Recensé : Ian Coller, Arab France. Islam and the Making of Arab Europe, 1798-1831, Berkeley, University of California Press, 2012, 304 p.
L’ouvrage de Ian Coller est assurément de ceux dont le titre attire l’attention et encourage le lecteur potentiel à plonger dans des pages dont les prestigieux parrainages de 4e de couverture (Timothy Tackett, Christopher Bayly, Tyler Stovall, Leora Auslander) situent et vantent l’ambition historiographique. S’il est nécessaire de resituer l’importante recherche empirique de l’auteur, son objectif n’est pas seulement de restituer un pan relativement méconnu de l’« histoire de la diversité » – un label revendiqué mais non défini par l’auteur – au cours d’une période allant de l’Expédition d’Égypte à la conquête d’Alger. Il souhaite aussi, à travers l’exemple des « réfugiés d’Egypte », contribuer à une histoire connectée des deux rives de la Méditerranée et participer au mouvement historiographique de réévaluation des apports de l’islam et des musulmans en Europe des XVIe au XIXe siècles [1].
Réfugiés d’Égypte à Marseille
L’important travail archivistique de lan Coller, fondé sur des sources en français et en arabe et accordant une large place à l’analyse picturale, permet de suivre les péripéties d’une cohorte de quelques centaines [2] de « réfugiés d’Égypte » qui, après la débâcle de l’expédition militaire lancée par Bonaparte en 1798, choisirent de s’exiler sur les terres de celui qu’ils avaient un temps servi. Partis de la région d’Alexandrie avec l’assentiment des Britanniques, ces fonctionnaires, soldats mais aussi commerçants débarquèrent à Marseille en octobre 1801. Le leader de ce groupe hétéroclite Ya’qb Hanna, un copte égyptien, nommé général de l’armée française par Napoléon Bonaparte, était mort au cours de la traversée. Sa disparition laissa celles et ceux qui l’accompagnaient sans guide ni véritable pouvoir de négociation, vulnérables face à des autorités françaises qui n’entendaient pas que leur arrivée trouble le complexe jeu diplomatique de la « question d’Orient ». Après être sortis de quarantaine, ils furent assignés à résidence dans la région de Marseille et interdits de rejoindre Paris, où une partie d’entre deux escomptaient faire fructifier leurs talents linguistiques, littéraires ou politiques [3]. Dans la cité phocéenne, ceux issus de familles commerçantes n’étaient cependant pas sans ressources, tant la ville était, depuis plusieurs décennies déjà, connectée par d’importants liens marchands avec le Levant et abritait une petite communauté arabophone, originaire d’Égypte et de Syrie notamment, mais aussi d’Afrique du Nord.
Les autorités françaises initièrent aussi un processus de reconnaissance statutaire et financière de la contribution de ces réfugiés à l’œuvre du Consulat et plus particulièrement de Napoléon Bonaparte. Des indemnités furent accordées à une importante partie d’entre eux, la contestation de ces décisions et montants constituant d’ailleurs une des sources importantes mobilisées par Ian Coller.
« Deux nations s’étaient confondues » ?
Au croisement de cette action administrative, du regard porté sur ces nouveaux venus par les Marseillais et de la mobilisation des ressources culturelle et relationnelle de ces exilés, naquirent les conditions d’émergence d’une nouvelle communauté « arabo-française » et d’une « France arabe » (au sens de marquée par la culture arabe) [4] . L’auteur est particulièrement attentif à la chronologie et aux transitions de régime (le passage de l’Empire à la Restauration est le point de bascule des huit chapitres composant l’ouvrage, mais l’avènement de l’Empire et la Révolution de Juillet constituent deux autres tournants).
Ian Coller montre en particulier comment se succédèrent projets politiques et projets de mobilité individuelle. Porteurs de visions de modernisation de l’Égypte passant par le dialogue avec les ambitions révolutionnaires et la coopération avec la France, les exilés furent contraints de s’installer dans la durée et de s’ajuster aux contraintes de priorités politiques nouvelles qui, sous l’Empire, bridèrent leurs aspirations originelles. Avec l’encouragement des pouvoirs publics, la langue et la culture arabe devinrent alors un medium de leur intégration à certaines fractions des élites intellectuelles et à des réseaux commerciaux dynamisés. La Restauration marqua à la fois l’apogée de cet espace et la réduction du soutien du régime. Dès 1815, la diminution des pensions versées accentua la précarité économique de certains réfugiés, tandis que ceux qui n’en touchaient pas apparaissaient comme des « mauvais sujets » indésirables qu’il convenait de déporter sur l’île de Sainte-Marguerite (son fort, situé face à Cannes servait alors de lieu d’enfermement). Si in fine, seules quelques personnes furent touchées par ces mesures décidées en 1817, dès l’année précédente, un programme d’encouragement au retour (versement anticipé d’un an de pension) avait été mis en place. Il bénéficia à une partie des individus touchés par des mesures de déportation et n’empêcha pas certains d’entre eux de revenir par la suite sur le sol français. Face aux pouvoirs publics, un conseil des réfugiés d’Égypte – et non la Légation qui avait leur préférence – était en charge à la fois de la police de la communauté (en désignant ceux coupables d’atteintes aux lois ou aux « bonnes mœurs », en secourant les pauvres, en intercédant pour une partie d’entre eux etc.) et de la défense des intérêts matériels d’un groupe précarisé par ses affiliations politiques bonapartistes et une racisation potentiellement excluante et violente.
Ian Coller propose ainsi une très stimulante relecture d’un épisode de la Terreur Blanche intervenu à Marseille une semaine après la défaite de Waterloo. Traditionnellement interprétées comme une vengeance et une épuration politique contre les Mamelouks (escadron reconstitué en 1801 par Napoléon et dans lequel s’engagèrent nombre de réfugiés d’Égypte), ces exactions touchèrent bien au-delà des « Égyptiens » qui avaient directement participé aux affrontements des Cent jours. L’ensemble des « orientaux » et des « nègres » (les premières victimes furent des « négresses », anciennes servantes des exilés d’Égypte) furent ciblés dans un pogrom qui fit au moins une douzaine de victimes. Les autorités et le conseil de réfugiés choisirent alors de placer au Dépôt – officiellement, pour leur propre protection – une grande partie des « Égyptiens » présents dans la région de Marseille. L’épisode, mis en exergue par l’auteur, aurait cependant gagné à être replacé dans le contexte d’un Terreur Blanche particulièrement sanglante dans certaines villes du Midi (Nîmes, Uzès, Montpellier…) [5].
Ces événements semblent avoir particulièrement contribué à ce que la fraction la plus pauvre des réfugiés d’Égypte n’ait plus sa place dans l’espace public (« le village égyptien » du cours Gouffé fut incendié et jamais reconstruit). L’auteur est cependant très discret, sans doute faute de sources, sur tout ce qui ressort de la stratification sociale, mais aussi du genre. Il se concentre sur les allers-retours entre Paris et Marseille d’une élite intellectuelle bataillant pour occuper les quelques positions clés liées à l’enseignement de l’arabe et à l’interprétariat au service de l’État. Ces affrontements autour de différentes conceptions de l’enseignement de l’arabe, en particulier entre orientalistes français (la figure de Silvestre de Sacy est ici centrale) et des « réfugiés d’Égypte » (Ellious Bocthor, Mikha’il Sabbagh, Rufa’il Zakhur) ou de leurs descendants (Joseph Agoub, Joanny Pharaon) sont bien connus des spécialistes [6], tout comme la place de l’école égyptienne de Paris (des étudiant envoyés en France par le vice-roi Muhammad ‘Ali et dont la présence joua un rôle important dans la revitalisation du milieu arabophone parisien à partir de 1826 [7]). Ils sont cependant relus à l’aune de la thèse de l’auteur sur la construction inachevée puis stoppée d’une France hybride marquée par l’arabité et l’Islam.
De qui « Arabe » est-il le nom ?
Ian Coller s’appuie sur les écrits d’une partie de cette élite intellectuelle (en s’attachant particulièrement à Joseph Agoub) pour mettre au jour des reconfigurations et mobilités identitaires. Ces dernières tenaient à la présence prolongée dans l’Hexagone (parfois concomitante de liens forts avec d’autres territoires sur lesquels l’auteur est peu disert), à l’admiration et à la connaissance de la culture savante française, ainsi qu’à la valorisation d’une « culture intime » arabe. La démonstration est convaincante par la mise en évidence d’une circulation des savoirs entre la France et le Machrek qui vient considérablement nuancer et amender les théories d’Edward Saïd sur le monopole européen dans la construction d’une altérité orientale. Elle redonne une véritable capacité d’action et de représentions à des élites intellectuelles principalement liées à l’Égypte – qu’elles en viennent, y soient retournées, ou ne l’aient quitté que pour des « voyages ». L’auteur se place ici dans le sillage d’une histoire connectée, moins pratiquée pour la Méditerranée que pour l’aire atlantique [8], ainsi que des travaux ayant permis la réévaluation des trajectoires endogènes du mouvement de réforme (la Nadha) du monde arabo-ottoman au XIXe siècle [9].
C’est cependant le cœur de sa démonstration qui pose question. Se référant explicitement à Edward P. Thompson, Ian Coller met l’accent sur la formation d’une « communauté arabe ». Cette dernière serait certes demeurée inachevée et restée à l’état de potentialité en raison notamment de la rupture induite par la conquête de l’Algérie. Il est vrai que la langue arabe était le principal dénominateur commun d’un groupe de réfugiés très hétérogène sur le plan géographique, social mais aussi religieux (des chrétiens coptes, uniates ou melkites, de très rares musulmans). Beaucoup de ces exilés étaient alors – et sont toujours dans une grande partie de l’historiographie – identifiés comme Arméniens, Grecs, Coptes, Francs voire Égyptiens, et non comme « Arabes ». À lire attentivement les textes et archives mises en exergue par Ian Coller, il apparaît même que cette identité n’était que très rarement revendiquée par les intéressés eux-mêmes. Elle n’était pas plus utilisée par ceux qui les ciblaient (par exemple à Marseille en 1815) ou les assignaient à une identité extra-française, généralement « égyptienne ».
Arrivés pour s’organiser en Légation d’Égypte, c’est d’ailleurs à cet ancrage territorial que continuaient de se rattacher une partie importante des réfugiés, quand bien même ils provenaient d’un espace géographique beaucoup plus large. Ian Coller est ainsi conduit à écrire que c’est « par commodité » (for convenience) qu’Agoub en particulier, mais aussi beaucoup de ceux qu’ils considéraient comme ses pairs, se désignaient comme « Égyptiens » (p. 159). Si les contours de la « communauté arabe » mise en évidence par l’auteur apparaissent pour le moins flous au lecteur, c’est aussi parce que cette présence « égypto-ottomane » en France prend place dans une histoire qui dépasse la période analysée et ne se réduit pas à l’expérience d’exil à la suite du repli de la Grande armée. Une « diaspora catholique arabe » (p. 102) s’était en effet forgée dès la deuxième moitié du XVIIIe siècle, en raison notamment de l’action diplomatique d’une France se voulant protectrice des chrétiens d’Orient. Ces exilés de 1801 furent donc précédés et suivis d’autres cohortes de réfugiés provenant des échelles de l’empire ottoman. L’auteur note d’ailleurs que certains d’entre eux (Irakiens chaldéens, Palestiniens melkites), arrivés à la fin du XVIIIe siècle, purent quand même prétendre aux pensions et secours dus aux « réfugiés d’Égypte » de 1801 (p. 71).
Du fait notamment des clivages et persécutions religieuses ayant contribué à ces chemins de l’exil, le sous-titre de l’ouvrage, Islam and the Making of Arab Europe, endossé et justifié par l’auteur, ne laisse pas d’étonner. L’islam n’est pas l’horizon religieux de ces réfugiés, quasiment tous chrétiens (quelques-uns étant d’ailleurs prêtres) et très majoritairement catholiques. L’auteur le sait parfaitement et le note à plusieurs reprises mais rattache l’islam à une forme de « culture intime » de minoritaires venus de terres musulmanes dans lesquelles la langue partagée ne peut être complètement déconnectée d’un substrat islamique. Sans discuter cette position, on notera que la religion n’apparaît pas comme l’opérateur principal de construction de l’altérité des populations analysées par Ian Coller. En 1806, le maire de Marseille ne se privait pas de dénoncer dans un même souffle la présence de « juifs d’Algérie », de « nègres » et d’« Égyptiens ». Ainsi, si l’on s’en tient aux sources présentées dans l’ouvrage, la mise en exergue de l’islam comme facteur négatif de définition de la Francité [10] ou de l’Européanité (Europe’s idea of itself, p. 10) relève sans doute plus d’un raisonnement historique construit à partir d’interrogations contemporaines (démarche revendiquée par l’auteur dans une préface s’ouvrant sur les émeutes de l’automne 2005) que des catégories d’action et des représentations des acteurs de la période étudiée.
En dépit d’une thèse qui n’a pas toutes les nuances du riche matériau recueilli, Ian Coller offre une plongée informée et originale dans deux mondes – celui des arabophones dans leur diversité, celui des arabisants dans leur concurrence – dont le premier n’avait jusqu’alors que peu retenu l’attention. Surtout, il met parfaitement en évidence qu’au début du XIXe siècle déjà, pour une partie des exilés et de leurs descendants, les luttes de reconnaissance passaient par la revendication d’un héritage culturel et linguistique minoritaire pleinement articulé à la mobilisation de la culture savante dominante.