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Recension Histoire

Les sciences sociales juives

À propos de : Cecile E. Kuznitz, YIVO and the Making of Modern Jewish Culture, Cambridge ; Jan Schwarz, Survivors and Exile, Detroit


par Judith Lindenberg , le 2 mars 2016


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De l’Institut scientifique juif (YIVO), fondé en 1925, à la collection de livres « La judéité polonaise », créée après la Seconde Guerre mondiale, les études juives et yiddish témoignent d’une grande vitalité, malgré l’ombre portée par la Shoah.

Recensés : Cecile E. Kuznitz, YIVO and the Making of Modern Jewish Culture, Cambridge University Press, 2014, 293 p. ; Jan Schwarz, Survivors and Exile, Detroit, Wayne State University Press, 2015, 251 p.

Dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, les sciences sociales juives ont connu leur apogée avec la création d’un institut dédié, le YIVO (Yidisher Visnshaftlekher Institut), l’Institut scientifique juif, créé en 1925 à Vilnius, alors Vilno. Il manquait jusqu’à présent une étude sur ce moment fondamental de la vie intellectuelle juive polonaise de l’entre-deux-guerres. C’est désormais chose faite avec le travail de Cecile Kuznitz.

Études juives et écritures de soi

L’auteur s’attache à reconstituer la naissance de cet Institut et sa genèse savante. Si les sciences sociales se sont développées à ce moment-là, comme partout en Europe, elles ont néanmoins émergé sur un terreau spécifique lié à l’histoire des Juifs de Pologne et, en premier lieu, à celle de leur langue, le yiddish – le mot « yiddish » signifiant dans cette langue à la fois « yiddish » et « juif ». Le yiddish, en effet, fut au centre de la conception du YIVO non seulement comme projet linguistique, mais beaucoup plus largement dans une perspective sociale et politique.

C’était, pour les intellectuels, la langue du peuple juif de Pologne, le ciment identitaire à même de faire de cette communauté une nation. Cette recherche d’une histoire s’appuyait sur les enquêtes ethnographiques, lancées par Doubnov et An Ski à la fin du XIXe siècle, qui visaient à collecter des sources écrites et orales, mais aussi matérielles, dans un double souci de conserver des traces de la culture populaire juive en train de disparaître et d’écrire son histoire. Par ailleurs, une autre préoccupation majeure des savants à l’origine du projet était de montrer l’utilité des Juifs dans la vie économique polonaise, pour aller à l’encontre de l’image négative qu’on leur accolait.

Par bien des aspects, ce projet croisait celui des Juifs allemands qui, avec la Wissenschaft des Judentums science du judaïsme ») depuis le début du XIXe siècle, visaient à inscrire l’histoire juive dans l’histoire allemande. Mais la grande différence, comme le disait Doubnov cité par l’auteur, résidait dans le fait que « la Wissenschaft des Judentums [allemande] étudie le judaïsme ; nous, le peuple » [1]. Cette réflexion, bien plus qu’une boutade, illustrait le fil conducteur des sciences sociales juives polonaises, que l’on retrouvera dans le YIVO : l’intérêt des savants pour le peuple, tout à la fois comme dépositaire de la culture populaire et destinataire du savoir produit à partir de celle-ci. Ce fut parmi ces mêmes hommes et femmes ordinaires que furent recrutés les collecteurs (« zamlers  ») du YIVO, effectuant un travail bénévole, transmis ensuite aux chercheurs des différentes sections.

À la lecture de l’ouvrage, ce qui frappe le plus est la disproportion entre la fragilité de l’entreprise et l’importance rétrospective des chantiers mis en œuvre et des problématiques en jeu. L’une des entreprises majeures du YIVO fut les concours d’autobiographies à destination de la jeunesse, lancés en 1932, 1934 et 1939. Dans le cadre des « recherches sur la jeunesse » de la section pédagogique, inspirés par la sociologie polonaise et notamment par les concours de Znaniecki, auteur avec Thomas de l’ouvrage Le Paysan polonais, ces concours avaient pour but de mieux connaître la jeunesse. Ils rencontrèrent un succès massif, aussi bien auprès des participants que des lecteurs, et formèrent toute une génération à l’écriture de soi.

Certes, l’histoire des Juifs polonais de la première moitié du XXe siècle, marquée par l’abandon du mode de vie traditionnel du fait des phénomènes d’urbanisation et d’émigration, ponctuée de pogromes et de guerres, explique la motivation originelle des sciences sociales juives à collecter des matériaux pour garder les traces d’un monde en pleine mutation. Mais l’idée selon laquelle « au temps de la destruction, il y avait le “devoir sacré” de sauver les restes de la culture populaire » (ibid.., p. 25), comme le dit un écrivain au lendemain de la Première Guerre mondiale, prend rétrospectivement une autre résonance.

Villes et visages

C’est au moment où s’arrête l’ouvrage de Cecile Kuznitz que commence celui de Jan Schwarz, consacré à la vie culturelle des Juifs polonais en exil après le génocide. Il s’inscrit contre le « mythe du silence », qui a fait, depuis le début des années 2000, l’objet de plusieurs ouvrages montrant combien, dès le lendemain du génocide, il y avait eu la circulation d’une information sur cet événement, a fortiori dans les milieux juifs [2]. Jan Schwarz s’attache plus largement à décrire la vitalité culturelle de cette communauté transnationale. Spécialiste de littérature yiddish, il se concentre spécifiquement sur la communauté yiddishophone.

L’ouvrage, en mettant en exergue des lieux, des moments remarquables de la vie culturelle yiddish dans les deux décennies suivant l’après-guerre, suit la progression chronologique et spatiale de cette histoire d’émigration. La première partie est consacrée à trois grandes figures de la culture yiddish de cette période, chacune rattachée à un lieu : Avrom Sutzkever à Vilnius, Chava Rosenfarb à Lodz et Leib Rochman (récemment découvert en France grâce à la traduction de son magistral roman, À pas aveugles de par le monde, par Rachel Ertel) à Minsk Mazowiecki.

Tout en illustrant la diversité culturelle des Juifs polonais, à travers le choix de ces trois villes aux visages si différents, l’auteur trace des itinéraires de sortie de guerre d’hommes et de femmes qui, s’ils resteront connus comme écrivains ou poètes, ont été des acteurs de la sauvegarde la vie juive et ont acté l’impossibilité de sa reconstruction en Pologne.

Les deux autres parties nous transportent outre-Atlantique, avec une focalisation sur deux entreprises de grande ampleur : tout d’abord, la collection Dos poylishe yidntum La judéité polonaise »), comprenant 175 ouvrages en yiddish publiés entre 1946 et 1966, dont des écrits comptant parmi les premiers « témoignages sur la Shoah », mais aussi de nombreuses mémoires sur la vie juive d’avant-guerre, ou encore des romans, des essais, des recueils de poèmes. Jan Schwarz donne un aperçu de l’extraordinaire richesse de cette collection, qui comptait parmi ses auteurs des intellectuels reconnus comme Max Weinreich, que l’on retrouve ici, et des talents prometteurs comme Élie Wiesel. Il retrace les aléas traversés par Marc Turkow, son éditeur visionnaire, pour mener à bien cette entreprise, et agrémente son discours de magnifiques illustrations tirées de la collection.

New York et l’avenir

La troisième partie se passe à New York, restituant les questionnements et les parcours de deux grands poètes après le génocide, puis chez les poètes de la 92e rue, lieu d’élaboration artistique et de happenings. Par le jeu d’écho entre ces moments, qui constituent chacun des pages fascinantes et méconnues de la vie d’après-guerre, cet ouvrage parvient à faire sentir le profond paradoxe de cette parenthèse où une vie yiddish semblait de nouveau possible. Les protagonistes étaient à la fois dans une bulle, happés par leurs propres problématiques, et très en prise avec des questions extrêmement actuelles de cette période.

Comme le disent les deux ouvrages en introduction, le génocide a jeté une ombre sur toute l’histoire antérieure des Juifs d’Europe de l’Est. Dans le cas du YIVO, grâce au sauvetage d’une grande partie de ses archives par un groupe de résistants de Vilno dont faisait partie Avrom Sutzkever, l’institut a été transféré à New York pendant la guerre et a pu perdurer jusqu’à aujourd’hui. Présent dans les deux ouvrages, il n’est pas surprenant que la figure de Sutzkever constitue un trait d’union entre une approche historique et une approche littéraire de la culture yiddish, tant les deux sont en celle-ci étroitement imbriquées.

par Judith Lindenberg, le 2 mars 2016

Pour citer cet article :

Judith Lindenberg, « Les sciences sociales juives », La Vie des idées , 2 mars 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-sciences-sociales-juives

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Notes

[1Cecile E. Kuzntiz, YIVO and the Making of Modern Jewish Culture, Cambridge University Press, 2014, p. 90.

[2Dan Diner, We remember with reverence and love : American Jews and the Myth of silence after the Holocaust, 1945-1962, New York, New York University Press, 2009 ; David Ceserani, Eric Sundquist, After the Holocaust : Challenging the Myth of Silence, Londres, Routledge, 2012.

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