Comment les sciences humaines et sociales se sont-elle emparées des rêves ? Dès le XIXe siècle, les observateurs les ont notés par milliers, selon de multiples méthodes d’enregistrement et d’analyse.
Comment les sciences humaines et sociales se sont-elle emparées des rêves ? Dès le XIXe siècle, les observateurs les ont notés par milliers, selon de multiples méthodes d’enregistrement et d’analyse.
Comment faire des rêves des objets de science ? Si les humains ont cherché de longue date à donner sens aux visions et aux voix de leurs nuits et parfois de leurs jours, c’est principalement au XIXe siècle en Occident que s’est concrétisé le projet d’observer les rêves et de les enregistrer « objectivement » de différentes manières, dont les recherches actuelles sur le sommeil, pour plus extensives et sophistiquées qu’elles soient devenues, ont hérité. Il est donc important de revenir sur un moment décisif au cours duquel on a cherché à objectiver les phénomènes oniriques sous forme d’observations et de collections, mais aussi d’interprétations renouvelées, notamment avec la psychanalyse. Comment l’émergence des sciences humaines et sociales, entendues au sens large, a-t-elle infléchi ou modifié notre approche des rêves ? Comment s’est-on posé des questions épistémologiques et méthodologiques sur la possibilité (ou l’impossibilité) de recueillir les songes, de les interpréter et de les analyser ?
Il me semblait que tout fût brumeux et nacré autour de moi, avec des présences multiples et indistinctes, parmi lesquelles cependant se dessinait assez nettement la seule figure d’un homme jeune dont le cou trop long semblait déjà annoncer par lui-même le caractère à la fois lâche et rouspéteur du personnage.[…]
Une autre partie du rêve me le montre marchant en plein soleil devant la gare Saint-Lazare. Il est avec un compagnon qui lui dit : « Tu devrais faire ajouter un bouton à ton pardessus. »
Là-dessus, je m’éveillai. [1]
On aura reconnu dans ce texte intitulé « Rêve » un extrait d’Exercices de style, le célèbre ouvrage dans lequel Raymond Queneau raconte en 1947 la même histoire de 99 façons différentes. Dans cet exercice, il s’agit de convertir les « notations » d’un récit initial en un « rêve », au moins pour des lecteurs et dormeurs occidentaux des XIXe, XXe et XXIe siècles. Un sujet indistinct croit voir émerger de la brume un personnage, puis entend sa voix prononçant une phrase à la fois triviale et étrange. Deux scènes incongrues et insignifiantes, peu reliées entre elles, font entrer dans un monde à la fois ordinaire et incertain à propos duquel on ne sait pas trop qui voit et qui entend, jusqu’au moment où la brusque apparition d’un moi vigile fait rupture et où le lecteur vérifie que c’était bien un rêve.
Compagnon de route des surréalistes et lecteur critique de psychanalyse, Queneau a capté avec humour dans ce pastiche un style de récit assez emblématique qui se développe à partir du XIXe siècle autour d’auteurs, classiques en leurs temps, comme le plus célèbre et le plus cité, l’historien Alfred Maury (1817-1892), mais aussi comme les philosophes et psychologues Victor Egger (1848-1909) et Marcel Foucault (1865-1947), qui s’entraînent à noter et analyser leurs productions nocturnes. Le projet de ces amateurs de rêves est d’élaborer un savoir positif, une onirologie ou une hypnologie, comme on dit alors, à partir d’observations et d’expérimentations fiables pour édifier une psychologie et une physiologie de l’esprit et du corps endormis. Une norme s’accrédite : si l’on veut avoir légitimité pour parler du sommeil et des rêves, il faut devenir un « savant rêveur » et tenir un journal, qu’un philosophe du milieu du XIXe siècle, Antoine Charma, propose d’appeler un nocturnal. À domicile, il s’agit de s’observer au plus près du réveil, si possible avec un crayon et un carnet à côté de soi. On peut aussi se faire réveiller par un humain familier – domestique ou conjoint(e) – ou par un réveil-matin, au risque de connaître des insomnies. Le but n’est pas d’interpréter, mais de rendre compte de mécanismes psychologiques en contrant l’oubli au réveil et en traquant les visions et les voix éphémères qui surgissent. On peut compléter sa collection par des cas recueillis auprès d’observateurs supposés être de confiance, choisis par exemple dans un cercle familial, domestique, amical, savant ou scolaire.
Maury publie cet exemple en 1853 :
[…] Un matin je me rappelai que j’avais eu un rêve qui avait débuté à Jérusalem ou à La Mecque : je ne sais pas au juste si j’étais alors chrétien ou musulman. Après bien des aventures que j’ai oubliées, je me trouvai chez M. Pelletier le chimiste [un pharmacien au sens de l’époque], et, après une conversation avec lui, il se trouva qu’il me donna une pelle de zinc, qui fut mon grand cheval de bataille dans un rêve subséquent ; et qui a été plus fugace que les précédents. Voilà trois idées, trois scènes principales qui me paraissent liées entre elles par les mots pèlerinage, Pelletier, pelle, c’est-à-dire par trois mots commençant de la même manière, qui s’étaient associés évidemment par cette seule assonance, et constituaient les liens d’un rêve en apparence incohérent [2].
Le rêve résulte d’associations d’idées issues du for intérieur du dormeur, au gré de calembours et d’assonances. Mais celles-ci peuvent aussi, dans d’autres exemples, se référer à des émois du corps, notamment sexué, transformer et exagérer des sensations extérieures ou rappeler un passé proche ou lointain. Ce songe de pèlerinages n’a pas le caractère d’une vision nette à caractère sacré qui pourrait, dans certains univers religieux, intimer de partir à La Mecque ou à Jérusalem. Maury s’affirme comme un homme qui aurait pu être un dévot, mais qui refuse d’apparaître comme superstitieux en racontant les rêves qu’il vient de faire sous la forme d’un récit incertain, parsemé de trous et de flous. Les visions nocturnes peuvent s’écrire sur ce modèle aussi bien dans le domaine scientifique ou savant que dans le domaine littéraire, sous le signe de « l’incertitude qui vient des rêves », pour reprendre l’écrivain et sociologue Roger Caillois.
La guillotine a, semble-t-il, beaucoup fait rêver au XIXe siècle. Maury raconte ainsi en 1853 devant un public d’aliénistes (les psychiatres de l’époque) un songe de sa jeunesse devenu très célèbre une fois publié :
Je rêve de la Terreur : j’assiste à des scènes de massacre, je comparais devant le tribunal révolutionnaire, je vois Robespierre, Marat, Fouquier-Tinville, toutes les plus vilaines figures de cette époque terrible ; je discute avec eux ; enfin, après bien des évènements, que je ne me rappelle qu’imparfaitement et dont je ne voudrais pas vous ennuyer, messieurs, je suis jugé, condamné à mort, conduit en charrette, au milieu d’un concours immense, sur la place de la Révolution ; je monte sur l’échafaud ; l’exécuteur me lie sur la planche fatale, il la fait basculer, le couperet tombe, je sens ma tête se séparer de mon tronc ; je m’éveille en proie à la plus vive angoisse, je me trouve sur le col la flèche de mon lit qui s’était détachée et qui était tombée sur mes vertèbres cervicales à la façon du couteau de la guillotine. Cela avait eu lieu à l’instant, ainsi que ma mère me le confirma, et cependant c’était cette sensation externe que j’avais prise, comme dans le cas que j’ai cité plus haut, pour point de départ d’un rêve où tant de faits s’étaient succédé [3].
La mère de Maury, qui veille son fils endormi, accrédite la thèse qu’une sensation externe, en l’occurrence la chute de la flèche du lit, peut déclencher une très longue scène onirique à une vitesse vertigineuse.
Ce sont ces deux derniers points qui suscitent après coup une controverse dans La Revue philosophique au cours de laquelle Maury sera pris par certains en flagrant délit de récit onirique biaisé. En 1895 le philosophe Victor Egger ne met pas en question la sincérité de Maury, mais il doute de la vraisemblance et de l’exactitude de son récit. Peut-on faire un rêve aussi long, aussi suivi et aussi cohérent en un instant, se demande-t-il ? Autant que d’un rêve noté au réveil, il s’agirait là d’une « œuvre » reconstruite et restaurée a posteriori. Rappelant l’époque à laquelle Maury aurait fait ce rêve, soit bien avant 1853, Egger suppose qu’il l’a narré dans son entourage, notamment à Balzac, qui s’en serait inspiré en 1846 dans un récit onirique analogue de La cousine Bette. « Maury guillotiné » aurait ainsi circulé et été stylisé avant d’être raconté en public et publié. Pour Egger le rêve, tel qu’il se forme dans l’esprit, n’est pas une belle histoire, mais un ensemble hétérogène de tableaux, de voix, de sentiments. Dans son sillage, en 1906, Marcel Foucault, un professeur de philosophie qui recueille des exemples personnels et collationne ceux de ses élèves de lycée, propose une méthodologie minutieuse de l’observation et de la capture des rêves : il s’agit ainsi de comparer recueil immédiat ou différé, et d’identifier des séries de tableaux qui peuvent se mêler et dont l’ordre effectif pendant le sommeil peut s’inverser au réveil. Corrélativement, l’onirique est associé à un mode de récit ou de rendu plus ou moins transgressif par rapport aux normes de la narration ordinaire, comme le montre cet exemple donné par Foucault : « Pêche et jeu. Très grande confusion.- M. B… est mêlé à l’affaire ; il dit quelques mots, je ne sais plus quoi. Au jeu, je gagne, mais je ne sais pas de quel jeu il s’agit. Enfin il s’agit de pêche d’une façon encore plus indéterminée que du reste [4]. » Foucault met en avant un type de récit en style télégraphique au présent, qui est censé se situer au plus près du surgissement onirique.
Une autre méthode de capture consisterait à s’exercer à avoir des rêves conscients, qu’il pourrait, au moins partiellement, diriger ou orienter au cours de son sommeil. Le marquis d’Hervey de Saint-Denys en décrit cet exemple « orientaliste » en 1867 :
Je rêve que je suis dans une chambre spacieuse et très richement décorée en style oriental. Vis à vis d’un divan, où je me suis assis, se trouve une grande porte fermée par des rideaux de soie brochée. Je pense que ces rideaux doivent me cacher quelque surprise, et qu’il serait bien gracieux qu’ils se soulevassent pour laisser voir de belles odalisques. – Aussitôt les rideaux s’écartent, et la vision que j’ai souhaitée est devant moi [5].
Ce type de vision que le médecin et poète néerlandais Frederik Van Eedeen qualifia en 1913 de rêve lucide, introduirait un dispositif d’auto-observation active à l’intérieur même du sommeil. Le récit onirique n’intègre pas de flou ou d’hésitation, mais il s’apparente à un tour de magie ou de prestidigitation intérieures, pour évoquer des pratiques contemporaines d’Hervey de Saint-Denys. Spectateurs et acteurs des scènes qu’ils seraient capables de « photographier », pour reprendre une métaphore d’Hervey, et de changer à leur guise, certains rêveurs jouiraient ainsi d’un accès privilégié à leurs songes, derrière le rideau. Mais sont-ce là de vrais rêves ou plutôt des rêveries prises pour des rêves, se demande par exemple Maury ? Pour séduisants et fascinants à vivre qu’ils soient, les rêves lucides donnent-ils accès à un mode d’observation spécifique et privilégié, comme le revendiquent certains groupes de rêveurs contemporains se qualifiant d’onironautes et donnant au marquis stature de précurseur ?
Comme s’il fallait pallier l’amnésie massive qui caractérise même les meilleurs rêveurs, dans certaines de ces recherches, l’impératif est de multiplier, d’accumuler et de collectionner. Egger consigne des exemples oniriques dans une trentaine de carnets entre 1872 et 1908. Foucault publie plus d’une centaine d’observations.
On pourrait voir un prolongement de cette méthode dans des enquêtes ou des forums contemporains. Jean et Françoise Duvignaud ainsi que Jean-Pierre Corbeau font paraître en 1979 une enquête anthropologique et sociologique s’appuyant sur le recueil de 2000 rêves. Significativement, le titre de leur livre, La banque des rêves, ouvre la voie à une recherche cumulative autorisée et suscitée actuellement par internet : il n’y a par exemple pas moins de 22 000 récits standardisés à consulter par mots-clefs dans la dreambank de l’Université de Santa Cruz. Dans un registre « industriel » analogue, des forums rassemblent une masse de demandes de décryptages formulées par des dormeurs anonymes, et de réponses sous pseudonymes d’internautes-interprètes : dans les grilles proposées, Freud et Jung tiennent la vedette.
Il existe actuellement, notamment à Paris, à Lyon et à Genève, des laboratoires où des volontaires acceptent de dormir, contrôlés par des instruments de mesure. On les réveille dans tel ou tel type de sommeil, lent ou dit « paradoxal », et on surprend au plus près de leur éveil ce qu’ils répondent à propos de leur état mental du moment. Car, sauf phénomènes pathologiques rares (les troubles comportementaux en sommeil paradoxal) qui permettraient d’observer en laboratoire certains sujets qui agiraient leurs visions nocturnes sans avoir à les raconter [6], le recueil des rêves demeure, dans une très grande majorité, tributaire du dormeur qui en témoigne. Certains chercheurs contemporains enjoignent toujours à leurs sujets de collectionner leurs productions nocturnes et de tenir des carnets de rêves : le dictaphone remplace souvent alors le griffonnage d’antan.
Maury développe parallèlement à sa psychologie individuelle une psychologie historique dans un livre de 1860 au titre significatif, La magie et l’astrologie dans l’antiquité et au moyen âge ou étude sur les superstitions païennes qui se sont perpétuées jusqu’à nos jours. Les discours et les savoirs se divisent donc à cette époque entre deux approches. À côté d’une science du sujet qui dort et rêve menée chez soi, il faudrait écrire, selon Maury, une histoire des « superstitions » passées et présentes qui perdurent.
Depuis le XVIe siècle en Europe, des « clefs des songes », sous forme de dictionnaires alphabétiques, proposent de donner un sens prémonitoire mais aussi, plus tardivement, de jouer des chiffres gagnants à la loterie à partir des rêves. Ces publications peuvent se vendre par colportage et à la criée dans les villes et les campagnes, sous des formes bon marché ou plus luxueuses, à usage de lectorats plus aisés et plus bourgeois. La plupart des clefs des songes se référent à la tradition de l’interprétation onirique ou « onirocritique » léguée par Artémidore d’Éphèse (ou de Daldis) au IIe siècle, un texte qui est traduit à partir de la Renaissance sous des formes parfois transformées, voire censurées, et qui constitue une référence et une autorité presque toujours invoquée jusqu’au XXe siècle. Même si les clefs des songes se recopient et se plagient, elles peuvent s’adapter en fonction du contexte historique. Ainsi voit-on apparaître l’entrée « vaccin » dans une onirocritique francophone usuelle du milieu du XIXe siècle, tandis que « guillotine » s’ajoute à la rubrique « décollation », classique depuis Artémidore.
Comment appréhende-t-on les rêves dans ces publications ? Certaines conseillent de pratiquer conjointement une recherche active et précise dans la mémoire matinale et une consultation du dictionnaire que l’on suppose être à portée de main : « Enfin parmi les conseils que nous avons encore à vous donner, est celui de bien préciser votre songe afin de ne chercher d’explication qu’au mot réel qui résume bien ce que vous avez rêvé. Pour cela, il vous faudra chercher tous les mots qui se rapportent à votre songe et ne vous arrêter que lorsque vous aurez trouvé celui qui répondra le mieux aux inspirations que le ciel vous aura envoyées pendant votre sommeil ; ainsi, quand vous rêvez d’une ACTRICE, cherchez ce mot, mais voyez aussi les mots COMÉDIE, TRAGÉDIE, THÉÂTRE, etc., vous trouverez ainsi le vrai détail du songe qui vous préoccupe et la réponse qui vous sera donnée ne vous égarera point [7]. » La clef des songes qui donne ce conseil à ses lecteurs et lectrices se vante de contenir 6000 songes et s’apparenterait ainsi à une banque de rêves avant la lettre.
L’ambition de cette onirocritique n’est pas de traiter de tous les rêves, même si elle peut avoir des milliers d’entrées, mais surtout de privilégier les exemples susceptibles d’être « vrais », c’est-à-dire prémonitoires et inspirés par une instance désignée, dans ce cas, assez vaguement, comme « le ciel ». Sont valorisées certaines visions nettes au sein desquelles on doit apprendre à distinguer « le vrai détail » important au détriment du flou. Le rêve se décrypte en fonction et en vue d’un sens clair et il est alors dit théorématique : le dormeur qui voit un naufrage fait ensuite naufrage. Mais il peut aussi être dit allégorique, signifier autre chose que ce qu’on y observe et requérir de ce fait l’interprétation d’un sens caché. Rêver de vaccin peut présager « perte d’emploi, changement d’amour, présent que vous recevrez », mais aussi, de façon plus attendue, « santé florissante ». La clef des songes est pourvoyeuse de sens multiples entre lesquels l’éveillé(e) peut faire ses choix. Elle exclut de son domaine d’intérêt les rêves naturels et ordinaires qui sont liés par exemple aux besoins du corps et aux humeurs, les productions nocturnes qui peuvent justement intéresser les savants de la même époque.
La dichotomie entre rêves vrais et rêves banals se retrouve non seulement en Occident mais aussi ailleurs. Dans les sociétés dites « à rêves » par certains anthropologues, les songes ont une grande importance publique et pas seulement privée. Les onirocritiques s’insèrent dans des univers cosmologiques cimentant les groupes. Il n’en est pas de même dans des sociétés encadrées par le Christianisme, dans sa version catholique et encore plus protestante, qui jette la suspicion sur la véracité des rêves. Les croyances aux songes sont condamnées, même s’il faut faire droit aux prophéties bibliques et s’il faut bien aussi parfois composer avec la « crédulité » des fidèles. On ne rapporte pas que le Christ ait rêvé, contrairement à Mahomet. Une justification théologique de poids fait défaut aux clefs des songes : tout au plus peuvent-elles être tolérées par les gens dits « éclairés » à titre de support de croyances populaires et féminines, ou encore de jeux. À partir du XVIIe siècle, elles sont souvent l’objet de discours et de croyances oscillant à mi-chemin entre sérieux, divertissement, moquerie et parfois grivoiserie.
En 1900, l’Interprétation du rêve peut apparaître autant comme une rupture que comme la réactivation de mémoires et de traditions anciennes. Freud y revendique de façon provocante de réhabiliter l’interprétation populaire héritée d’Artémidore. Cependant, comme ses confrères savants contemporains, il rattache tous les rêves au passé proche ou lointain du dormeur et se garde de leur assigner un sens prémonitoire ou prophétique [8]. L’une des innovations de la psychanalyse consiste à ériger une version profondément remaniée de l’onirocritique en pratique thérapeutique. Les psychanalystes se présentent comme des interprètes professionnels légitimes qui affirment leurs compétences sur tous les rêves, et non plus sur quelques rêves, en fonction non plus d’un avenir mais d’un passé individuel, voire collectif. Ils pourraient en effet décrypter non seulement les rêves singuliers de leurs patients et patientes liés à une relation subjective à deux décrite en terme psychanalytique de transfert, mais aussi des songes écrits et transmis dans l’histoire et la culture. Freud semble avoir été prudent sur ce second point : il hésite à analyser des rêves attribués à Descartes, en faisant valoir que celui-ci n’a pas été son patient. Mais il se fait fort aussi souvent d’interpréter contes, mythes, récits folkloriques, romans et nouvelles, identifiés à des rêves par la psychanalyse, comme s’ils étaient des symptômes et des symboles relevant de plein droit de sa compétence.
Dans l’analyse du rêve freudien dit « de l’injection faite à Irma », qui inaugure l’Interprétation du rêve et sert de modèle et d’emblème au livre, il s’agit moins d’observer au plus près des images émergeant du sommeil que de décomposer élément par élément un récit manifeste déroutant pour élucider point par point ses sens cachés qui se condensent autour d’un désir. Freud rapporta ensuite, après 1900, ce désir à une origine infantile. Inversement il s’agit de comprendre comment un ensemble complexe d’idées, d’images, de souvenirs, de souhaits se transforme et se déforme en un contenu manifeste, le rêve tel qu’on s’en souvient. Le floutage de certains songes ou encore l’amnésie de beaucoup d’entre eux au réveil s’expliqueraient par une censure et un refoulement, processus que Freud généralise à tous les rêves humains adultes. Presque seuls en effet, les tout jeunes enfants auraient des rêves exprimant un souhait sans déformation.
Qu’en est-il de la saisie des rêves par les sciences humaines et sociales ? Il me semble que plusieurs approches ont fait un pas de côté par rapport à une perspective méthodologique inspirée d’une certaine psychologie ou d’une certaine psychanalyse qui cherchent à trouver une interprétation généralisable à tous les songes. Dans les années 1970-1980, les rêves et les savoirs sur les rêves ont donné lieu à un courant de recherche, plus particulièrement en anthropologie et en histoire, qui s’est proposé de les situer dans des époques et des groupes spécifiques. Car si rêver est un fait universel, le rêve se décline, tout aussi universellement, comme un phénomène humain culturel et social. Adopter ce type de perspective amène à prendre au sérieux et à ne pas considérer comme secondaire la manière particulière dont, dans une société donnée, on se représente, vit et conte les songes. C’est dans cette perspective méthodologique et épistémologique que Peter Burke, et Jacques Le Goff par exemple abordent l’histoire des rêves à l’époque moderne et au Moyen âge. Leurs travaux ont fait date en même temps que ceux de Michel Foucault sur Artémidore [9]. Ils ont proposé de comprendre les songes en leurs lieux et en leurs temps, et de les contextualiser sans anachronisme.
Il me semble que ce type d’approche pose ou repose la question de la croyance aux rêves. Il peut être assez fréquent aujourd’hui comme autrefois de revoir en rêve un mort avec la conviction qu’il est vivant. Au réveil, on peut se dire que ce n’était qu’un rêve.
Mais on peut aussi croire qu’on a vu réellement un revenant, ce qui arrive à des rêveurs non occidentaux et occidentaux, comme Van Eeden en 1913, pour donner un exemple à la fois proche et lointain de nous [10]. Il publie sa « découverte » des rêves lucides en s’appuyant notamment sur l’exemple d’un dialogue rêvé/réel avec son père. Être conscient de rêver et à même de diriger ses rêves lui permet de revoir nettement un défunt et, de son propre aveu, de soigner sa mélancolie. Sa foi en la présence effective de son père n’est pas seulement individuelle, elle s’appuie sur un univers onirique que Van Eeden partage avec certains de ses contemporains, à partir de croyances proches à l’époque du spiritisme.
Avoir affaire à ce type de récit de rencontre avec des morts confronte le chercheur en sciences humaines à ses propres croyances. Comment parler des visions que notre culture ne rend pas plausibles, une fois que nous nous sommes réveillés ? Si l’on cherche à écrire une histoire des rêves et si l’on ne rêve pas comme Van Eeden, que faire de ses récits ? Il faut à tout le moins prendre des distances, mais aussi prendre acte du fait que la jouissance procurée par le fait d’avoir des visions lucides à volonté n’a pas été un leurre ou une pure et simple mystification, et qu’un fantôme a bel et bien existé pour Van Eeden, avec toute l’émotion que cela impliquait.
À côté des travaux que je viens de citer, un autre ouvrage a eu un rôle important dans le renouvellement des approches sociales sur les rêves. L’écrivaine Charlotte Beradt, une militante antifasciste allemande, émigre aux États unis pendant la guerre et récolte clandestinement des rêves faits lors du IIIe Reich. Elle en fait paraître quelques exemples sur le moment puis publie après coup en 1966 en Allemagne une anthologie montrant comment l’effraction d’un régime totalitaire dans les psychismes a pu bouleverser rêves et rêveurs [11]. Il ne s’agit pas, dans une perspective freudienne, de rattacher ces songes à un sens latent mais de les prendre à la lettre comme des « sismographes » d’une situation et d’un régime politique dans lequel il peut être dangereux de divulguer ses rêves. En l’absence de ses archives, on peut s’interroger sur la manière dont Beradt a fait des choix d’exemples au sein de sa collection. Son anthologie pose le problème de la fixation des visions nocturnes et de leur usage politique et pamphlétaire. Pour authentiques et impressionnants qu’ils soient, les exemples publiés par Beradt peuvent jouer à la fois le rôle de sources historiques et de fables.
Pour conclure, en proposant ce bref historique, j’ai souhaité donner une idée de la diversité d’approches anciennes et actuelles qui se sont proposé de dire et d’analyser ce que voient et entendent les humains, généralement la nuit. Pour capter et fixer les rêves, on a pu et on peut ainsi les collectionner, les interpréter, les contextualiser. Doit-on prendre acte de cette diversité ou au contraire, rechercher une méthode et une théorie unifiantes ? Les rêves sont-ils du ressort d’un seul type, ou d’un type privilégié, de saisie ? J’aurais tendance à parier avec Caillois qu’ils ont une part d’incertitude.
par , le 14 mai 2021
Trois recueils collectifs donneront une idée diversifiée du rapport entre rêves et approches liées aux sciences humaines et sociales : Marie Bonnot et Aude Leblond (dir.), Les contours du rêve. Les sciences du rêve en dialogue, Paris, Hermann, 2017 ; Bernard Lahire et Hervé Mazurel (dir.), La société des rêves, Sensibilités. Histoire, critique et sciences sociales, 4, 2018 ; Jacqueline Carroy (dir.), La circulation des rêves, Communications, 108, 2021. Pour une histoire sociale et une sociologie du rêve, voir Claire Gantet, Une histoire du rêve. Les faces nocturnes de l’âme (Allemagne, 1500-1800), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021 ; Bernard Lahire, L’interprétation sociologique des rêves, Paris, La Découverte, 2018 ; id., La part rêvée ; L’interprétation sociologique des rêves, volume 2, Paris, La Découverte, 2021.
Jacqueline Carroy, « Les rêves, des objets comme les autres ? », La Vie des idées , 14 mai 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-reves-des-objets-comme-les-autres
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[1] Raymond Queneau, « Rêve », Exercices de style, Gallimard, 2009, 1e éd. 1947, p. 14.
[2] Alfred Maury, « Nouvelles observations sur les analogies des phénomènes du rêve et de l’aliénation mentale. Mémoire lu à la Société médico-psychologique dans sa séance du 25 octobre 1852 », Annales médico-psychologiques, 1853, p. 410 ; Le sommeil et les rêves, Paris, Didier, 1878, 1e éd. 1861, p. 136-137 (Consultable sur le site Gallica de la BNF).
[3] Maury, op. cit. p. 404-421 ; Le sommeil et les rêves, p. 161-162.
[4] Marcel Foucault, Le rêve. Études et observations, Paris, Alcan, 1906, p. 114.
[5] Léon d’Hervey de Saint-Denys, Les rêves et les moyens de les diriger. Observations pratiques, Paris, Amyot, 1867, p. 278-279.
[6] Isabelle Arnulf, Une fenêtre sur les rêves. Neurologie et pathologie du sommeil, Paris, Odile Jacob, 2018.
[7] Le grand interprète des songes. Guide infaillible pour l’explication des songes, rêves et visions avec l’indication des numéros de loterie pour chaque songe et un choix très intéressant d’anecdotes relatives aux songes, aux rêves et aux apparitions par le dernier descendant de Cagliostro avec un grand nombre de gravures dans le texte, Paris, Chez les marchands de nouveautés,1863, p. 105.
[8] Andreas Mayer, « La Traumdeutung, clé des songes du XXe siècle ? Freud, Artémidore et les avatars de la symbolique onirique », Jacqueline Carroy et Juliette Lancel (dir .), Clés des songes et sciences des rêves, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 157-181.
[9] Jacques Le Goff, L’imaginaire médiéval, Paris, Seuil, 1985 ; Peter Burke, « L’histoire sociale des rêves », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 1973, 28, 2, p. 329-342 ; Michel Foucault, Histoire de la sexualité 3. Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984. Sur la contextualisation en sciences humaines et sociales, voir « Contextualiser : une pratique transdisciplinaire ? », Revue d’histoire des sciences humaines, printemps 2017, n° 30.
[10] Frederik Van Eeden, « A Study of Dreams », Proceedings of the Society for Psychical Research, XXVI, July 1913, p. 431-461.
[11] Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot, 2002.