professionnels des musées aient eu la crainte d’un affaiblissement de leur métier et qu’ils aient eux-mêmes formulé une cause interne.

Si Tiffany Jenkins avait aussi réalisé des entretiens avec d’autres acteurs, tels que des responsables politiques, entre autres, ou davantage prêté attention à leur point de vue, elle aurait peut-être nuancé sa thèse. Elle aurait pu encore s’interroger sur le problème des restes humains en général, et se demander si la question des restes humains dans les musées n’est pas liée à une modification plus profonde et étendue des rapports entre les vivants et les morts. Car si le problème était véritablement l’affaiblissement de l’autorité des musées, on ne comprend pas pourquoi seuls les restes humains sont devenus un problème. En effet, si cette autorité était véritablement visée, on se serait attaqué avant tout à ce qui fonde au plus haut point cette autorité, et qui sont, sans doute, les peintures considérées comme des chefs-d’œuvre de l’art européen, à commencer, probablement, par la Joconde.

par Arnaud Esquerre, le 9 mai 2011

Pour citer cet article :

Arnaud Esquerre, « Les squelettes au musée », La Vie des idées , 9 mai 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-squelettes-au-musee

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À lire aussi


Notes

[1Voir notamment Laure Cadot, En chair et en os : le cadavre au musée. Valeurs, statuts et enjeux de la conservation des dépouilles humaines patrimonialisées, Paris, Ecole du Louvre, 2009.

[2Voir, sur le site de la Vie des idées, l’article « Des restes humains, trop humains ? » de Laurent Berger, à propos du colloque qui s’est tenu au musée du Quai Branly en 2008.

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