Comment les prix littéraires deviennent-il des best-sellers ? Olivier Bessard-Banquy déconstruit le rôle des libraires dans la constitution de la valeur économique des ouvrages primés par le Goncourt.
Comment les prix littéraires deviennent-il des best-sellers ? Olivier Bessard-Banquy déconstruit le rôle des libraires dans la constitution de la valeur économique des ouvrages primés par le Goncourt.
Les prix littéraires scandent la vie sociale française, en ce qu’ils font l’objet — chaque automne — d’une grande médiatisation, qui les installe au cœur d’un dispositif économique et culturel de distribution des biens culturels issus du marché de l’édition. Sylvie Ducas, dans un livre qui a fait date, a analysé leur fonctionnement et rappelé leur évolution [1] : alors qu’ils devaient a priori récompenser le « talent », attirer l’attention sur des auteurs méritants mais peu vendeurs, ils se trouvent, en raison de leur succès, de plus en plus guider les Français vers des œuvres plus simples d’un point de vue littéraire, pour ne pas dire grand public, afin d’être le plus fédérateurs possible. Autrement dit, alors que les livres étaient initialement récompensés dans une logique de valorisation de l’offre, ils semblent de plus en plus primés pour répondre à une demande. Leur importance sociale se mesure désormais au fait que tout ce qui concerne leur fonctionnement se voit traité dans les médias : non seulement leurs listes de sélection sont abondamment commentées dans toutes sortes de supports, du Monde à L’Obs sans oublier Livres Hebdo [2], mais encore tous les débats qui agitent les jurés sont presque systématiquement évoqués et relayés par le jeu des réseaux sociaux ou des canaux d’information traditionnels. Ce fut particulièrement le cas lors de l’attribution du dernier Goncourt, en 2022, après quatorze tours de scrutin [3], qui a, de notoriété publique, donné lieu à une fracture au sein du cénacle entre les jurés, divisés entre les pro-Mage du Kremlin [4] et les pro-Vivre vite [5]. La victoire de ce deuxième ouvrage a, depuis, suscité un sentiment de détresse chez les libraires, qui s’en sont dits « catastrophés [6] ».
En effet, les études ou les écrits de diverses natures qui traitent des jurys portent généralement sur leurs erreurs ou les luttes qui les divisent sinon la corruption qui les menace, les conflits d’intérêts dans lesquels ils sont pris en tant que juges et parties — toutes les distorsions que le public peut constater entre les buts louables censément défendus par les jurés et les résultats qui trop souvent font la part belle « à la combine [7] » ou aux « petits arrangements entre amis [8] ». Dans l’ensemble se trouvent fréquemment révélés les réseaux d’entraide et autres jeux de pressions qui font arriver les lauriers de la gloire toujours sur les mêmes têtes des mêmes auteurs issus des mêmes maisons — les célèbres « Galligrasseuil » et autres « AlbinMichactesud ». Les procédés troubles du fonctionnement du Goncourt ont été tels que, en 2021, le président de l’académie a dû sévir et empêcher que le livre du mari d’une des académiciennes se voie défendu par ceux qui sont aussi ses collègues ou ses amis [9]. Cela n’a pas empêché en 2022 le livre de Brigitte Giraud de sortir du chapeau, portée à bout de bras par ceux qui ont soutenu la personne plus que le livre lui-même [10]. Tout cela est connu et n’empêche pas du tout des lecteurs de bonne volonté de plébisciter le Goncourt, ce qui prouve que le discours médiatique n’a que peu d’impact sur le lectorat concerné et que « le label rouge », par le biais du bandeau, continue d’avoir son poids ou son effet, à l’image du macaron d’une foire agricole qui peut faire beaucoup pour la carrière d’un vin primé auprès de ceux qui ne sont ni vignerons ni œnologues. Dans un pays si attaché aux rosettes et aux titres à rallonge, les prix sont comme une sorte de récompense qui fait toujours son effet, tant et si bien qu’il semble y en avoir presque autant en France qu’il y a de nouveautés littéraires dans l’année. Selon certains sites internet spécialisés, il existe environ 2 000 prix littéraires à la périodicité variable [11].
À partir d’une enquête menée auprès de libraires, cet article vise à éclairer non pas les logiques d’attribution des prix littéraires, mais bien les logiques de réception de ces ouvrages dans les librairies. Intermédiaires centraux de la chaîne du livre, l’analyse de leurs pratiques et de leur perception du marché du livre permet d’éclairer plus largement les effets économiques de ce type de récompenses annuelles sur les pratiques de lecture des Français.
Le Goncourt, en raison de son antériorité, continue d’avoir un impact ou un poids réel, bien supérieur aux autres (Médicis, Femina, etc.), avec des ventes qui peuvent être de 100 ou 200 000 dans les mauvaises années, 300 à 500 000 dans les bonnes années et plus encore dans les années exceptionnelles comme l’année de L’Anomalie qui a, selon Gallimard, dépassé le million d’exemplaires écoulés [12]. Les autres prix peuvent avoir un impact bien plus modéré pour ne pas dire très limité en termes de vente et les libraires indépendants peuvent en donner la mesure. À la librairie Le Passeur, à Bordeaux, par exemple, sur les grilles d’office remplies peu avant la proclamation des prix pour faire le point sur les quantités désirées en cas de victoire, 50 exemplaires sont demandés pour le Goncourt mais quelques exemplaires seulement pour les autres Renaudot, Médicis et Interallié, à peine cinq, c’est dire si le différentiel peut être là très important [13]. « Le mythique Goncourt est suivi par le prix Renaudot, qui affiche une moyenne de 248 000 exemplaires vendus, lit-on sur le site des Échos en date du 3 novembre 2022 [14]. Vient ensuite le prix Femina qui a écoulé autour de 171 000 livres en moyenne ces quatre dernières années. Le Grand Prix du roman de l’Académie française entraîne autour de 57 000 ventes. En queue de peloton, c’est le prix Médicis qui clôt le classement avec 37 000 ventes [15]. » Même pour divers titres couronnés du même prix Goncourt à des années d’écart le différentiel peut aller de un à cinq voire de un à dix — si l’on songe à ce qui sépare le malheureux Pascal Quignard [16] de la très chanceuse Marguerite Duras. La prestation de l’auteur lui-même peut avoir son importance. Ainsi le lauréat Mohamed Mbougar Sarr a-t-il tenu un discours considéré comme très authentique et « frais » lors de la proclamation des prix en 2021. Par-delà le prix en lui-même, il a été, en tant que personne, par sa posture d’auteur, pour parler comme Jérôme Meizoz [17], un acteur-clé dans la fabrique de son très beau succès, selon la libraire des Abbesses et fondatrice du prix Wepler, Marie-Rose Guarnieri [18].
Si les prix sont bien souvent évoqués pour dénoncer leurs dysfonctionnements, il est plus rare que ce soit par le prisme de la carrière en librairie des titres primés. Et pourtant, au fil des ans, les jurés se sont inventé un rôle que personne n’avait songé à leur attribuer — celui de meilleurs amis des libraires [19]. Ils se disent en effet fréquemment préoccupés par la santé des librairies et ils prétendent vouloir agir pour faire affluer dans les boutiques nombre d’acheteurs des volumes qu’ils recommandent. Les prix Goncourt, Interallié, Renaudot et le Grand prix de l’Académie française ont même été reportés en 2020 par « solidarité » avec les librairies fermées d’autorité. Cette mobilisation en faveur de ces « boutiques des merveilles [20] » que sont les librairies s’explique avant tout par une sorte d’inquiétude concernant la place du livre, menacée dans la société, par le désir d’œuvrer au soutien de cet « objet investi d’esprit » qu’est le livre, bien essentiel, analyse Pierre Coutelle de la librairie Mollat à Bordeaux [21].
Cette préoccupation commerciale peut tout à fait se comprendre, puisque les jurés sont eux-mêmes auteurs et directement dépendants, en tant que producteurs de livres, de la bonne santé des points de vente et tout particulièrement de la librairie traditionnelle qui ne représente plus que 20 % environ des différents canaux de vente. Rémunérés aussi par leurs maisons à l’occasion en tant qu’éditeurs ou directeurs de collection, les jurés ont un double voire un triple intérêt à ce que les ventes soient bonnes s’ils veulent pouvoir être bien rétribués. Dans les faits, ce choix qui se porte puissamment sur le volume qui a le plus de chances commerciales vise essentiellement à masquer l’influence sur le déclin des prix, leur capacité à moins faire vendre tendanciellement, ce qu’ont masqué les dernières années exceptionnelles du Goncourt post-confinement où les ventes ont été dopées par les mouvements de sympathie témoignés aux libraires [22]. A contrario, le ratage du Goncourt 2022 montre que les académiciens n’ont plus le pouvoir de transformer un titre en locomotive quand il n’est pas du tout de nature à plaire. Alors que Le Mage du Kremlin avait un potentiel de ventes puissant en raison de sa structure narrative bien construite, du sujet abordé, de la qualité de la réflexion sur les arcanes du pouvoir et l’évolution de la politique russe, Vivre vite s’avère être un récit simple, de très peu d’ambition, sur un sujet noir (le deuil). Les lecteurs dans une bonne volonté culturelle l’ont boudé et les chercheurs de cadeaux l’ont négligé aussi à quelques jours de Noël. C’est un grave échec pour la librairie et pour Gallimard qui, au lieu de vendre des centaines de milliers d’exemplaires en plus du Mage du Kremlin, n’ont pu écouler que 200 000 exemplaires à peine de Vivre vite. C’est une perte sèche de millions d’euros pour la NRF et plus globalement pour la chaîne du livre [23]. (Au fond, pour nombre de libraires, comme pour la moitié des jurés eux-mêmes, Le Mage aura été le vrai Goncourt 2022 [24] ; son score sera simplement bon au lieu d’être exceptionnel. Brigitte Giraud n’a pas dépassé les 200 000 ventes à la fin de l’année 2022 alors que Le Mage en est à 350 000 exemplaires à la même date : il eût très probablement dépassé les 500 000 avec le bandeau du Goncourt selon Le Parisien qui cite les fameux libraires « catastrophés [25] »…)
C’est tout à fait vrai que les prix font les affaires des libraires comme de tous les autres points de vente ou canaux de la chaîne du livre. « Tout ce qui fait pousser la porte des librairies est bon à prendre », dit Jean-Pierre Ohl, un ancien de la librairie Georges à Talence [26]. Les lecteurs de bonne volonté qui apprécient qu’un choix ait été opéré pour eux sont sensibles à trois éléments, selon Pierre Coutelle : le « vu à la télé », les livres en piles, imposants, qui sont des livres « pour tout le monde », comme le volume de Thomas Pesquet en 2022, et le bandeau des prix [27]. Les volumes des lauréats font partie des livres qui se vendent « tout seuls » (grâce aux bandeaux rouges qui attirent l’œil) et que les libraires n’ont pas besoin de soutenir ou de porter, des livres qui génèrent de la trésorerie automatique et dont il faut suivre le débit pour savoir sans cesse les quantités qui sont à commander ou recommander. À ce titre ils sont comparables aux classiques prescrits qui partent en poche, aux best-sellers courants des auteurs connus, people et autres stars des ventes, et plus globalement aux productions portées par des logiques de médiatisation intense ou de force de vente puissante comme les Musso ou Levy, soutenus par des campagnes de publicité lourdes [28]. La difficulté du travail en l’espèce est de suivre le rythme des ventes et surtout de savoir anticiper. Dans les temps qui précèdent la remise des prix, le libraire peut passer des précommandes des exemplaires à servir en cas de succès, c’est là ce qui compte, pour le commerçant, quand on sait que le jour même de la proclamation, en général, les points de vente sont pour ainsi dire aussitôt en rupture, comme le rappelle Jean-Pierre Ohl [29].
Aucune des officines étudiées ici ne peut se passer des livres primés et même les libraires les plus lettrés ne peuvent tout à fait les cacher ou les sacrifier. S’ils ne sont pas mis en avant, ils doivent être disponibles ou accessibles. Il ne faut pas non plus les traiter comme des exemplaires tout juste bons pour caler une table afin de ne pas contrarier le lectorat qui pourrait se sentir stigmatisé si les best-sellers de son goût étaient tenus pour des produits de sous-catégorie [30]. On peut se demander d’ailleurs si les volumes à la mode sur les perles des libraires [31] — si divertissants lorsqu’ils sont évoqués en fin de soirée lors de dîners arrosés entre professionnels du livre — n’alimentent pas une machine infernale qui continue de tenir éloignées nombre de personnes des librairies [32] où, d’instinct, elles sentent qu’elles n’ont pas leur place, alors que les grandes surfaces dites culturelles, sinon les hypermarchés, leur semblent des lieux plus ouverts ou plus accessibles. À ce sujet, David Vincent, l’ancien responsable du rayon littérature chez Mollat, fait remarquer que le livre primé apparaît comme un objet décomplexant [33]. « Le prix permet d’acheter un livre sans rien demander à personne. Le Goncourt est l’occasion de venir dans un lieu sans s’y sentir forcément à l’aise ou légitime et de repartir avec son paquet sous le bras. » Le prix des maisons de la presse, d’ailleurs, tend à légitimer les productions les plus divertissantes qui peuvent plaire à un très large public, en opposition au Médicis, sans doute le plus littéraire des grands prix dont les ventes sont globalement orientées à la baisse. Ainsi Charles Exbrayat, Régine Deforges avec sa Bicyclette, Daniel Pennac, Jean Teulé ou Michel Bussi se sont-ils vus récompenser de ce prix qui amplifie les succès établis et qui vient donner du prestige à ce qui résulte avant tout de la force du nombre [34].
Le regard des libraires sur les best-sellers et les volumes primés est donc double ou pour mieux dire paradoxal : les commerçants du livre sont très contents de pouvoir faire du chiffre avec des volumes qui se vendent tous seuls mais ce qui fait le cœur de leur métier se trouve être à l’opposé. « Nous travaillons pour le livre d’à côté », dit Marie-Rose Guarnieri, pour celui qui a besoin de médiateurs pour exister, parce qu’il ne bénéficie ni d’une force de frappe commerciale ni d’un traitement généreux dans les médias, malgré ses évidents mérites [35]. Ce qui fait la richesse du libraire, ce qui le rend irremplaçable aujourd’hui comme hier, c’est sa connaissance des fonds, c’est sa surveillance de la production courante, c’est sa propension à vendre le bon livre à la bonne personne [36]. C’est donc aussi sa capacité à défendre des œuvres, des textes de qualité dans tous les genres ou dans tous les styles, des écrits singuliers, originaux, remarquables [37] — tout le contraire des best-sellers formatés sinon des prix littéraires. De l’avis des libraires interrogés, du reste, rares sont les gros lecteurs érudits ou savants à s’intéresser aux prix. Certains peuvent se laisser tenter pour se faire leur idée. Mais dans l’ensemble, à leurs yeux, les prix semblent avoir plutôt comme un effet repoussoir. Or cette catégorie de lecteurs, on le sait, est précisément celle qui, selon les enquêtes sur la lecture, se trouve en voie de diminution [38]. Ce sont de facto toutes les littératures dites complexes qui sont désormais fragilisées avec ces évolutions sociologiques [39], cependant que triomphent toujours plus les productions dites de divertissement sinon les feel good books. Les libraires comme Cécile Odorico sont les premiers à le déplorer comme tous les éditeurs généralistes concernés : tendanciellement, de plus en plus, se vendent les livres qui bénéficient d’une très forte médiatisation, comme celui de Virginie Despentes en 2022 [40], et les lecteurs aguerris viennent volontiers, désormais, avec des listes préétablies pour repartir avec les volumes qu’ils ont envie de connaître pour pouvoir en parler, Le Mage du Kremlin, par exemple, et tous les autres titres portés par les médias — les coups de cœur du libraire sont plus difficiles à défendre, assure la commerçante bordelaise [41]. « Le Goncourt, c’est automatique, vous attire le grand public, a pu dire Jean-Louis Bory [42]. Il vous aliène, c’est aussi automatique, les "connaisseurs", aux yeux de qui le Goncourt est une maladie assez honteuse, un peu dégoûtante, qui se tient entre le lupus et la blennorragie. Résultat : le grand public lit votre livre pour l’unique raison qu’il a eu le Goncourt, mais ne lit pas vos livres suivants, pour la bonne raison qu’ils ne l’auront pas. Les connaisseurs ne liront pas votre livre parce qu’il a eu le Goncourt, et ne liront pas les suivants parce que le premier a eu le Goncourt. » Jean-Pierre Ohl aime à rappeler cette déclaration qui lui semble toujours aussi juste [43].
Les libraires sont obligés de s’intéresser à la logique des prix, de suivre les sélections, de se tenir au courant de l’actualité du livre qui leur semble fabriquée et qui fait venir du monde en boutique. Mais ce temps qui leur est pris par cette surveillance des cotes ou des réputations leur manque pour faire leur vrai métier qui est de soutenir les œuvres qui ne sont pas sur les listes des livres de la rentrée, celles qui méritent leur attention et qui, on l’a dit, ne seront ni soutenues par Augustin Trapenard ni mises en avant sur les pages glacées des publicités dans Le Magazine littéraire ou Livres Hebdo. Les libraires sont donc tentés, soit de les sous-traiter, de les abandonner à leur sort, comme le dernier Goncourt, très peu recommandé, soit de chercher à inciter les lecteurs potentiels à se tourner vers d’autres titres s’il y a plus de chances qu’ils leur plaisent. Les livres défendus par les libraires, c’est un fait, peuvent se vendre fort à l’occasion. Comme les volumes qui sont portés par des prix de libraires. Des titres du prix Wepler par exemple peuvent partir à 10 000 exemplaires dans les belles années, selon Marie-Rose Guarnieri [44]. Ainsi ont été primés, bien avant d’être largement reconnus du public, Antoine Volodine, Laurent Mauvignier, Éric Chevillard, François Bon, Marcel Cohen, Pierre Senges ou Antoine Wauters qui a eu le prix Wepler avant de décrocher le prix du livre Inter.
Il y a là encore un autre paradoxe, c’est que chaque prix s’est en quelque sorte monté ou créé contre les autres et tout particulièrement contre le magistère du Goncourt. Avec plus ou moins de réussite. Le prix du livre Inter peut parfois égaler ou dépasser un petit Goncourt. Le prix de l’Académie française est peut-être l’un des très rares prix plutôt en progression, semble-t-il, toutes ces dernières années. À ceci près que, de plus en plus, les prix semblent être des prix de confirmation plutôt que des prix de transformation qui viennent légitimer des auteurs déjà identifiés. Tous peuvent toucher des cibles variées comme le prix Sade complaît aux amateurs de curiosa. Pour le libraire, il s’agit sans cesse de jauger les chances de chaque titre de se vendre pour savoir quelles quantités commander. (Pour éviter autant que possible, on l’a dit, de se retrouver en rupture.) Jadis, d’ailleurs, David Vincent le rappelle, les réassorts, dans le domaine des prix comme ailleurs, pouvaient être en compte ferme, il s’agissait donc de ne surtout pas se tromper, car les commandes en trop fortes quantités restaient sur les bras des malheureux dont les calculs avaient été faussés. Aujourd’hui les facultés de retour permettent de renvoyer les nouveautés comme les commandes de réassort et le risque est moindre pour les libraires qui sont les maillons les plus fragiles de la chaîne du livre depuis longtemps déjà et surtout depuis la flambée des loyers en centre-ville et du nombre de titres parus [45]. (Mais les retours coûtent toujours cher aux libraires et les quantités commandées doivent être estimées au plus juste, en fonction de la zone de chalandise, les lecteurs ne sont pas les mêmes à Paris, à Versailles, à Marseille, à Guéret ou Dunkerque.)
Au fond, si jadis le prix pouvait faire événement ou s’avérer une (bonne) surprise, aujourd’hui il relève davantage de la course de fond et se trouve travaillé en profondeur sur des mois, assure David Vincent [46]. L’enjeu, on l’a dit, est de taille pour les libraires qui ne veulent pas manquer des ventes qui peuvent être très fortes comme celles de L’Anomalie [47], celles-là mêmes qui permettent d’équilibrer les comptes et de sauver une année. Il y a là aussi quelque chose d’éducatif pour les lecteurs qui découvrent désormais en octobre-novembre des tables avec les dernières sélections des prix ce qui les alerte ou les mobilise (même si tous les libraires interrogés assurent que c’est vraiment lors de la proclamation, chez Drouant, que tout démarre vraiment). Pour les éditeurs, l’intérêt est de pouvoir ajuster les tirages, ne surtout pas surinvestir dans un titre qui fera chou blanc deux semaines plus tard. En même temps, le simple fait d’être sur les listes des ouvrages présélectionnés permet d’attirer l’attention des agents et de voir éventuellement arriver des demandes de traductions. Tout le monde du livre a donc intérêt à voir cette médiatisation des enjeux se poursuivre et s’amplifier, de l’auteur et son éditeur jusqu’au libraire.
Les prix littéraires, en résumé, font partie du paysage culturel et économique français au sein duquel les libraires travaillent. C’est un outil parmi d’autres, un moyen de faire venir du monde, d’accueillir des personnes qui, sans cela, le reste du temps, ne viendraient pas forcément. Jean-Pierre Ohl l’assure, s’il n’est pas possible de vendre autre chose à un acheteur de Goncourt qui cherche un cadeau pour Noël, le lecteur de bonne volonté, s’il comprend que l’ouvrage primé n’est pas bon, se laissera bien volontiers conseiller un autre titre s’il lui semble en effet qu’il peut être bien meilleur… [48] Dans tous les cas, les prix font vivre le monde du livre et alimentent tout un discours social inchangé autour de l’importance des Lettres et de la richesse de la culture écrite. Le Nobel d’Annie Ernaux en 2022 aura été exceptionnel tant par les ventes suscitées que par les débats enflammés qu’il a nourris, remarque Pierre Coutelle. Les réimpressions des titres de l’auteur ont ainsi atteint les 900 000 exemplaires suite au prix et Antoine Gallimard a même évoqué son espoir de ventes autour des cinq millions de volumes dans Le Parisien du 12 octobre 2022. Rien n’est plus rassurant que de voir la littérature encore capable de générer de tels échanges au cœur de la société.
D’après les libraires interrogés, la clientèle des prix se divise en deux catégories nettement distinctes. Il y a d’un côté les lecteurs qui viennent acheter les volumes en boutique peu après la proclamation des prix, pour se faire leur idée, forts du fait que ce sont là des produits labellisés qui représentent à leurs yeux des modèles de garantie. Ce peuvent être des lecteurs aguerris comme de faibles lecteurs qui ne lisent que le Goncourt par an ; dans tous les cas, ce sont des personnes pour qui ces labels ont une valeur, quelles que soient les polémiques autour de la corruption des prix. Ces lecteurs ont peut-être bien manqué pour ne pas dire déserté les librairies en 2022 : le tam-tam médiatique autour du déchirement des membres de l’académie incapables de s’entendre, le bad buzz au sujet du livre de Brigitte Giraud, à la sombre thématique, ont probablement effrayé nombre de lecteurs dits de bonne volonté (ou en quête d’un livre « qui fait du bien »). « La courbe des ventes du Goncourt connaît deux pics, assure Pierre Coutelle ; dans les quinze jours suivant la proclamation c’est le coup de feu, les lecteurs, alertés, intéressés, viennent prendre le livre dont tout le monde parle, peut-être à leurs yeux le meilleur livre de l’automne, selon les experts, puis la courbe des ventes redescend avant de remonter en flèche vers le 15 décembre, et jusqu’au 25, c’est alors le livre-cadeau qui part en mode automatique… [49] » — choisi en masse par ceux qui préparent Noël et qui viennent chercher des présents à poser sous le sapin et pour qui le Goncourt est le cadeau naturel à destination de quelqu’un qui est un lecteur ou un amateur de littérature, un produit labellisé à la qualité reconnue. (S’il est mauvais, ce n’est donc pas l’acheteur qui sera à blâmer, mais les académiciens qui se sont trompés.) Autrement dit, les amateurs de littérature s’effacent insensiblement entre novembre et décembre devant les acheteurs de cadeaux et l’on peut comprendre les craintes des libraires quand les prix ne sont vraiment pas de qualité aux yeux du public — c’est que les ventes sont très largement perdues parce qu’elles ne se reportent pas automatiquement sur d’autres titres comme en 2022 le volume signé Thomas Pesquet (qui a dépassé les 180 000 exemplaires) ou la bande dessinée de Jean-Marc Jancovici, sortie en 2021, qui s’est écoulée à plus de 500 000 exemplaires en 2022, totalisant près de 750 000 sorties depuis sa parution [50].
Pour autant il reste bien difficile d’établir le portrait-robot du lecteur de Goncourt, « une lectrice », plutôt, soutient David Vincent [51]. « Quand ce sont 400 ou 500 000 exemplaires qui partent, il est bien difficile d’établir le profil de l’acheteur type ; chacun a ses raisons et celles qui sont avouées aux libraires peuvent être parfois bien différentes des motivations réelles. » Les plus inquiets font remarquer que les acheteurs de prix semblent plutôt âgés, issus des générations pour lesquelles la lecture a pu être une pratique d’importance sur le plan culturel et qui, même peu portées sur les livres, sont venues acheter les prix pour se faire leur idée, avec la conviction qu’il s’agit là d’ouvrages de qualité (puisque Proust, Gary ou Modiano en leur temps ont été récompensés). L’absence de renouvellement de ce type de lectorat — alors que les jeunes générations plébiscitent massivement d’autres productions comme la bande dessinée ou le manga, les deux secteurs qui ont le plus progressé depuis l’instauration du pass Culture en 2021 — est sans doute ce qui peut inquiéter le plus éditeurs et libraires. Les jurés l’ont bien compris ; ils ont su créer avec intelligence le prix Goncourt des lycéens en 1988 qui fonctionne très bien. Mais cela suffira-t-il à enrayer le déclin des prix ? Rien n’est moins sûr…
par , le 31 octobre 2023
Olivier Bessard-Banquy, « Les prix littéraires en librairie », La Vie des idées , 31 octobre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-prix-litteraires-en-librairie
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[1] Voir le livre de Sylvie Ducas, La Littérature à quel(s) prix ?, Histoire des prix littéraires, Paris, La Découverte, 2013.
[2] On peut même dire que, de 1997 à 2004, sous la direction de Pierre-Louis Rozynès, éphémère compagnon de Christine Angot, le magazine du Cercle de la librairie a cherché à être la caisse de résonance des débats germanopratins, le lieu privilégié de recueil des échos du VIe arrondissement…
[3] Voir l’article de Denis Cosnard, « L’académie Goncourt en zone de turbulences », Paris, Le Monde, 10 novembre 2022.
[4] Giuliano da Empoli, Le Mage du Kremlin, Paris, Gallimard, 2022.
[5] Brigitte Giraud, Vivre vite, Paris, Flammarion, 2022.
[6] Selon Le Parisien du 29 décembre 2022. Les lois du copinage, d’après les reporters dépêchés à Drouant, l’ont emporté face au principe fondateur du Goncourt qui doit aller au « meilleur ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année » ; s’est vu couronné un récit intimiste simple face à un authentique livre de réflexion politique qui est une étonnante plongée dans la Russie contemporaine très documentée. Ne faut-il pas, de fait, comparer le cru du Goncourt 2022 à celui de l’année 1998 quand Paule Constant s’est imposée face à Houellebecq voire à l’année 1932 quand Les Loups de Guy Mazeline ont été choisis face au Voyage au bout de la nuit ?
[7] Pour rappel le premier livre ironique sur le fonctionnement des prix est celui de Renée Dunan, Le Prix Lacombyne, Paris, Mornay, 1924.
[8] Ainsi Maxime Benoît-Jeannin a-t-il choisi d’appeler son livre sur les prix La Corruption sentimentale, Les rentrées littéraires, Bruxelles, Le Cri, 2002.
[9] Voir la révélation par Radio France de ce dysfonctionnement, https://www.radiofrance.fr/franceinter/revelations-sur-des-soupcons-de-conflit-d-interet-a-l-academie-goncourt-4350327.
[10] Il faut y voir l’un des produits des réseaux internes à la structure de l’édition française. Car les auteurs en vue à Saint-Germain-des-Prés se croisent dans les salons du livre et tous les cocktails des maisons d’édition ou d’ailleurs ; des liens là se nouent qui sont aussi des amitiés professionnelles, les uns étant chroniqueurs, les autres apporteurs de manuscrits ou directeurs de collections, et dans toutes ces belles amitiés il est aussi bien délicat de l’extérieur de savoir ce qui relève des affinités électives ou des intérêts mutuels bien compris… Plusieurs pamphlets ou livres vifs ont été publiés sur le système des prix depuis longtemps déjà, depuis ceux de Lucien ou Pierre Descaves à celui de Guy Konopnicki (Prix littéraires, La grande magouille, Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2004).
[11] Il y a plus de 2 000 prix littéraires en France selon Librinova (https://www.librinova.com/blog/tout-savoir-sur-les-prix-litteraires/). Un guide des prix littéraires, sponsorisé par Cartier ou Mont blanc, a été publié plusieurs années de suite aux éditions du Cherche-midi.
[12] Voir notre article, « Des chiffres complètement flous », dans Livres Hebdo en date du 3 avril 2021.
[13] Entretien avec Cécile Odorico, libraire au Passeur à Bordeaux, en date du 4 janvier 2023.
[14] Ces chiffres ne sont que des indicateurs génériques, la réalité des ventes du Renaudot par exemple est bien plus raide en 2022, d’après L’Express, en date du 31 décembre 2022 : « Rarement un prix Renaudot aura vendu si peu d’ouvrages. Avec 20 000 exemplaires au compteur, Simon Liberati peut même se targuer du record de... la contre-performance. Membre du jury qui lui a décerné ce prix, son ami et ancien éditeur Frédéric Beigbeder déçoit lui aussi avec Un barrage contre l’Atlantique, toujours chez Grasset, avec seulement 23 000 exemplaires vendus. »
[15] Voir Les Échos du 3 novembre 2022.
[16] 81 700 exemplaires seulement vendus dans l’année suivant le couronnement, selon Challenges, très loin de L’Amant de Duras en 1984, l’un des plus gros Goncourt de tous les temps.
[17] Voir Jérôme Meizoz, Faire l’auteur en régime néo-libéral, Rudiments de marketing littéraire, Genève, Slatkine, 2020.
[18] Entretien avec Marie-Rose Guarnieri, libraire à Montmartre, à Paris, fondatrice du prix Wepler, en date du 9 janvier 2023.
[19] « Il ne faut pas oublier nos amis et alliés que sont les libraires », déclare ainsi Didier Decoin en 2021 dans un entretien au journal 20 minutes.
[20] Voir Baptiste-Marrey, Les Boutiques des merveilles, Éloge de la librairie indépendante, Paris, Du Linteau, 2007.
[21] Entretien avec Pierre Coutelle, responsable des rayons lettres et sciences humaines chez Mollat à Bordeaux, en date du 25 janvier 2023.
[22] Voir Tanguy Habrand, Le Livre au temps du confinement, Bruxelles, Impressions nouvelles, 2020.
[23] Entre six et huit millions d’euros de chiffre d’affaires pour des ventes entre 300 et 400 000 exemplaires selon Ouest France du 3 novembre 2021.
[24] Voir Le Figaro du 8 décembre 2022, https://www.lefigaro.fr/livres/giuliano-da-empoli-la-nouvelle-coqueluche-des.
[25] Voir Le Parisien en date du 29 décembre 2022. De ce point de vue, la cooptation de Christine Angot au sein de l’académie Goncourt est, pour les professionnels du livre, une mauvaise nouvelle qui laisse augurer la célébration toujours plus franche des littératures intimistes ou solipsistes au détriment des ouvrages d’imagination que les Goncourt ont pour mission de défendre…
[26] Entretien avec Jean-Pierre Ohl, écrivain, ancien libraire à Talence, en date du 20 décembre 2022.
[27] Entretien avec Pierre Coutelle en date du 25 janvier 2023.
[28] Voir le texte sur la maison XO, « Du best-seller aujourd’hui », dans la Revue critique de fixxion française contemporaine, n° 15, Paris, 2017.
[29] Entretien avec Jean-Pierre Ohl en date du 20 décembre 2022.
[30] Voir la table ronde entre professionnels dans le volume collectif sur les best-sellers et tout particulièrement les propos du libraire de Cherbourg, Best-sellers, L’industrie du succès, Paris, Armand Colin, 2021, p. 360 et suivantes.
[31] Depuis le célèbre et pionnier Antigone de la nouille donné à Paris chez Chiflet et cie en 2002.
[32] Comment ne pas penser aussi aux lignes d’Annie Ernaux sur son accueil en bibliothèque à Yvetot au sortir de la guerre, lieu où d’instinct elle ne s’est pas sentie à sa place dans un monde fermé réservé à une élite lettrée (à la fin du volume La Place, Paris, Gallimard, 1984).
[33] Entretien avec David Vincent, éditeur de L’Arbre vengeur, ancien libraire chez Mollat à Bordeaux, en date du 3 janvier 2023.
[34] « Selon le palmarès GFK des dix prix littéraires les plus influents, un titre primé par les maisons de la presse se vend en moyenne à 100 000 exemplaires, soit le quatrième prix le plus influent sur les ventes », peut-on lire sur le site Babelio.
[35] Entretien avec Marie-Rose Guarnieri en date du 9 janvier 2023.
[36] Voir Frédérique Leblanc, Être libraire, Lyon, Lieux dits, 2011.
[37] Voir le volume collectif Propos sur le métier de libraire, Conversations sur le commerce des livres, volume hors commerce, Toulouse, Rue des Gestes, 2013.
[38] Voir Philippe Lombardo, Loup Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles en France, Paris, ministère de la Culture-DEPS, coll. « Culture études », 2020. Les gros lecteurs représentaient 30 % environ des Français de quinze ans et plus dans les années 1970, ils ne sont plus que 15 % environ aujourd’hui, selon les enquêtes réalisées par les services de la rue de Valois.
[39] Voir Hélène Ling, Inès Sol Salas, Le Fétiche et la Plume, La littérature, nouveau produit du capitalisme, Paris, Rivages, 2022.
[40] Seizième meilleure vente de l’année 2022 selon Livres Hebdo (https://www.livreshebdo.fr/article/les-100-livres-les-plus-vendus-en-2022).
[41] Entretien avec Cécile Odorico en date du 4 janvier 2023.
[42] Cité par Le Vif en date du 16 décembre 2021, https://www.levif.be/magazine/le-cout-des-prix/.
[43] Entretien avec Jean-Pierre Ohl en date du 20 décembre 2022.
[44] Entretien avec Marie-Rose Guarnieri en date du 9 janvier 2023.
[45] « 1 % : c’est la marge (résultat net moyen) du secteur de la librairie, qui est l’un des moins rentables du commerce de détail », lit-on sur le site du Syndicat de la librairie française (https://www.syndicat-librairie.fr/le-reseau-des-librairies/chiffres-cles).
[46] Entretien avec David Vincent en date du 3 janvier 2023.
[47] Hervé Le Tellier, L’Anomalie, Paris, Gallimard, 2020.
[48] Entretien avec Jean-Pierre Ohl en date du 20 décembre 2022.
[49] Entretien avec Pierre Coutelle en date du 25 janvier 2023.
[50] Selon Le Monde du 13 janvier 2023.
[51] Entretien avec David Vincent en date du 3 janvier 2023.