Dans cet ouvrage dense, Isabelle Clair propose une « enquête sur les amours adolescentes » ancrée dans la sociologie du genre et des milieux sociaux.
C’est un objet encore trop rare en sociologie puisqu’il cumule trois enquêtes de terrain réalisées sur vingt années dans trois milieux sociaux très différenciés : les adolescent.e.s âgés de 15 à 20 ans des cités d’habitat social de banlieue parisienne (2002-2004), de milieu rural (2008-2010) et des milieux aisés parisiens (2016-2019). La méthode ethnographique paraît une gageure pour étudier en tant que sociologue les histoires intimes de ces jeunes âgés de 15 à 20 ans et les quelques travaux de recherche qui ont abordé ces sujets ont plus souvent utilisé des corpus d’entretiens sans unité géographique précise. Ainsi peu d’ouvrages sur ces sujets (au demeurant peu nombreux) s’appuient sur un aussi grand nombre de terrains : à notre connaissance, seul l’ouvrage de Hugues Lagrange paru en 1999, réalise le même genre de travail [1].
Le livre présenté ici n’est pas un « résumé » d’articles déjà publiés mais propose de faire un bilan comparatif original des résultats sur les trois terrains étudiés. Il vise à montrer ce que les amours adolescentes disent des rapports de genre à des endroits variés de l’espace social. Il s’ancre dans une perspective intersectionnelle même si ce terme n’est pas explicitement invoqué.
Dès le début l’approche de l’amour à l’adolescence s’inspire fortement des travaux de Michel Bozon. L’amour est pensé d’abord par ses pratiques concrètes dites de « remise de soi » [2] (don de temps, de cadeaux, d’informations…) qui produisent le sentiment amoureux, et le sentiment d’être en couple. Isabelle Clair a cherché à suivre les relations amoureuses au présent, sans se préoccuper de la socialisation amoureuse (par les produits culturels, par les parents) passée.
Définir son genre par son statut amoureux
La première partie du livre traite des « enjeux » qui se posent aux adolescents au passage du collège au lycée : la question du couple devient une question récurrente pour ces jeunes car elle participe de plus en plus à la construction de la valeur (genrée) des jeunes. Après le collège, chacun commence à se penser comme « célibataire » ou « en couple ». Se dire en couple, c’est vouloir passer du statut de l’enfant (peu genré) à celui de « vrai homme » ou de « vraie femme ». La conjugalité est vue comme mise en scène, une performance qui construit les statuts de genre. On trouve ici l’inspiration, constante tout au long du livre, des travaux de Judith Butler et de Monique Wittig [3].
Du côté des garçons, le couple est une façon de faire la preuve de sa masculinité. Il s’agit pour ces jeunes d’échapper à la mise à l’index du groupe de pairs masculins, en démontrant « qu’ils ne sont pas des pédés ». L’hétérosexualité hégémonique doit être actualisée sans cesse en raison des menaces que fait porter sur elles l’homosexualité. Les jeunes réalisent alors un travail de répression (pour eux-mêmes et pour les autres) de l’homosexualité, et de tous les autres possibles sexuels non-hétérosexuels pour éviter d’être stigmatisés. Ils sont ainsi tenus de mettre en scène certains attributs de puissance (voiture, argent, trafic, violence) ou des caractéristiques étroitement associées au groupe masculin (foot, on pourrait ajouter aujourd’hui musculation…) pour se distinguer des intérêts des jeunes femmes.
Les filles en revanche doivent prouver leur « moralité » en montrant qu’elles ne sont pas des « putes ». Collectivement suspectées d’être à disposition collective des garçons, les jeunes femmes ne sont protégées que par la conjugalité hétérosexuelle. Le couple hétérosexuel prend la forme d’un « rapport d’appropriation ». Le corps des femmes (ou leur image) devient propriété du partenaire. Le couple stable devient donc l’horizon exclusif des femmes. Cette reproduction de la dichotomie et de la hiérarchie de genre à travers les relations amoureuses par ces mécanismes de stigmatisation est ce qu’Isabelle Clair nomme en conclusion du livre le « noyau normatif du genre ». Transversal à tous les terrains, il varie aussi en partie en fonction des espaces sociaux.
C’est l’apport ici aussi très important du travail d’Isabelle Clair qui permet de voir comment des normes très puissantes liées aux identités de genre pèsent différemment selon les milieux. Du côté des cités, les jeunes femmes sont contrôlées par leur partenaire ou surveillées par des « grands frères ». La féminisation de leur corps est souvent retardée pour éviter l’accusation de disponibilité sexuelle. Elles prennent une allure de « femmes bonhommes », encore proches des codes de l’enfance. Elles adoptent pour elles-mêmes le discours moral masculin et ce faisant protègent les jeunes hommes des Cités qui ont été longtemps accusés par la presse d’avoir une sexualité sauvage.
Du côté des milieux populaires ruraux et des milieux aisés parisiens, les filles sont soumises à une surveillance plus ou moins bienveillante des mères qui admettent leur vie amoureuse. La proximité des générations permet ce contrôle tolérant. Les risques de grossesse sont cependant au cœur des préoccupations des mères de ces milieux populaires et aisés.
Du côté des milieux aisés, Isabelle Clair constate de façon nette l’existence chez les filles des expériences amoureuses avec d’autres filles sans pour autant que celles-ci se codent comme lesbienne. L’expérimentation amoureuse est autorisée dans ce milieu. Il permet aux jeunes femmes de sortir ou de se protéger du rapport d’appropriation induit par l’hétérosexualité tout en vivant des histoires amoureuses et sexuelles, et d’affaiblir les obligations en matière de présentation de soi en tant que « femme ».
Des morales amoureuses différenciées
Une fois le cadre théorique établi, la seconde partie du livre traite des pratiques conjugales en tant que telles et non plus des représentations attachées à l’amour, au couple. Sont traités successivement, les rencontres entre partenaires, les pratiques conjugales une fois en couple et les pratiques de « sorties de couple » (notion qui englobe les séparations et les relations extra-conjugales). Sur chacun de ces points, la dichotomie et la hiérarchie du genre pèse lourdement même si de façon un peu différente selon les milieux sociaux.
Pour ce qui est des rencontres, Isabelle Clair en s’appuyant sur les travaux de Michel Bozon montre comment la « morale amoureuse » pousse les jeunes femmes à associer sexualité (génitale puisqu’il est toujours question de première fois sexuelle), sentiments et couple. Cette morale amoureuse ne s’applique pas aux garçons : le couple leur est moins nécessaire dans la mesure où ils peuvent avoir une sexualité sans sentiment, sans risque d’être mis à l’écart du groupe masculin. Un discours tolérant vis-à-vis d’une expérimentation sexuelle des jeunes femmes peut exister cependant dans les milieux aisés, modulant cette exigence à faire couple.
La dynamique des rencontres relève de la même asymétrie : dans les interactions, c’est toujours des garçons que les initiatives sont attendues et les filles doivent rester dans une forme de passivité. L’opposition actif/passif, au cœur des scripts sexuels qui scénarisent les rencontres, relève une nouvelle fois de la performance du genre. D’autres oppositions comme « immature »/« sérieux » ou « ludique »/« sérieux » peuvent être analysés de la même façon : les garçons qui s’amusent entre eux et ne jouent pas le jeu de rencontre en refusant d’être actifs, montrent une forme de distance par rapport aux enjeux de couple dont ils ont moins besoin que les jeunes femmes.
Le chapitre 5 examine un certain nombre de pratiques des personnes qui se disent en couple dans un contexte où le couple n’est guère soutenu que par les déclarations réciproques des deux partenaires (éventuellement la reconnaissance des amis ou des parents), et pas par une vie commune. Isabelle Clair constate une véritable adhésion au modèle adulte de la conjugalité, même si la cohabitation reste un horizon lointain. Isabelle Clair montre bien la dimension « expérimentale » de ces histoires, qui ne sont pas tout à fait adultes, où les acteurs ont le sentiment qu’elles sont encore provisoires. Les notions de « mime de la vie adulte » ou du couple comme « performance » sont tout à fait éclairantes.
Enfin le chapitre 6 distingue expérimentation sexuelle et expérimentation conjugale. Aucune fille ne s’interdit l’expérience conjugale, tout particulièrement en milieu populaire puisque c’est la seule expérience intime possible. Isabelle Clair propose une analyse très convaincante des crises de jalousie dans le couple, qui constituent une occasion (rare) de rappeler les règles de la relation, les attendus auxquels chacun est confronté, et sur lesquels chacun doit se réaligner. Particulièrement présentes en milieu populaire, elles restent euphémisées dans les beaux quartiers parisiens, les jeunes prenant leur distance par rapport à un modèle trop explicite d’appropriation ou de mise en scène dramatique de ses sentiments.
Des stéréotypes sexuels attractifs
La troisième partie est peut-être la plus novatrice. À partir des croisements entre les différents terrains, elle revient sur la manière dont certaines figures amoureuses situées socialement sont appropriées, pensées, critiquées dans d’autres espaces sociaux. Du côté des représentations, Isabelle Clair s’intéresse à la figure de la « racaille » qui, dans les représentations médiatiques, est étroitement associée au terrain des cités d’habitat social. Type même d’une masculinité virile hors de tout soupçon d’homosexualité, elle attire et est réappropriée (par le style vestimentaire, par les postures, les images) par certains jeunes sur le terrain parisien bourgeois. Elle est regardée avec envie par les jeunes des milieux ruraux qui voient en cette figure une puissance dont ils se sentent pourtant dénués.
Le dernier chapitre aborde la question du choix du partenaire, et des expériences/couples hétérogames rencontrés dans le corpus. Isabelle Clair avance que le rapport à l’hétérogamie varie selon milieux sociaux (notamment l’enclavement et le contrôle par les pairs). Le passage au lycée des jeunes de milieu aisé est un moment de renouvellement dans la continuité des amis quand il est vécu comme une continuité en milieu rural où les connaissances se renouvellent peu. Les cités sont marquées par une interconnaissance marquée et un contrôle social fort des relations sentimentales (moins présent en campagne). Les filles des milieux populaires défendent les garçons de leur groupe social, qui sont attaqués médiatiquement et adoptent les codes de ceux-ci plutôt qu’elles ne les fuient. Les expériences hétérogames ont aussi été rares dans l’enquête et souvent temporaires.
À l’issue de lecture, on est impressionné par l’ampleur du travail réalisé, la variété des milieux sociaux et des histoires dont le livre rend compte, par les notions originales proposées. On peut regretter que certains travaux portant sur la même sujet et le même groupe d’âge n’aient pas été utilisés pour la comparaison : les études de Claire Balleys [4] montrent combien être en couple au moment de l’adolescence confère au sein des classes de collège et de lycée une valorisation sociale très importante aux élèves et comment ceux-ci se mettent en scène sur les réseaux sociaux de leur classe. Les travaux de Hugues Lagrange auraient pu permettre de voir des récurrences ou les évolutions sur des terrains socialement proches à 15 ou 20 ans de distance. Les ouvrages de Caroline Moulin [5] enfin auraient contribué à montrer comment l’expérience du couple se transforme au fil du lycée et comment les jeunes en viennent à se détacher progressivement de leur groupe de pairs et de ses critères normatifs…
On peut également poser quelques questions ouvertes. J’en retiens deux pour le plaisir de la discussion.
L’ensemble du travail propose une analyse fine des catégories, des stéréotypes qui structurent le « noyau normatif du genre ». Il est frappant de constater que certains termes péjoratifs, pouvant donner lieu à un étiquetage, ne sont pas toujours pris en compte dans l’analyse. « Connard » ou « charo » désignent des personnes qui multiplient les histoires intimes sans sentiment et sans respect pour son ou sa partenaire [6]. Ces étiquettes montrent en tout cas comment les femmes font appel à des termes qui distinguent les jeunes hommes selon d’autres critères que la virilité sexuelle triomphante.
D’autres étiquettes émergent dans certaines citations du livre mais ne sont pas vraiment examinées : on peut penser à « bouffons » ou à « intello », termes utilisés de façon synonyme dans un extrait d’une enquêtée de cité (p. 331). Les « intellos » s’opposent aux garçons très virils (ou racailles). Ils s’avèrent peu attractifs pour faire couple à l’adolescence mais une jeune fille explique que ce sont eux avec on cherche à faire couple une fois la jeunesse passée. Que signifie ce troisième groupe de garçons qui ne sont pas virils mais qui ne semblent pas non plus pour autant des « pédés » (puisqu’ils peuvent être de futurs conjoints crédibles) ? Il faut noter que la vie au sein de l’école et l’investissement dans le travail scolaire est un domaine étonnamment absent du livre.
À plusieurs reprises, Isabelle Clair prend bien soin de dire que les enjeux au cœur de l’adolescence sont spécifiques à cet âge où l’on passe d’individus peu sexués à des individus membres d’un groupe de sexe. Mais une fois qu’un statut genré est « consolidé » (par les premières expériences conjugales, par les premières expériences sexuelles génitales), est-ce que le risque de stigmatisation est aussi important ? Autrement dit, quand une fille a été « en couple » pendant un ou deux ans par exemple, est-ce qu’elle encourt toujours aussi systématiquement le stigmate de la pute ? Et son partenaire, le risque d’être traité de pédé ? Cela excède évidemment le cadre de l’enquête proposé.
Ces quelques remarques montrent tout l’intérêt de cet ouvrage ambitieux et dense qui sera vite une référence pour les études de genre, de classe et sur la vie privée et qui va inspirer de nombreux autres travaux.
Isabelle Clair, Les choses sérieuses. Enquête sur les amours adolescentes, Paris, Seuil, 2023, 400 p., 21, 50 €.