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Recension Politique International

Les partitions du Yémen

À propos de : Laurent Bonnefoy, Le Yémen : de l’Arabie heureuse à la guerre, Fayard


par Philippe Pétriat , le 16 mars 2018


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Divisé par la guerre, foyer parmi d’autres de l’islamisme transnational, le Yémen est aussi un pays de flux dont le rapport au monde est sans cesse “contrarié”, selon L. Bonnefoy, qui nous en livre ici une histoire critique et nuancée.

C’est un ouvrage par trois fois singulier que livre Laurent Bonnefoy avec Le Yémen : de l’Arabie heureuse à la guerre. Il rend compte d’une expérience assurément personnelle du pays avec une distance contrainte et érigée en méthode. L’imperméabilité croissante du Yémen aux chercheurs depuis la décennie 2000 et plus encore après la révolution de 2011 est pleinement intégrée à l’analyse proposée. Si elle ne facilite pas toujours la compréhension, cette honnêteté méthodologique est la deuxième singularité du livre. Enfin les parties simples et illustrées sont à certains endroits interrompues par des développements méthodologiques plus complexes, parfois polémiques. Ces développements dépassent le seul cas du Yémen et permettent de voir dans ce pays un «  laboratoire  » (p. 327) où s’observent les défis d’un pays pauvre face à la mondialisation. Tout cela fait de cet ouvrage une lecture qui stimulera le curieux autant que le spécialiste.

Jusque dans la structure interne de ses chapitres, le livre est marqué par un conflit dont L. Bonnefoy ne cherche pas à réduire la complexité et qu’il ne circonscrit pas à la guerre née du dévoiement de la révolution de 2011 et de l’intervention saoudienne contre le mouvement houthi. Le parti pris d’expliquer ce conflit en s’appuyant sur l’histoire politique et culturelle du pays distingue ce texte des autres rares ouvrages en langue européenne sur le Yémen contemporain. C’est le rapport du Yémen au monde, et non l’inverse, qui forme l’objet du Yémen : de l’Arabie heureuse à la guerre. Au constat d’une marginalisation subie et parfois revendiquée dans les relations internationales ou d’une réduction du Yémen à un imaginaire riche, mais aussi trompeur, l’ouvrage en associe un autre, décliné dans ses pans historique (chapitre 1), migratoire (chapitre 4) et culturel (chapitre 6) : celui d’une intégration précoce et continue des Yéménites et du Yémen - y compris pendant la guerre - à la mondialisation. S’il a contraint l’auteur à quelques répétitions, le plan thématique du livre permet de rentrer dans l’explication de ce paradoxe.

Un rapport au monde

La première moitié du livre est consacrée aux principaux «  enjeux  » qui orientent les relations du Yémen avec le reste du monde. Elle rappelle brièvement la façon dont ce territoire dédoublé s’est construit puis a été unifié officiellement en 1990, non sans provoquer dès 1994 une guerre qui a opposé les tenants sudistes d’un retour à la séparation d’avant 1990 aux troupes du Yémen du Nord, alliées (déjà) à des milices islamistes. L. Bonnefoy décrit la construction de l’État, sa fragmentation en réseaux de pouvoir et en territoires parfois concurrents, ses relations particulières avec l’Arabie Saoudite et les États-Unis, tout en rappelant que la mondialisation précoce du Yémen fut autant et peut-être plus tournée vers l’Asie que l’Occident. Cherchant à comprendre pourquoi le Yémen est l’un des principaux nœuds mondiaux de l’islamisme transnational depuis la fin années 1970, l’auteur relève combien le prisme sécuritaire qui dicte les relations de l’État yéménite avec ses partenaires a brouillé l’appréhension des transformations du pays et conduit les politiques internationales à des impasses. Mais il insiste aussi sur la contestation, sur place, de l’activisme jihadiste par d’autres mouvements salafistes et soufis, et distingue nettement l’enracinement solide d’al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA) de l’implantation de l’État islamique.

Cette analyse fournit à l’auteur l’occasion d’insister sur le «  contexte  » des engagements dans la violence armée et de défendre une analyse de la contestation islamiste proche de celle de François Burgat [1]. Il remet ainsi en cause l’assimilation de tous les mouvements opposés à l’État avant l’émergence de l’État islamique (EI) au Yémen à des mouvements «  jihadistes  » par les autorités de Sanaa, les États-Unis et leurs alliés. Il insiste sur les motivations locales de la violence, en particulier l’opposition à l’État central, qu’elle provienne de la politisation du mouvement zaydite pendant années 1980-1990 jusqu’à la guerre avec l’État en 2004, des tribus ou des régions marginalisées après l’unification sous le régime de ’Ali ’Abdallah Saleh, président du Yémen du Nord de 1978 à 1990, puis du Yémen réunifié de 1990 à 2011.

Flux yéménites

La seconde moitié de l’ouvrage est dédiée à la participation du Yémen et des Yéménites aux circulations humaines, matérielles et intellectuelles du monde. En passant en revue les vagues d’émigration qu’a connues le pays depuis l’expansion musulmane du VIIe siècle jusqu’en 1990, l’auteur rappelle qu’elles sont liées à des crises dont les dimensions environnementales et militaires rappellent la crise actuelle. L’émigration hadramie autour de l’océan Indien et de la mer Rouge et celle des Juifs yéménites vers Israël en sont les exemples les plus connus jusqu’aux expulsions massives depuis les pays Golfe lors de la guerre de 1990-1991. En mobilisant exemples concrets et références scientifiques variées, l’auteur consacre à ces « migrants, commerçants et réfugiés » yéménites des pages saisissantes. Elles se concluent par le double constat d’une émigration beaucoup plus contrainte et limitée depuis les années 1990, orientée vers l’Asie (Chine, Inde, Indonésie) plus que l’Europe, les États-Unis et - jusqu’en 2015 du moins - l’Afrique.

Cette synthèse de l’émigration yéménite est complétée par un chapitre dans lequel L. Bonnefoy synthétise une série de travaux de recherche récents et reprend des conclusions de son propre travail sur les mouvements du salafisme yéménite. Il passe en revue les différentes immigrations économiques, religieuses et touristiques qui font du Yémen une terre d’accueil, de formation et d’entreprises variées pour les Africains et les Asiatiques autant que pour les Européens et les Américains jusqu’aux années 2000. La fin du cycle d’immigration est signalée par le renversement des courants migratoires entre la Corne de l’Afrique et le Yémen à partir de 2015, les Yéménites reprenant la mer pour fuir leur pays.

L’analyse des « flux yéménites » est conclue par un chapitre original sur les circulations artistiques dont des Yéménites plus ou moins reliés à leur pays sont les acteurs. L. Bonnefoy souligne non seulement le caractère transnational ancien de la production culturelle yéménite, permis par l’émigration yéménite et la présence étrangère au Yémen, mais aussi la capacité du pays à adapter des productions mondiales au contexte local et à maintenir ces circulations. Comme dans le cas syrien récemment étudié par Wissam al-Nasser, la révolution de 2011 a encouragé l’utilisation des médias en ligne et des réseaux sociaux par les artistes. Depuis le début de la guerre lancée en 2015, Internet sert de relais à des créateurs et des institutions redéployées à l’étranger, et de dernière fenêtre pour ceux qui, comme le plasticien Murad Subay ’, sont restés au Yémen. Le dynamisme et la modernisation constante de la production artistique yéménite, tout comme son indépendance croissante à l’égard des institutions depuis la réunification (1990), sont l’un des éléments qui justifient la conclusion résolument optimiste quoique lucide et critique de l’ouvrage.

Les espaces d’une crise

Le « rapport contrarié » (p. 322) du Yémen avec le monde est décrit et expliqué par la marginalisation du pays et par le rapport de domination auquel il est soumis par les grandes puissances et le voisin saoudien. Ces deux traits fondamentaux ne caractérisent pas, à eux seuls, la place du Yémen dans le monde. L. Bonnefoy accorde une place égale aux facteurs endogènes du rapport d’interdépendance entre le pays, ses voisins et les grandes puissances qui y interviennent. Le déclin économique et politique de la ville d’Aden après la guerre de 1994, provoquée par la première contestation de l’unification, est un évènement significatif de l’évolution de ce rapport au monde dégradé à partir de 1990, dans une ville qui a longtemps été un carrefour mondial et cosmopolite (p. 67-70). La logique de l’antiterrorisme qui s’est imposée depuis les années 2000 dans les rapports internationaux a favorisé plus que limité l’insécurité croissante du pays en installant un climat de guerre aveugle et permanente, et en facilitant l’assimilation de toute contestation de l’État central à un mouvement terroriste. Elle a progressivement déformé la lecture des évènements par les chercheurs et les diplomates en imposant des prismes sécuritaires et en limitant les contacts avec la société et les groupes en question.

Parce que de telles lectures découlent d’une perception partielle de l’État yéménite, L. Bonnefoy consacre plusieurs pages à la cristallisation d’un État double jusqu’à la réunification qui intervient en pleine guerre du Golfe et dont il décrit les réalisations (modernisation politique) et les inaboutissements (la domination du Nord, le maintien d’une diplomatie double). On aurait pu souhaiter que quelques lignes supplémentaires soient consacrées à la période ottomane (l’auteur lui-même reconnaît que cette mainmise ne fut pas que « formelle », p. 44), ou à l’évolution de l’imamat zaydite puisque les travaux de B. Haykel lui sont connus [2]. L’essentiel est que la « fragmentation » de l’État yéménite, sa division en réseaux concurrents, sa contestation par des gouvernements rebelles (le Sud en 1994, les Houthistes en 2016) puis son effondrement pendant la guerre sont précisément décrits et font de l’État formel un prisme parfois trompeur pour comprendre l’histoire du pays et de ses relations avec le monde (p. 126), tout comme pour la politique étrangère saoudienne à l’égard du Yémen (p. 116).

La géopolitique à laquelle se conforme l’ouvrage accorde toute leur place aux Yéménites et, fait remarquable, se fonde sur les travaux de nombreux chercheurs et auteurs yéménites. Elle corrige ainsi les grilles de lecture qui tendent à « dématérialise [r] » le pays (p. 87), en introduisant des phénomènes et parcours décrits dans leur contexte et leur complexité. Seule manque, dans cette lecture des réalités du Yémen contemporain, une analyse de sa démographie, marquée par la persistance d’un indice de fécondité très élevé (près de 6 enfants par femme). Brièvement évoquée, elle constitue à n’en pas douter un des traits distinctifs du pays, que Youssef Courbage et Emmanuel Todd décrivaient, avant la révolution de 2011, comme un « diplodocus démographique » [3].

Recensé : Laurent Bonnefoy, Le Yémen : de l’Arabie heureuse à la guerre, Paris, Fayard, 2017, 347 p., 23 €.

par Philippe Pétriat, le 16 mars 2018

Pour citer cet article :

Philippe Pétriat, « Les partitions du Yémen », La Vie des idées , 16 mars 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-partitions-du-Yemen

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Notes

[1François Burgat, L’islamisme en face, Paris, La Découverte, 2007 (première édition 1995)  ; L’islamisme au Maghreb : La voix du Sud, Paris, Karthala, 1988.

[2Thomas Kuehn, Empire, Islam, and Politics of Difference : Ottoman Rule in Yemen, 1849-1919, Leyde, Brill, 2012  ; Bernard Haykel, Revival and Reform in Islam : The Legacy of Muhammad al-Shawkânî, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

[3Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations, Paris, La République des Idées - Seuil, p. 82.

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