Recensé : Annamaria Rivera, Les dérives de l’universalisme. Ethnocentrisme et islamophobie en France et en Italie, La Découverte, 2010, 212 p., 20 €.
Les éditions de La Découverte proposent avec la publication des Dérives de l’universalisme une version sensiblement augmentée et mise à jour d’un ouvrage publié en 2005 par l’anthropologue italienne Annamaria Rivera, La guerra dei simboli. Veli postcoloniali e retoriche sull’alterità (ed. Dedalo, Bari). Si la réflexion engagée sur les « pratiques discursives et sociales relatives aux minorités d’origine immigrée » (p. 8) ne constitue pas en soi un apport original à la connaissance, y compris pour le cas italien (voir par exemple Dal Lago 1999), il s’agit en revanche du premier ouvrage qui se propose de l’aborder dans une perspective comparée franco-italienne, potentiellement féconde du fait du décalage temporel des flux d’immigration dans les deux pays et de l’histoire coloniale et nationale distincte des « sœurs latines ».
Un essai oscillant entre posture critique et discussion théorique
Annamaria Rivera propose de « déconstruire les rhétoriques de l’altérité, c’est-à-dire les stratégies discursives à travers lesquelles le ‘nous’ européen majoritaire énonce et définit les ‘autres’, généralement dans le but de les exorciser, de les domestiquer, de les subordonner ou de les dominer » (p. 7). Affirmant la nécessité de « ranimer la propension à l’incertitude et à la critique de soi et de sa propre particularité » (ibid.), elle assume tout au long de l’ouvrage l’adoption d’une posture relativiste, indispensable à ses yeux à la compréhension de la pluralité culturelle. Ce relativisme se distingue du relativisme essentialiste mobilisé à des fins ségrégatives par des mouvements tels que la Ligue du Nord : cette « posture méthodologique » (p. 75) correspond donc dans le même temps à une posture normative. En s’inscrivant dans une tradition réflexive qu’elle rattache aux développements de la modernité européenne, elle revendique la dimension politique de sa démarche :
« Aujourd’hui, défendre la légitimité d’une posture relativiste comme disposition épistémique et principe méthodologique est avant tout un acte politique, non seulement parce qu’elle est une tentative de résister à un discours public d’inspiration autoritaire et ethnocentrique, mais surtout parce qu’elle est l’affirmation de la partialité du point de vue dominant, et de la possibilité de la confrontation et du conflit entre des points de vue différents » (p. 60).
Ce positionnement critique s’articule à une discussion théorique riche, bien qu’il ne soit pas toujours aisé de faire le lien entre les nombreux concepts abordés en divers endroits de l’ouvrage. « Race », « relativisme », « communautarisme », « civilisation » – entre autres – sont ainsi patiemment déconstruits et historicisés, à l’aide du recours à un large (et assez éclectique) ensemble d’auteurs (notamment Baudrillard, De Martino, Derrida, Elias ou Lévi-Strauss). Certains rappels historiques sont également bienvenus, à propos par exemple de l’illusion rétrospective d’une intégration sans heurts des Italiens de France, supposément due à leur pratique et à leur foi catholiques.
Le voile, le crucifix et la matrice catholique
Montrant la permanence du rôle joué par la religion, c’est à partir d’un essai d’analyse comparée des controverses relatives à l’« affaire du voile » que l’auteur développe sa réflexion sur la structuration différenciée des discours publics en France et en Italie autour des « motifs polémiques » de l’anticommunautarisme et de l’antirelativisme. Par le truchement de la comparaison, qui lui permet de s’éloigner des passions et des débats nationaux, Rivera distingue deux « rhétoriques » dominantes, deux « dispositifs discursifs » distincts : la condamnation du communautarisme en France et celle du relativisme en Italie, « montrés du doigt comme les maux de notre temps, et qui porteraient atteinte à la vie en commun, à l’universalisme, à ‘nos valeurs’ » (p. 13). Tout en indiquant que les arguments anticommunautariste et antirelativiste peuvent à l’occasion s’y entremêler, l’auteur montre comment les débats publics français et italien s’opposent. Dans un contexte international de « campagne hégémonique effrénée » (p. 18), ces arguments viseraient à l’affirmation du système de valeurs majoritaire – l’ « universalisme » – en se déclinant autour d’enjeux distincts dans les deux pays. En témoigne la cristallisation du débat public autour de la question du port du voile en France et de celle la présence de crucifix dans les édifices publics en Italie.
S’inscrivant dans une matrice coloniale, les controverses autour du port du voile seraient symptomatiques de l’islamophobie dominante dans une France où la laïcité ne constitue après tout que le « fruit d’un compromis avec le catholicisme, acceptant ses empreintes, diffuses et profondes, dans la vie sociale, incorporées comme des coutumes et définies comme faisant partie de la norme majoritaire » (p. 133). Les développements relativement convenus de l’auteur au sujet du modèle républicain et de sa « crise » sont ainsi à l’origine de quelques réflexions intéressantes, comme au sujet de l’attention particulière réservée par les « anticommunautaristes » à l’islam. En Italie, qui se caractérise par l’absence de modèle et de politiques d’intégration, et où le discours antiraciste est faible face à l’instrumentalisation de l’immigration et de l’insécurité à des fins électorales, la controverse autour du « foulard islamique », bien que périodiquement ravivée [1], n’a jamais été aussi animée et structurante pour le débat public qu’en France. Elle n’a d’ailleurs jusqu’ici pas connu de traduction juridique. L’auteur explique ce contraste par la conception très distincte de la laïcité dans les deux sociétés, rarement invoquée dans le cadre italien sauf par une partie des élites intellectuelles. Les débats bien plus vifs relatifs à la suppression de la présence de crucifix dans les édifices publics – et notamment les salles de classe – montrent au contraire comment ce symbole religieux a été défendu par beaucoup, y compris à gauche, en tant qu’emblème de l’identité et des valeurs italiennes : « Malgré une pluralité culturelle et religieuse de fait, la société italienne continue à se représenter et à se positionner selon un modèle blanco- et catholico-centré » (p. 141). Constituant la thèse principale de Rivera, cette structuration distincte autour de la matrice catholique des « rhétoriques de l’altérité » des deux côtés des Alpes peut sembler convaincante aux comparatistes ou plus largement à qui s’intéresse aux deux sociétés et à leurs transformations contemporaines ; aucun travail empirique ne vient toutefois l’étayer, ce qui rend discutables certaines interprétations de l’auteur, mais aussi et surtout l’apport heuristique de l’ouvrage.
Une comparaison sans travail empirique
La démonstration de l’auteur ne s’appuie de fait sur aucun corpus, ce qui ne peut qu’étonner dans le cadre d’une analyse de discours. Rivera ne s’appuie d’autre part que rarement sur les enquêtes empiriques disponibles traitant du racisme, des préjugés ou des relations interethniques, pourtant nombreuses dans le cas français, et qui se multiplient depuis une quinzaine d’années en Italie [2]. L’administration de la preuve n’advient donc qu’à travers la mobilisation impressionniste d’articles de presse ou par la discussion théorique des concepts, ce qui conduit souvent à la formulation d’assertions plus ou moins éloignées du sens commun, parfois stimulantes mais rarement empiriquement fondées.
Au-delà de cette faiblesse de l’apport empirique, un second problème découle de ce choix méthodologique : l’absence d’un objet d’étude précisément défini. Dans la mesure où aucun acteur ou aucune source ne sont spécifiquement ciblés, il est difficile de saisir à quoi correspondent les « rhétoriques » que l’auteur s’attache à déconstruire. Pour le dire autrement, comment mettre en œuvre une analyse de discours sans procéder en amont à l’identification d’acteurs ou d’institutions qui les produisent et les véhiculent ? Contrairement à d’autres, le concept de « majorité » ne fait ainsi l’objet d’aucune déconstruction, et si l’analyse proposée des « discours dominants » se révèle pertinente, le manque d’attention pour les acteurs, les mécanismes et les processus rend les interprétations proposées moins convaincantes. On se demande d’ailleurs parfois de quelle « rhétorique » il est question, tant sont à la fois divers et empiriquement absents les groupes supposés les produire (Partisans de l’empire ou féministes ? Capitalistes ou ultramontains ?). L’absence de définition de ces rhétoriques – jamais définies autrement que comme « majoritaires » ou « dominantes », et sans qu’il soit précisé comment elles sont appréhendées – pose par ailleurs nécessairement la question de l’échelle d’analyse retenue, en particulier dans le cas italien. Le fait que la plupart des exemples cités évoquent la Ligue du Nord et les provocations de ses élus est à ce titre révélateur de la difficulté d’y étudier la construction de l’altérité exclusivement au niveau national. Enfin, si les producteurs de discours ne sont guère présents, leurs récepteurs sont encore davantage ignorés, et l’effet des rhétoriques plus préjugé que démontré.
En définitive, et en dépit de développements stimulants, Les dérives de l’universalisme ne constitue qu’un apport marginal à la connaissance comparée des sociétés étudiées. Alors que l’ambitieuse approche franco-italienne pouvait laisser augurer des résultats originaux et significatifs, l’ouvrage se distingue avant tout par la discussion conceptuelle qu’il propose et ne répond que partiellement aux attentes importantes que son intitulé pouvait susciter : le chantier de l’étude comparée de la production de l’altérité sociale reste ouvert.
La
Vie des Idées a reçu cette réponse de l’auteur, Annamaria Rivera.
La critique la plus récurrente dans la recension de Clément Rivière est que les thèses et les argumentations de mon essai manqueraient à s’asseoir sur des travaux empiriques – qu’il s’agisse des miens ou de ceux d’autres chercheurs. Or, Les Dérives de l’universalisme est avant tout et délibérément un essai théorique, dont le propos est une réflexion sur les pratiques discursives et sociales relatives aux minorités d’origine immigrée dans deux contextes nationaux différents, la France et l’Italie. L’ouvrage est composé autour de quatre noyaux thématiques, respectivement consacrés : au communautarisme et au relativisme comme objets de polémiques publiques ; à l’histoire du relativisme culturel en anthropologie et aux possibilités de son usage actuel ; à la polémique française comme italienne autour du « voile islamique » et, en Italie, autour du problème de l’exposition de crucifix dans les lieux publics ; enfin, à l’histoire et à la déconstruction du concept de « civilisation ».
Il est piquant de voir le recenseur/censeur prétendre que des discussions éminemment théoriques – qu’il évite soigneusement de critiquer de front – comme celles autour de la notion de civilisation ou autour de la question du relativisme culturel, devraient être soutenues de références aux travaux empiriques. Cette prétention est justifiée, bien sûr, en rapport avec les analyses de la xénophobie, de l’islamophobie et du racisme, ou encore à la « question du voile », qui ne constituent pourtant pas la part essentielle de mon essai. En cet état, sa critique selon laquelle les références empiriques se verraient remplacées par une « mobilisation impressionniste d’articles de presse » est de toutes façons largement infondée. La bibliographie et le corps même du texte, en fait, contiennent au moins une vingtaine de références à des travaux empiriques. Dans deux cas, j’en suis l’auteure ou la co-auteure : A. Rivera, Estranei e nemici. Discriminazione e violenza razzista in Italia, DeriveApprodi 2003 et G. Naletto (dir.), Rapporto sul razzismo in Italia, Manifestolibri 2009. En outre, il suffit de jeter un coup d’œil sur mes états de service scientifiques pour noter que, entre autres choses, je suis l’auteure de rapports officiels rédigés, année après année, pour l’EUMC (European Monitoring Centre on Racism and Xenophobia), l’organisme de l’Union Européenne (devenu aujourd’hui FRA, Fundamental Rights Agency), dont la vocation est de documenter le racisme et la xénophobie dans les pays de l’Union [3].
L’autre critique – « le manque d’attention pour les acteurs » des rhétoriques de l’altérité – me semble non seulement injuste mais quelque peu ingénue. La production de telles rhétoriques est en fait un système complexe qui fonctionne habituellement sur un mode circulaire, de même que les dimensions institutionnelle, médiatique et relative à des élites intellectuelles tendent à se renforcer réciproquement. D’où mes références pointilleuses aux lois, normes, articles de presse, et prises de positions d’intellectuels.