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Les ruses de la précarité
Entretien avec Javier López Alós


par Sarah Al-Matary , le 12 janvier


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Faute d’avoir trouvé comment sortir d’une précarité devenue systémique, on peut réfléchir à ce qu’elle fait concrètement aux individus. C’est le premier pas, selon le philosophe espagnol Javier López Alós, pour reconnaître aux précaires leur dignité, y compris intellectuelle.

© photo Michael Bourgatte

Fin connaisseur des élites du tournant du XVIIIe siècle depuis sa thèse Entre el trono y el escaño. El pensamiento reaccionario español frente a la Revolución liberal. 1808-1823 (Madrid, Publicaciones del Congreso de los Diputados, 2011) [Entre le trône et le banc. Pensée réactionnaire espagnole face à la Révolution libérale. 1808-1823], Javier López Alós s’intéresse désormais aux conditions de possibilité de la vie intellectuelle à l’heure du néolibéralisme. Il objective sa propre expérience d’enseignant-chercheur précaire en prenant à la fois en compte les structures et les affects. Crítica de la razón precaria. La vida intelectual ante la obligación de lo extraordinario (Madrid, Los Libros de la Catarata, 2019) [Critique de la raison précaire. Comment la précarité impacte les savoirs, traduit du castillan par Nicolas Padilla et Juliette Rüe, préface de Joëlle Le Marec et Claudio Broitman, Paris, MkF éditions, 2023], qui porte sur ruses de la précarité et à la manière dont on peut également ruser avec elle, vient d’être intégralement [1] traduit en français. Il a remporté le prix Catarata Essai. Premier volet d’une trilogie, cet ouvrage est suivi de El intelectual plebeyo. Vocación y resistencia del pensar alegre (Taugenit, 2021) [L’Intellectuel plébéien. Vocation et résistance de la pensée joyeuse]. Un troisième volume, Homo postacademicus. Ensayo más allá de la universidad [Homo post-academicus. Au-delà de l’université], doit compléter l’ensemble.

La Vie des idées : Pourquoi envisager la précarité depuis les affects qu’elle suscite, plutôt qu’à partir d’une définition socio-économique ?

Javier López Alós : Évidemment, l’approche socio-économique reste indispensable, mais le phénomène de la précarité lui est irréductible, et je considère qu’une recherche sur l’expérience et l’interprétation subjectives de la précarité peut vraiment nous aider à comprendre le caractère aujourd’hui structurant de la précarité et ses conséquences, qui excèdent les aspects matériels ou ceux qui sont les plus visibles. Car la précarité et pauvreté ne sont pas synonymes. La pauvreté va parfois de pair avec la précarité - c’est souvent le cas, mais pas toujours. Le comprendre est fondamental ; autrement, on finit par croire que la souffrance personnelle liée à la précarité disparaîtra quand on obtiendra enfin une rétribution économique donnée. Au contraire, l’objectif à atteindre s’éloigne un peu plus, et nous vivons en permanence dans le manque.

Quoi qu’il en soit, ma contribution sur le sujet prend bien sûr en compte cette dimension matérielle, dont je ne peux d’ailleurs pas prétendre que les conséquences me sont étrangères. Critique de la raison précaire, que j’ai écrit alors que j’étais au chômage après être sorti de l’Université à laquelle je me destinais, est né de la volonté de comprendre ma propre expérience de la précarité, dans ce qu’elle a de commun avec d’autres qui – ce n’est pas un hasard – éprouvent le même genre de sentiments. C’est un phénomène systémique, qui structure un mode de production tout en déstructurant l’existence et les relations entre les individus. La précarité est aussi, de ce fait, un sujet politique et philosophique, au-delà des expériences de chacun.

Le néolibéralisme et ses conséquences ne se réduisent pas à leur dimension socio-économique ou matérielle, mais impliquent une manière d’être et de vivre qui, entre autres choses, sont traversées par la précarité (subie, infligée, remémorée, redoutée, niée, etc.). Dans l’expérience subjective de la précarité, ses émotions et ses affects (culpabilité, anxiété, ressentiment, besoin de reconnaissance, sentiment d’échec et d’inutilité, ambivalence vis-à-vis de la vocation, etc.), dans tout cela s’exprime une compréhension particulière du monde, de la vie sociale et de la place que chacun y occupe. Peu importe finalement ce que chacun pense : la réponse émotionnelle à la situation tend à être identique, même si l’on est parfaitement conscient du mensonge méritocratique, conscient que sa propre précarité n’est pas due à la malchance ou à ce qu’on a agi de telle ou telle manière.

Il me semble important de réfléchir à cela, et de chercher comment sortir de ces circuits où nous nous trouvons si souvent enfermés et en perpétuel mouvement, comme les hamsters qui courent dans leur roue jusqu’à en être exténués, sans aller nulle part. Nous attendons toujours qu’il arrive quelque chose d’extraordinaire, que tombe du ciel un événement ou un succès qui nous sauve. Penser les façons par lesquelles nous intégrons subjectivement expériences et valeurs - même celles auxquelles nous ne souscrivons pas ou que nous déplorons ! - m’intéresse… Dans cette perspective, je suis aussi intéressé par un travail conceptuel qui puisse à la fois produire des affects compatibles avec la vie des autres et désirables pour tout un chacun, au lieu de constituer l’autre en compétiteur ou en menace, et de lui répondre comme tel. C’est-à-dire produire des vies qui n’aient pas besoin du sceau du succès pour être reconnues dignes. Tout cela, qui je crois peut s’étendre à bien des domaines, je l’ai étudié spécifiquement dans la sphère culturelle, notamment du fait de l’importance des affects dans les activités mues par la vocation, où les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle sont poreuses.

L’hypercompétitivité engendre une insécurité qui, quels que soient les efforts déployés – on le voit à l’insatisfaction de ceux qui sont censés avoir touché au but – ne trouve pas de réponse dans la réalisation d’objectifs professionnels, mais via leur remplacement permanent par d’autres objectifs. Comment réagit-on à cette insécurité ? Eh bien, en travaillant plus, en produisant plus. La précarisation fait partie du système, elle n’en est pas un accident ou une anomalie. Si l’on ne prend pas en compte les aspects plus subjectifs - comment nous pensons et comment nous ressentons tout cela -, il est très difficile de comprendre le phénomène.

La Vie des idées : À l’ère néolibérale, la précarité est systémique. Elle revêt cependant des formes spécifiques selon les pays. En Espagne par exemple, ni la figure de l’intellectuel ni le mythe méritocratique n’occupent la même place qu’en France… L’expérience de la précarité y a peut-être également pris une coloration particulière après la crise de 2008, c’est-à-dire pour votre génération ?

Javier López Alós : Bien que la précarité (j’inclus la précarité intellectuelle ou culturelle, qui est mon cadre de référence) existe partout, elle ne se décline pas partout de la même manière ni n’a les mêmes caractéristiques. En travaillant à Paris avec Joëlle Le Marec et les camarades du réseau Endangered Humanities, j’ai compris que la précarité n’a pas tout à fait le même sens ici en France ou en Espagne et au Chili, en Afrique du Sud, au Maroc ou en Turquie par exemple, quand bien même on identifierait des lignes de force communes et la récurrence d’un paradigme managérial. J’imagine que l’intérêt suscité par mon travail dans des pays aussi différents que l’Espagne, le Mexique ou la France tient à cette interprétation de la rationalité spécifique à la précarité, laquelle permet d’expliquer aussi une bonne part des cas particuliers et d’établir des comparaisons.

Pour ce qui est de la comparaison entre l’Espagne et la France : historiquement, la France a exercé une énorme influence sur les élites culturelles espagnoles. La France a représenté, et je crois qu’elle constitue encore symboliquement un modèle à imiter en termes de construction de l’espace public, de la sphère culturelle ou du champ intellectuel. Bien entendu, c’est un modèle idéalisé, mais peu importe au fond ici : de fait, pour beaucoup de gens en Espagne, la définition de la vie intellectuelle s’est mesurée par contraste avec ce qu’on imaginait qu’il « se passait en France ».

Néanmoins, les critiques du piège méritocratique ne viennent pas de là. On le constate dans le monde entier dès que les crises réorganisent la distribution des ressources d’une manière plus injuste et inégalitaire. Il est clair que la méritocratie fonctionne comme une légitimation morale de l’inégalité : « tu as ce que tu mérites, ne te plains pas et redouble d’efforts, car on ne va pas partager » Le recours à la démocratie consacre ou cautionne symboliquement des positions de pouvoir, en enrobant le caractère non nécessaire (disons-le : arbitraire) des privilèges de quelques-uns et de la précarisation de la majorité. Comme si, en fait, la fracture sociale qui se creuse chaque fois plus gardait un quelconque rapport avec le nombre d’heures de travail réalisées ou l’implication, pour ne pas parler de « capacité », de « talent », de « sacrifice », entre autres termes utilisés dans ce contexte.

Dans le cas espagnol, après la crise de 2008 s’est produite une rupture générationnelle très brutale et, disons-le, traumatique : au moment d’intégrer le monde professionnel, ma génération – celle de ceux qui sont nés au temps de la transition vers la démocratie (la Constitution actuellement en vigueur a été votée en 1978), s’est rendu compte que le récit et la promesse de progrès perpétuel non seulement ne s’accomplissait pas, mais même d’une certaine manière qu’il n’existait pas. Conséquence : dans les années 1980 surtout, mais aussi dans les années 1990, sous l’effet de la croissance économique et des fonds européens, l’Espagne a connu un important développement universitaire, qui a nécessité d’embaucher massivement. C’est dans ce contexte que la génération à laquelle j’appartiens a étudié, toujours avec l’espoir que si elle faisait bien les choses, l’effort et le mérite seraient récompensés ou reconnus sur le plan professionnel.

Je le redis : peu importe que cette idée ait pu être naïve : c’était une idée répandue, qui circulait dans les salles de classe, dans les médias et chez les gens, et qui appartenait au sens commun à l’époque. Mais quand nous avons obtenu toutes les qualifications pour poursuivre notre propre carrière, tout cela était fini, seule restait la précarité. Et qu’a-t-on reçu de la génération (du moins, de nombre de ses membres) qui nous a formés et qui continue à occuper les postes ? Incompréhension et reproches, car elle ne reconnaît même pas la légitimité de notre déception, encore moins de notre révolte. Je crois qu’on ne peut pas comprendre ce qu’a supposé le mouvement du 15M en 2011 et le cycle politique qui a suivi sans cette clef générationnelle : une bonne partie de ceux qui à la trentaine ont eu la chance (et dans bien des cas l’ont gagnée, je ne le nie pas) de profiter de conditions matérielles inédites pour la plupart des gens en Espagne, non seulement ne sont pas capables de garantir (encore moins d’élargir) ces conditions pour les générations suivantes, mais n’acceptent pas qu’on leur rappelle ce qu’il en est. Ce qui ouvre une brèche très profonde à une échelle individuelle, mais aussi plus largement à l’échelle culturelle. Il est compliqué de tisser des liens intellectuels solides quand l’une des parties se sent abandonnée à son sort.

La Vie des idées : Vous montrez que l’idéologie néolibérale conduit le précaire à accepter certains récits, que matérialisent des supports comme le curriculum vitae. Quels effets ont ces logiques narratives, et plus largement quel rôle joue le langage, par exemple à travers les « sémantiques de l’hospitalité » qui cachent la précarité ?

Javier López Alós : On peut considérer que la manière dont nous expliquons notre propre existence est narrative. Mais que se passe-t-il spécifiquement aujourd’hui ? Des auteurs comme le sociologue Richard Sennett l’ont montré dans leurs travaux sur la nouvelle culture du capitalisme ou de la subjectivité néolibérale : il est extraordinairement difficile de repérer des continuités, du fait de notre façon de vivre, de l’intermittence de nos relations personnelles, de nos activités, de la manière dont nous nous attachons aux lieux, de l’évanescence de nos projets de vie (l’appel constant à « se réinventer » !). On a l’impression d’abandonner une part essentielle de ce qui, il y a peu, on jugeait constitutif de son être, et dont on pensait qu’elle permettait aux autres de nous reconnaître.

Dans l’expérience de la précarité, la sensation de toujours repartir de zéro (dans le monde académique, Sisyphe traîne une valise de livres et d’attestations), la mobilité obligatoire et l’impossibilité de faire des plans à long terme, rend plus intense l’impression de fragmentation de nos biographies. On ne sait pas où l’on se trouvera quelques mois plus tard, si le contrat sera prolongé ou si l’on en obtiendra un. On sait seulement qu’on se rendra disponible. Cet état de veille semble parfois la seule constante de la condition de précaire. Mais, en même temps, le curriculum vitæ est l’expression bureaucratique d’une continuité fictive : il doit donner l’impression que tout est prévu, et tend vers un but concret : l’emploi, le financement ou le poste auquel on aspire. Là, dans sa représentation bureaucratique, tout concorde, même si celui qui bénéficie de tout ce cursus honorum, de cette carrière qui n’en finit pas, sent bien que ce CV ne le représente pas. Cela stresse énormément beaucoup de monde, car les contenus sont forcés, la sélection pratique ne peut coïncider avec ce à quoi on a consacré le plus de temps ou qu’on juge le plus significatif dans sa trajectoire. Parfois même on se trouve contraint de gommer, d’enlever de son CV des éléments auxquels on s’identifie fortement et, bien sûr, on y rappelle tout un tas de projets qu’il a fallu abandonner alors qu’ils donnaient leurs premiers fruits.

Il y a quelque chose de mélancolique dans l’élaboration d’un CV : il raconte ce qu’on a abandonné, mais aussi ce qui nous a échappé dans cette carrière, et les espoirs devenus une ligne supplémentaire dans la liste des mérites pour autre chose, et qu’on soumet volontairement à l’évaluation de personnes face auxquelles nous nous savons vulnérables. Mais la logique finaliste du CV exige justement qu’on nie cette vulnérabilité et qu’on donne l’apparence de la solidité : le CV doit cacher ce qu’on considère inutile, même si « ce qui est inutile » ou « ce qui l’a été » constitue une part majeure de toute biographie. Il n’est donc pas excessif de dire qu’on force son expérience personnelle afin de la mettre au format, et qu’on hésite entre la désagréable sensation de ne pas se faire justice du fait de ce qu’on tait et celle de passer pour un imposteur qui « grossit » son CV parce qu’il mentionne tel ou tel « détail ». En outre, comme il faut briller, nous avons tendance à cacher que nous sommes précaires, à nous auto-exploiter « comme si de rien n’était », comme si notre souffrance n’avait pas d’importance ou comme si nous devions avoir honte que les choses ne se passent pas comme on imagine qu’elles le devraient. C’est fou comme on a fait de la souffrance au travail quelque chose de naturel ! Surtout dans les métiers choisis par vocation, comme si c’était le prix à payer, au point que la vocation se retourne contre nous et nous rende encore plus vulnérable : « au fond, c’est ce que tu as choisi, prends sur toi », nous dit-on avec cynisme.

Le discours en faveur de la mobilité à l’Université (et chaque fois plus dans d’autres sphères professionnelles) a une fonction très importante dans tout ce système. Il masque que, dans la plupart des cas, ce va-et-vient des universitaires - surtout des post-doctorants - n’est pas en pratique conditionné par des raisons scientifiques mais par les besoins du CV. Ce qui, disons-le au passage, engendre aussi toute une industrie de l’hospitalité dans les centres d’enseignement et de recherche les plus courus, les plus cotés. Souvent, il faut le reconnaître, au prix de l’exploitation conjointe des hôtes eux-mêmes. Plus que les bienfaits du voyage, de l’échange et de la découverte de réalités et de cultures nouvelles  tout cet ensemble de nobles intentions , ce que nous voyons est le reflet systémique de l’impératif de disponibilité et un élément discriminant, un filtre sélectionnant ceux qui sont prêts à se déplacer au détriment de ceux qui ne le sont pas (plus le poste est au bas de l’échelle, plus il est nécessaire de prouver qu’on est mobile), qui peut payer ou obtenir des fonds pour cela, dans quel but, etc.

En outre, le déracinement, le caractère temporaire et le manque d’identification aux lieux où l’on est de passage, ont des conséquences sur ce qu’on fait, sur comment on le fait et avec qui, entre autres questions qui ne sont généralement pas prises en compte. Par exemple, quand on entend parler de la « fuite de cerveaux », ce qu’on nous dit c’est que les gens s’en vont, sans préciser où, s’ils arrivent quelque part, ce qu’il advient d’eux, quelles répercussions a ce changement sur leurs vies, celles de leurs proches, sur leur santé, ou sur leurs projets intellectuels, culturels et artistiques. Car nous ne conservons et valorisons que la part visible des productions, ce que nous pouvons transformer en un item du CV. Le reste importe peu. Dans ce contexte néo-libéral, tout le lexique de l’hospitalité (détaché, résident, invité…) du monde culturel, aussi bien universitaire qu’artistique, joue de l’euphémisme pour cacher (y compris à soi-même) une réalité précaire : tu finances ou on te finance d’une manière ou d’une autre un séjour de trois mois à Yale, à Oxford ou dans un théâtre de Berlin et tu t’imagines que tu fais partie de quelque chose, fantasme dont tu espères qu’il puisse te distinguer sur le papier de ceux qui n’ont pas pu se permettre de partir. Appeler cela mobilité, échange, hospitalité… je crois que c’est mettre de côté la plupart des expériences personnelles (des gens qui sautent d’un endroit à l’autre sans trop savoir pourquoi ni pour combien de temps) et ignorer la logique du système  tirer un maximum de profit de chaque action.

La Vie des idées : En quoi sortir - même ponctuellement - de l’Université et de l’académisme permet-il d’atténuer la condition des intellectuels précaires ?

Javier López Alós : J’avoue ne pas le savoir. D’un côté, l’académisme ne se manifeste pas uniquement dans l’enceinte académique, mais aussi très souvent quand, de l’extérieur, on prend la référence académique comme but et comme quintessence de la vie intellectuelle. Plus encore qu’un signe d’appartenance, l’académisme fonctionne comme la demande de reconnaissance d’une idée de communauté dont on aimerait faire partie. Ainsi, c’est pour s’intégrer qu’on adopte certains styles, certaines formes, et même certaines langues. Non pas pour être lu, mais au cas où cela procurerait de la visibilité. Pour moi, qu’on soit dedans, dehors, ou un pied dedans et l’autre dehors, il serait bon de chercher des alternatives à l’académisme, car ce dernier suppose la réduction de toutes les préoccupations et activités intellectuelles à leur intégration dans un cadre donné. Pour qui écrivons-nous ? Pour qui faisons-nous de la recherche ? Pour quoi ? Si tout s’explique par l’insertion ou la promotion à l’échelle académique de celui qui écrit, OK. Mais dans ce cas, ne nous plaignons pas que le reste de la société réalise que ce que nous faisons n’a rien à voir avec elle, et se demande pourquoi elle doit s’inquiéter d’une chose que nous considérons comme notre pré carré. D’un autre côté, chez les précaires, la tentation de l’académisme a quelque chose - est-ce le bon terme ? - d’autodestructeur : vous contribuez à perpétuer le système et la logique qui vous excluent sans fouler d’autres chemins et d’autres lieux où votre capacité intellectuelle, votre curiosité et votre force d’expression pourraient peut-être porter leurs fruits d’une manière plus gratifiante pour vous et pour les autres. En somme, la vie intellectuelle (pas la vie « d’intellectuel ») ne s’épuise pas dans les institutions académiques et leurs formes. De mon point de vue, la révolte « plébéienne » consiste à refuser aussi cela, et à explorer des voies qui ne reproduisent pas l’oppression. C’est pour cela que je parle d’« intellectuel plébéien ». Dans cette formule, le substantif marque la volonté de garder une vie intellectuelle significative au moins pour soi-même, plutôt que de se laisser définir par une précarité et une vocation (la chose intellectuelle, artistique, etc.) auxquelles nous nous rapportons dès que nous avons un moment. Ou que nous réprimions pour ne pas nous révolter.

Quant à sortir ou non du monde universitaire en réponse à la précarité, c’est quelque chose de très personnel, qui dépend d’un tas de facteurs. Mon propre cas (il y a plus de sept ans, j’ai décidé d’abandonner la vie universitaire afin de préserver la vocation qui m’y avait mené) n’est qu’une des voies possibles, et n’a pas de valeur universelle. Je ne peux même pas dire que bien des choses de l’université ne me manquent pas, ou que, qui sait, je puisse souhaiter y revenir à un moment.

S’en aller, dire non ou « je n’irai pas plus loin », renoncer pour pouvoir dire oui à d’autres choses, pour pouvoir tenter d’autres chemins et d’autres logiques, met dans d’excellentes phases et de moins bonnes, mais, si on ne veut pas tomber dans les passions tristes, cela exige de tisser de nouveaux réseaux affectifs et intellectuels, de conserver certains de ceux qu’on appréciait, et de construire d’autres lieux où l’on puisse penser en commun… y compris avec ceux qui ont décidé de rester dans la sphère universitaire ! Bizarrement, en ce moment l’Université s’intéresse à moi, et m’invite bien plus que quand j’y étais institutionnellement rattaché. Je reconnais que cela suscite chez moi un tiraillement, mais je crois qu’il est bon qu’hors les murs, des canaux académiques restent ouverts. Car dans tous les cas, il est nécessaire que des gens luttent pour changer la logique institutionnelle de l’intérieur : si tous ceux qui, comme moi, ne sont pas d’accord s’en vont, à moins que nous parvenions à créer des alternatives à l’extérieur (ce qui n’est pas exclusif), nous laissons la voie libre aux cyniques, aux arrivistes et à ceux qui s’accommodent de la situation.

La Vie des idées : Vos essais posent les problèmes, expriment des doutes, loin de tout « solutionnisme ». Poser les problèmes, c’est déjà commencer à les résoudre ?

Javier López Alós : Poser les problèmes est une première étape. Il peut y en avoir d’autres, ou tout peut s’arrêter là ; difficile de le savoir à l’avance. La manière dont on pose les problèmes dit beaucoup de la manière dont on aimerait les résoudre. En ce qui me concerne, je ne souhaite pas qu’on nous dise « ce qu’il faut faire » et qu’on nous donne une liste d’instructions susceptibles de produire un résultat concret, façon recette. Je ne crois pas que ce soit une manière adéquate de penser le commun. Je plaide pour que les conditions d’existence nécessaires soient réunies pour que chacun puisse réfléchir, rechercher ou mettre en œuvre des solutions sans que cela ne présuppose une position de surplomb.

D’un autre côté, que quelqu’un analyse ou décrive correctement un phénomène ne veut pas dire pour autant qu’il doive aussi être chargé d’apporter des solutions. Ce sont deux choses différentes. Surtout quand, comme nous le disions plus haut, on parle de phénomènes très complexes.

Les approches solutionnistes supposent que la plus grande partie de la population se détache dans l’espoir que, par des procédés et des logiques qui lui sont aussi peu familières que la magie, quelqu’un arrange les choses. Peu importe comment, à quel prix, où, par qui et dans quelle probabilité, la seule chose qui compte, c’est que les solutions adviennent et que nous n’ayons pas à nous en inquiéter. D’après moi, l’une des conséquences négatives des dynamiques solutionnistes est qu’elles présupposent que la solution découle d’une seule instance s’imposant aux autres de manière concurrentielle, comme si cela suffisait. Le solutionnisme technologique en est un exemple  l’idée que des problèmes comme la crise écologique trouveraient une solution idéale par cette voie et que, de ce fait, le mieux que nous puissions faire est de travailler à la développer, même si elle est elle-même coûteuse en termes de protection de l’environnement.

Mais on pourrait dire la même chose ou presque du solutionnisme éducatif (« l’éducation va tout changer » : tout est vraiment question d’éducation, tout ?) ou économique (« la croissance est la réponse à tous les maux de la société ») : même si les promesses techniques étaient fondées, la réalité est tellement plurielle et complexe qu’il n’existe pas de formule qui puisse résoudre à elle seule tous les problèmes que leur mise en œuvre implique, sans parler de ceux qui persistent historiquement, des limites biophysiques, des résistances politiques, morales, etc.

Plus généralement, je crois que, moins nous disposons de temps et d’énergie, plus nous avons tendance à attendre que d’autres résolvent les malaises sociaux et les problèmes collectifs. Et cela n’est pas dû à la confiance qu’on aurait dans les autres, mais à l’inhibition. Nous sommes trop las, trop démoralisés pour nous occuper de cela, de sorte qu’attendre des solutions qui prennent en compte la majorité des gens et qui soient guidées par nos besoins à long terme devient un souhait - comment dire ? - dont il serait assez surprenant qu’il se réalise. Nous n’avons donc pas d’autre choix que de cesser d’attendre que les solutions tombent du ciel et d’y réfléchir, de nous mettre à les construire et à les chercher ensemble. Pour commencer, en créant les conditions pour que chacun puisse participer à ce qui le concerne.

Entretien réalisé en espagnol et traduit par Sarah Al-Matary.

par Sarah Al-Matary, le 12 janvier

Pour citer cet article :

Sarah Al-Matary, « Les ruses de la précarité. Entretien avec Javier López Alós », La Vie des idées , 12 janvier 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-ruses-de-la-precarite

Nota bene :

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Notes

[1Mathieu Aguilera et Amina Damerdji en avaient déjà traduit un extrait dans la revue Tracés (n° 40, 2021) : https://journals.openedition.org/traces/12470

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