Les politiques de lutte contre la radicalisation menées par de nombreux États mobilisent des dispositifs allant de la simple surveillance à l’incarcération de suspects dans des zones de rétention dédiées (France), la torture (États-Unis, Égypte) ou l’internement massif de plus d’un million de musulmans (Chine). Le concept même de radicalisation, omniprésent dans le débat public depuis les différentes vagues d’attentats terroristes ayant touché de nombreux pays depuis 2001, s’est imposé comme un le problème public majeur. Cette focalisation sur ladite radicalisation islamique, jamais clairement définie par les journalistes s’appropriant ce terme, a hissé l’islam et les musulmans sur le devant de la scène en les stigmatisant au nom d’une « culpabilité par association » (p. 154). Ainsi, de nombreux travaux universitaires tentent d’expliquer les motifs et les processus de radicalisation par différents facteurs, toujours en débat [1]. En revanche, peu de recherches se sont penchées sur les réponses apportées par les États pour y faire face ; c’est à cela que s’attelle pertinemment cet ouvrage. Celui-ci démontre que les politiques publiques de lutte contre la radicalisation semblent globalement faire consensus malgré une absence de recul sur leur efficacité. Comme aucune définition stable et satisfaisante de ce concept n’a été arrêtée, il semble difficile d’en identifier les contours et, par conséquent, la meilleure manière de lutter contre.
Par ailleurs, l’ampleur de la couverture médiatique de ce phénomène contraste avec le nombre très restreint d’individus concernés. Enfin, la lutte contre la radicalisation a permis l’émergence d’un champ entier de professionnels qui ont tout intérêt à faire exister la menace pour justifier leur activité. En d’autres termes, l’ouvrage démontre que « radicalisation et contre-radicalisation coexistent et se façonnent mutuellement » (p. 35). C’est en ce sens que Didier Bigo et Emmanuel-Pierre Guittet affirment que
les politiques européennes de contre-terrorisme sont susceptibles non seulement de saper les principes, les institutions et les processus démocratiques qu’elles cherchent à préserver, mais aussi de produire des conséquences inattendues, en déclenchant la violence au lieu de la décourager (p. 35).
Si le risque de violence terroriste nécessite sans nul doute une prise en charge sécuritaire adéquate de la part des États afin d’assurer la sécurité de l’ensemble de la population, les auteurs soulignent l’exacerbation de la place accordée à la radicalisation islamique au détriment d’autres formes de menace (groupuscules d’extrême droite, mouvements indépendantistes, groupes contestataires radicaux…). De plus, la volonté de prévenir toujours plus en amont le passage à l’acte, a entraîné des mesures dont l’efficacité aussi bien que les effets sur les libertés, et plus particulièrement sur celles des musulmans, interrogent. En effet, l’ouvrage démontre au travers l’étude de 11 cas différents (la Chine, la France, les États-Unis, le Pakistan, le Niger, le Danemark, la Bosnie, la Tchétchénie, la Syrie, le Niger et l’Indonésie) que la lutte contre la radicalisation n’a pas été dénuée d’effets pervers.
Prévenir la radicalisation… toujours plus en amont
Les différentes stratégies de prévention de la radicalisation adoptées par les pays étudiés convergent dans la mise en place de mesures de surveillance et de sanction des musulmans toujours plus en amont, posant des questions « en termes de droits fondamentaux, de discrimination ethnique et raciale et de cohésion sociale ». (p. 34) En effet, il ne s’agit plus seulement de condamner des individus pour des faits avérés de terrorisme, mais d’évaluer le degré de dangerosité de musulmans n’ayant pas opéré de passage à l’acte, sur des critères discutables. Cette surveillance alimente une logique du soupçon menant à des formes d’exclusion, de discipline et de censure dans une optique de gestion préventive et prédictive des risques donnant lieu à des dérives liberticides. Cette prévalence de la sécurité sur les libertés pose problème, car elle vient mettre en péril le principe même sur lequel repose l’État de droit.
Qui plus est, la société tout entière est enjointe à participer à l’entreprise de surveillance de masse via la délation d’individus suspectés essentiellement de délits d’opinions. C’est en ce sens que certains professionnels de domaines distincts de ceux de la sécurité et du renseignement se voient conférer de nouvelles missions de délation, notamment dans le secteur de l’éducation et de la santé. Il en va de même de simples civils, notamment au sein des communautés musulmanes, parmi lesquelles des « partenaires locaux » issus des communautés mêmes (p. 160), soit, en d’autres termes, des acteurs choisis au sein de mosquées ou d’associations musulmanes, surveillent et dénoncent leurs coreligionnaires « douteux ». Les motifs de ces signalements sont pourtant bien souvent de simples pratiques cultuelles ordinaires (port de la barbe ou du voile, prières à la mosquée …). On note ainsi une dimension de plus en plus anticipatoire de la justice, dans laquelle la suspicion de dangerosité, ici liée à la religiosité, l’emporte sur la culpabilité réelle.
Faire la guerre … mais à qui ?
La lutte contre le terrorisme a pris différentes formes, l’une, la plus agressive, a débouché sur de véritables conflits armés comme c’est le cas de la guerre en Irak et en Afghanistan. La war on terror a ainsi donné lieu à la construction de camps d’internement extra-judiciaires (Chine, États-Unis, Égypte). Une autre plus « soft » (Angleterre, France), s’est concentrée sur la rééducation et la réintégration des prévenus, mais toutes deux convergent vers des politiques sécuritaires autoritaires. Ces politiques visant à protéger les populations d’une menace globale, aussi bien extérieure qu’intérieure, ont réifié des lignes de clivage entre groupes au sein de la société, de même qu’elles ont renforcé la polarisation du monde en blocs civilisationnels prétendument opposés en construisant un récit hégémonique extrêmement critique autour du mauvais islam. Dans les pays au sein desquels l’islam est une religion minoritaire, c’est tout le groupe des musulmans qui porte le stigmate de la déviance, avec une « vision racialisée de la menace » (p. 69), alors que dans les pays à majorité musulmane dont il est question (Arabie saoudite, Égypte, Pakistan, Indonésie, Niger) ce sera le propre d’un groupe labellisé comme déviant. D’ailleurs, cette déviance est attribuée plus largement à tous ceux qui contestent, d’une manière ou d’une autre, l’ordre établi.
Lors des soulèvements qu’a connus le monde arabe depuis 2010, de nombreux États autoritaires ont usé de ce levier comme d’un outil de répression, en disqualifiant les contestataires et en les punissant. Ainsi, aux Émirats arabes unis par exemple, l’organisation des frères musulmans est officiellement reconnue comme une organisation terroriste dont l’affiliation peut conduire à l’emprisonnement ou même à la peine de mort. De manière générale, si la « présomption de culpabilité » (p. 22) qui pèse sur les suspects repose sur des critères non palpables, elle a des retombées matérielles (perte d’emploi), psychologiques (anxiété, isolement social) et judiciaires bel et bien réelles.
(Ré)éduquer au « bon islam » et réformer l’islam
Les pays musulmans ont été les premiers à mettre en place des mesures de lutte contre la radicalisation. C’est le cas de l’Égypte dès les années 1990, puis de l’Arabie Saoudite, des Émirats puis de l’Irak (frise chronologique p. 94). D’ailleurs, il est intéressant de noter que la lutte contre la radicalisation s’y joue également sur le plan sémantique. Au Pakistan, où celle-ci est notamment combattue par la promotion d’un soufisme réinventé, on parle par exemple de shaitanisation (shaytan signifiant le diable) ou de « talibanisation » (p. 105).
En outre, ces États semblent avoir davantage pris au sérieux la dimension idéologique et religieuse de ces engagements violents que leur dimension politique. C’est en ce sens qu’ils ont mis en place des centres de « rééducation » religieuse promouvant un islam modéré et libéral comme remède principal à l’extrémisme et qu’ils ne se contentent pas de contraindre les suspects à renoncer à la violence comme mode d’action. Ainsi, ils font de l’idéologie religieuse le nerf de la guerre qu’ils tentent justement de combattre par elle. Il s’agit en d’autres termes d’essayer de faire adhérer les suspects à une autre vision de l’islam moins visible dans l’espace public, moins subversive et plus en phase avec la norme dominante. Cela dit, cette vision a participé à renforcer le présupposé d’un lien de cause à effet entre degré de religiosité et engagement violent, qui pourtant n’a pas été démontré si clairement.
Certains pays ont également misé sur la construction d’un islam modéré et la promotion d’un projet d’assimilation – plus ou moins – radical, promouvant une compréhension de l’islam qui réhabilite l’autorité religieuse (officielle) et politique du pays et renforce sa légitimité. Pour autant, il s’agit pour beaucoup d’États autoritaires de promouvoir une vision de l’islam aussi bien opposée à la démocratie qu’à l’extrémisme violent ou même à toutes formes modérées de contestation afin de se maintenir en place. Ainsi, l’extrémisme y est redéfini pour englober toutes les formes d’opposition et de contestation du pouvoir permettant de se débarrasser facilement des opposants.
Cet ouvrage permet d’appréhender la dimension globale du phénomène de lutte contre la radicalisation à différentes échelles, ses usages et l’hégémonie du récit qui en est fait par les États qui l’utilisent comme un outil discursif permettant de justifier des politiques sécuritaires discutables, ciblant plus particulièrement les musulmans.
En France, l’état d’urgence du contexte post-attentat a accentué la panique morale autour de l’islam justifiant le renforcement du contrôle de l’État, notamment sur le tissu associatif et les lieux de culte, et mettant à nouveau la question de la visibilité de l’islam au centre de l’attention publique ; un « problème » qui n’a, a priori, pourtant pas de lien direct avec les enjeux liés à la sécurité nationale. Pourtant, la lutte contre la radicalisation et ses signes « faibles » a alimenté la construction d’un islam portant atteinte non seulement la sécurité du pays, mais également aux valeurs de la société dans son ensemble et à ladite identité nationale. Il s’agit dans ce cas précis également de lutter contre des particularités de groupe et des valeurs perçues comme étrangères à la francité et la menaçant, l’adoption des normes séculaires étant une condition sine qua non d’acceptation dans l’espace public. Ainsi, comme ailleurs, la radicalisation et ses frontières – mouvantes, discutables – ont permis de définir les contours d’un « mauvais islam » – trop – visible contre lequel il faut lutter, par opposition à un « bon islam » que l’on peut tolérer et contrôler. L’ouvrage démontre en outre que tous les États étudiés cherchent à contrôler le discours qui se fait sur l’islam et à l’utiliser comme ressource pour renforcer leur légitimité et disqualifier les opposants, les museler voire même les punir. La France ne fait donc pas figure d’exception et, tout c’est le cas de ses pairs, sa politique de lutte contre la radicalisation l’aide à contrôler et à définir aussi bien l’islam que la bonne manière d’appartenir au projet national.
Juliette Galonnier, Stéphane Lacroix, Nadia Marzouki, dir., Politiques de lutte contre la radicalisation, Paris, Presses de Sciences-po, 2022, 185 p., 25 €.