Recensé : Robert B. Brandom, Rendre explicite. Raisonnement, représentation et engagement discursif, Paris, Cerf, 2010-2011. 2 volumes, 1148 p., 64 €.
Une nouvelle langue philosophique
Après Articulating reasons, le grand ouvrage de R. Brandom, Making It Explicit, dont le premier n’est qu’un abrégé introductif, paraît enfin en français. Publié en deux volumes, dans la collection « Passages » du Cerf, dirigée par J. Benoist, Rendre explicite est le résultat d’un travail collectif de traduction, coordonné par I. Thomas-Fogiel, auteur, par ailleurs, de la présentation générale. Malgré des choix discutables, à commencer par le fait de publier séparément les deux versants d’une enquête théorique au caractère systématique, il faut sans doute saluer la hardiesse de l’entreprise ; en effet, c’est à un livre en quelque sorte intraduisible que nous avons affaire ici : plus que par sa taille, inhabituelle pour un philosophe analytique (741 pages, devenues 1148 en traduction), ou par le complexe enchevêtrement conceptuel du système qui la justifie, c’est avant tout par la nouveauté de son langage que Making It Explicit défie toute traduction.
C’est que Brandom n’est pas de ces philosophes qui se plaisent à calquer leur langue sur le langage ordinaire, véhicule supposé de l’intelligibilité des choses parce que premier et fondamental moyen d’expression : s’il partage cette conception du langage, il n’estime pas moins, en bon élève de Rorty [1], que le philosophe est là pour forger une autre langue, foyer d’une vision unitaire capable d’exprimer ce qui resterait autrement enfoui dans nos échanges. Avant sa signification plus précise et technique, c’est d’abord en ces termes qu’il faut comprendre le titre même de l’ouvrage, et la conception de la philosophie qu’il vient résumer. Il faut donc prendre Brandom au sérieux lorsqu’il se dit « animé par l’idéal des philosophes systématiques de l’ancien temps », celui qui consiste à vouloir superposer à « nos façons ordinaires de parler et de penser » un « idiome alternatif en lequel tout peut être dit » (p. 52) : au fond, le livre veut « montrer quel type de compréhension et de puissance explicative on acquiert en parlant de cette manière » (p. 32). Cette manière est celle-là même que Brandom emploie pour décrire, après coup, ce qu’il a fait : les « engagements » (commitments) auxquels il a souscrit en développant sa théorie et les « habilitations » (entitlements) avancées pour s’en justifier (ibid.) [2]. S’il ne s’agit pas là d’un pur maniérisme, c’est qu’il faut comprendre ce que ce nouveau langage doit exprimer : c’est de la raison même qu’il s’agit, en tant que pouvoir expressif lié à des pratiques linguistiques spécifiques, le discours raisonné de la philosophie étant alors le lieu de sa manifestation et de son auto-compréhension [3].
Qui sommes-nous ?
En ce sens, si Rendre explicite est bien « une recherche sur la nature du langage » (p. 31), il ne se réduit pas à cette sorte d’encyclopédie analytique dont il a pourtant l’apparence. Il suffit d’ailleurs de voir comment Brandom spécifie l’objet de sa recherche : s’intéresser au langage cela veut dire essayer d’élucider les « pratiques sociales qui nous distinguent comme créatures rationnelles » (ibid.). Ainsi, si l’objectif théorique premier de Brandom est bien de définir la nature du conceptuel [4], cette tâche est un moment d’une entreprise qui s’ouvre tout d’abord avec la question qu’il se pose au début de Rendre Explicite : « Qui sommes-nous ? » (p. 58). Clarifier la nature du conceptuel revient alors à identifier les « capacités fondamentales » que possèdent les êtres qui savent utiliser des concepts : c’est, en un mot, « rendre explicite pour nous ce que nous sommes » (p. 58-59).
Telle est l’« entreprise de démarcation » que Brandom entend réaliser : il s’agit de rendre intelligible « la distinction cruciale entre eux et nous » (p. 57). Entreprise philosophique au plus haut point, si tant est qu’il s’agit d’identifier des « principes » définissant « ce que nous sommes capables de faire », plutôt que de répondre à des questions factuelles, comme « d’où nous venons ou de quoi nous sommes constitués » : ces principes doivent nous permettre de comprendre ce que nous faisons quand nous disons « nous », c’est-à-dire lorsque nous traitons quelqu’un comme « l’un des nôtres » (p. 58-59). Or, si nous sommes des créatures discursives, c’est-à-dire des sujets caractérisés par le fait de savoir appliquer des concepts dans la pensée et dans l’action, alors traiter l’autre comme l’un des nôtres c’est le considérer comme un être capable de « sagesse » (sapience) [5] et pas seulement de « sensibilité » (sentience) : un être qui est conscient non seulement parce qu’il est doté d’états de conscience qui lui permettent d’être « éveillé » (p. 60) mais parce qu’il surajoute des concepts à ce qui est simplement donné, en lui et autour de lui, afin de connaître le monde et y agir.
C’est à partir de ce moment que l’enquête sémantique prend son sens. En effet, c’est une chose de nous reconnaître vaguement comme des « êtres raisonnables » (p. 59), c’en est une autre que d’élaborer une théorie sémantique capable d’expliquer en quoi consiste la raison qui nous assure la compréhension des concepts. Or, puisque croire et agir c’est à la fois tenir pour vrai et rendre vrai, mais aussi donner et demander des raisons de croire et d’agir, rendre compte de ce qui nous caractérise en tant que créatures discursives suppose de trancher au préalable entre deux voies possibles. La première essaie de rendre compte de notre « sagesse » en ayant recours au concept de vérité, alors que la deuxième fait remonter la compréhension des concepts au concept d’inférence. Dans le premier cas, la signification des concepts figurant dans une proposition, exprimée dans un jugement, dépend de la relation qu’elle entretient avec le monde extérieur : penser veut dire, ici, représenter ; dans le deuxième cas, la signification est reconduite au rôle que les concepts jouent dans les raisonnements que nous faisons à l’aide de propositions : penser veut dire, ici, raisonner.
C’est cette deuxième voie que suit Brandom. Ainsi l’élaboration théorique et linguistique qui caractérise son livre vise à élucider en quel sens « dire nous » c’est « nous situer, nous-mêmes et mutuellement, dans l’espace des raisons, en donnant et en exigeant des raisons de nos attitudes et de nos actes » (p. 59). La structure d’ensemble de Rendre explicite découle de cet engagement fondamental. Dans un premier temps, Brandom élabore une « théorie de la pratique discursive » (p. 32), afin de montrer ce qu’il faut être capable de faire pour pouvoir participer à l’échange de raisons (chapitres 1/4, premier volume) ; sur le fond de cette analyse, il essaie ensuite de montrer comment l’autre versant de la compréhension conceptuelle, celui qui concerne la vérité et la référence, est implicitement contenu dans la pratique discursive ainsi reconstruite et peut par conséquent en être dérivé (chapitres 5/8, deuxième volume).
Repenser une tradition
On s’est posé la question de savoir ce qui a bien pu motiver Brandom dans le choix théorique qui oriente son ouvrage [6] : alors qu’il aurait pu se borner à montrer dans quelle mesure la capacité de raisonner est indispensable afin de rendre compte de la représentation, Brandom veut tout y reconduire. Rien ne semble justifier une telle entreprise, si ce n’est l’audace d’un exploit sans précédent. En réalité, les dix-sept années qui se sont écoulées depuis sa publication, et le travail théorique fait depuis par Brandom, peuvent nous éclairer sur les intentions de Making It Explicit.
Conformément à une optique qu’il n’a explicitée que plus récemment, Brandom estime que la compréhension conceptuelle se déploie dans et par l’évolution historique des pratiques sociales : cela concerne non seulement la compréhension de nos concepts ordinaires mais aussi la compréhension du conceptuel comme tel, à l’aide de concepts philosophiques [7]. De ce point de vue, la vérité sur nous-mêmes, toute universelle qu’elle soit, n’a pu être saisie comme telle qu’au cours d’une histoire qui a fait émerger les concepts pour la penser et l’articuler. Or, Brandom estime qu’elle est à saisir avant tout dans la rupture opérée par les Lumières, moment de désenchantement et par là même de saisie plus objective de notre place dans le monde, ainsi que des capacités qui nous caractérisent [8].
C’est pour cette raison que l’alternative théorique indiquée plus haut, entre vérité et inférence, représentation et raisonnement, exprime en réalité le conflit qui a traversé l’épistémologie et l’anthropologie modernes. Au moment de se pencher sur nous-mêmes, les philosophes des Lumières ont en effet élaboré « deux conceptions du conceptuel » opposées, se divisant notamment « sur la question de la priorité relative » qu’il fallait accorder « au concept de représentation ou à celui d’inférence » (p. 210-211). Ce conflit entre représentationalisme et inférentialisme ne recoupe pas tout à fait l’opposition familière entre empirisme et rationalisme. Bien au contraire, c’est au rationalisme de Descartes que Brandom fait remonter la perspective philosophique, développée ensuite par les empiristes, qui a fait de la « représentation » le « concept fondamental » pour comprendre le « contenu cognitif » (p. 210) : telle serait, à son avis, la « stratégie sémantique…dominante depuis les Lumières » (p. 40). C’est alors à la « tradition sémantique minoritaire » ayant adopté « l’inférence…comme concept souverain » (p. 210) que se rattache son ouvrage : si cette tradition a trouvé ses premières expressions chez Spinoza et Leibniz [9], c’est à Kant, pour les raisons que l’on va voir, que Brandom reconduit la transformation radicale, encore qu’incomprise et jamais pleinement assumée, de la philosophie des Lumières, avant que Hegel ne vienne « achever l’inversion de l’ordre traditionnel d’explication sémantique », pensant l’« expérience comme activité inférentielle » et analysant « la production de jugements et le développement de concepts » (p. 208) dans les termes de cette activité [10]. Ainsi, si Rendre Explicite élabore un nouveau langage, c’est pour repenser les concepts, en eux-mêmes « guère nouveaux ni originaux » (p. 31), de cette tradition minoritaire, nous aidant par là même à prendre les distances de « l’idiome représentationaliste » et de « sa manière de penser et de parler de la pensée et du langage » (p. 50) : en ce sens, la « perspective conceptuelle » que Brandom nous propose n’est « différente de notre ligne de vision plus coutumière » (p. 32) que parce qu’elle essaye avant tout de nous déprendre des concepts sémantiques, à commencer par celui de vérité, que la tradition représentationaliste a mis en avant au point de nous empêcher de comprendre pleinement ce qui nous caractérise en propre.
Si, désormais, Brandom conçoit son « pragmatisme rationaliste » comme une reprise éclairée de l’idéalisme hégélien [11], son premier grand livre est à concevoir comme l’élaboration théorique d’un héritage qui ne pouvait être compris comme tel qu’après coup. Cette perspective historique nous donne alors la clé pour entrer dans le système qu’il a construit à cette fin, dont on se bornera, dans ce qui suit, à présenter le noyau.
Le noyau du système
L’édifice théorique de Brandom repose sur deux prémisses. La première résume la thèse d’où découle l’inférentialisme sémantique : les concepts sont des règles. La deuxième formule la thèse centrale de sa pragmatique normative : les règles sont des pratiques sociales. C’est sur la base de ces deux prémisses, élaborées et justifiées dans les deux premiers chapitres, que Brandom tire la conclusion où vient s’exprimer la visée première de son livre : rendre explicite la structure des pratiques sociales qui rendent possible l’activité conceptuelle.
1. Les concepts sont des règles.
Tel est, en une phrase, le renversement que Kant a accompli par rapport à la tradition représentationaliste inaugurée par Descartes. Comme Brandom l’explique au début du premier chapitre, il se résume au passage de la certitude à la nécessité (Notwendigkheit), comprise comme « obligation découlant d’une règle » : après Kant, être un sujet rationnel capable de penser et agir ne veut plus dire avoir la certitude de ses états mentaux, mais assumer la responsabilité d’appliquer certaines règles, fixant obligations/engagements (commitments) et permissions/habilitations (entitlements) (p. 67-68).
Les concepts ne sont donc des règles que dans le sens qu’a donné à ce terme la tradition contractualiste moderne : « Kant est l’héritier de cette tradition des Lumières, venue de Grotius et Pufendorf, qui…a étudié le normatif sous la forme de lois positives et naturelles conçues comme les ordres explicites de souverains ou de supérieurs » (p. 84). Si, comme on va le voir, Brandom estime qu’il faut dégager un niveau de normes qui précède les règles explicites, il ne conçoit pas moins l’espace normatif de manière « spécifiquement déontique » (p. 35) : les normes qui gouvernent l’usage des concepts expriment des obligations et des permissions. C’est d’ailleurs dans ce seul déplacement que trouve son origine l’idiome qu’il a forgé : « L’engagement (commitment) et l’habilitation (entitlement) correspondent aux notions déontiques primitives traditionnelles d’obligation et de permission. Si l’on évite ici ces termes traditionnels, c’est en raison de leurs stigmates trahissant…une approche où les normes résultent exclusivement de commandements…émanant d’un supérieur » (p. 318).
Or, si cette conception des règles n’arrive pas à rendre compte de toute la variété des registres normatifs [12], Brandom estime qu’elle est indispensable pour comprendre la nature des concepts qu’il veut élucider. En effet, les « normes conceptuelles » dont il veut rendre compte sont celles qui incorporent des « engagements objectifs » à l’égard du monde : ce qu’implique, par exemple, « l’usage du terme ‘masse’ », ne dépend pas de nous, à la différence de l’usage du terme ‘mariage’ régi par une convention, mais des faits, de telle sorte qu’il est toujours possible que « nous nous trompions tous » (p. 145) en ce qui concerne son application correcte. La restriction kantienne concernant le concept de règle fait donc partie d’une stratégie qui vise à expliquer l’objectivité de nos concepts descriptifs à partir de leur nature normative : pour rendre compte de la possibilité de l’erreur, il faut utiliser un concept de règle qui fait d’emblée place à la possibilité que les sujets qui y sont soumis fassent « fausse route, manquant de faire ce que ces normes les obligent à faire, ou faisant ce qu’ils ne sont pas habilités à faire » (p. 104).
La compréhension de la nature normative des concepts est au centre de la sémantique inférentialiste que Brandom élabore dans le deuxième chapitre. De l’analyse détaillée qu’il nous propose il faut avant tout retenir le concept d’inférence matérielle, qu’il reprend à son autre maître, W. Sellars [13]. Cette expression désigne les inférences qui dépendent du contenu conceptuel même des propositions : la capacité inférentielle précède ainsi l’usage de la logique formelle, puisqu’elle renvoie d’abord au fait de maîtriser les circonstances et les conséquences d’application, théoriques et pratiques, d’un concept, lorsqu’on l’utilise dans un jugement. C’est un savoir-faire (know-how), analogue de celui qu’on déploie dans l’usage d’un instrument [14] : ainsi, comprendre le concept « chaise », par rapport à savoir simplement en utiliser une, c’est être prêt à produire un jugement dans certaines circonstances, savoir à quelles conséquences, théoriques et pratiques, on s’engage en le faisant et quelles raisons on pourrait avancer pour s’en autoriser. Un concept exprime donc une règle en ce sens, que lorsqu’on l’applique on souscrit à l’ensemble d’inférences, obligatoires ou permises, qui découlent du jugement exprimé, assumant par ailleurs la responsabilité de justifier ce dernier. Identifier un socle prélogique de rationalité matérielle oblige à repenser la fonction et le sens de la logique. Développant des idées de Sellars et Frege (Rendre Explicite, pp. 229-247), Brandom lui assigne une fonction expressive : en disant qu’elle est « l’organe de l’auto-conscience sémantique » (p. 46), il entend dire que les locutions logiques servent d’abord à exprimer explicitement les prémisses implicites dans la pratique de nos raisonnements. Le conditionnel (si, alors) est, en ce sens, « le paradigme d’une locution qui nous permet de rendre explicite les engagements inférentiels » (p. 235) : en effet, au lieu de produire une assertion particulière et d’en tirer les conséquences (« Il pleut maintenant, donc… »), le conditionnel nous permet d’expliciter la loi générale présupposée, qui légitime implicitement l’inférence (« S’il pleut, alors… »). C’est donc une forme nouvelle de réflexion sur le langage que la logique rend possible : elle permet de mieux comprendre le sens des concepts que nous utilisons, parce qu’elle nous fait voir ce qu’ils présupposent et impliquent. Par là même, le sens du terme « logique », selon Brandom, change : dans sa perspective, tout « vocabulaire » qui sert à rendre explicite les « règles de convenance » relatives à l’usage d’un concept « mérite…le nom de ‘logique’ » (p. 244). Par exemple, le vocabulaire normatif, qui permet de dire explicitement d’une certaine conséquence qu’elle obligatoire ou alors seulement permise, vaut comme logique.
Le projet théorique de Brandom ne trouve toutefois son sens et sa justification que sur la base de la deuxième prémisse : la distinction entre la conscience rationnelle liée à l’usage normé des concepts dans des inférences matérielles et l’auto-conscience expressive liée à l’usage des règles logiques ne s’impose que parce que Brandom souscrit au primat de la pratique comprise comme essentiellement sociale.
2. Les règles sont des pratiques sociales
Après avoir introduit la démarcation kantienne du mental, au début du premier chapitre, Brandom s’engage ensuite dans une longue discussion concernant le suivi des règles. À la suite, encore une fois, de Sellars [15], Brandom veut ainsi corriger Kant par Wittgenstein : inscrivant la question spécifique de la nature normative du mental dans le plus vaste débat sur le suivi des règles, il précise la nature de l’action conforme à la règle, avant d’en tirer les conséquences en ce qui concerne l’activité conceptuelle [16].
Brandom écarte d’abord la perspective générale présupposée par Kant, le régulisme : dans cette perspective, les règles sont des principes explicites, abstraits et universaux qui orientent la conduite de l’individu dans la mesure où ce dernier en saisit intellectuellement le contenu avant et afin de les appliquer. Cette position est intenable parce qu’elle conduit à une régression à l’infini, celle de l’application de la règle : l’écart entre la règle générale et la circonstance particulière laisse la place à une interprétation de la règle, à son tour interprétable. De cette réfutation Brandom tire une élucidation du concept de pratique en tant qu’ordre engendré par des dispositions permettant à un agent de savoir ce qu’il faut faire dans chaque circonstance particulière. De là on pourrait conclure, selon la position régulariste, que la règle n’est rien d’autre qu’une abstraction tirée de la conduite régulière d’un individu, régie par ses habitudes d’action. C’est là l’autre écueil à éviter. En effet, cette position conduit à identifier règles et régularités : or, le concept de règle ne recèle pas seulement l’idée de régularité, mais aussi celle d’obligation, la règle impliquant l’existence d’un écart entre ce qui arrive et ce qui doit arriver.
La seule manière, selon Brandom, de préserver le caractère prescriptif de la règle à partir du primat de la pratique est de concevoir celle-ci comme sociale : c’est dans et par l’interaction entre deux individus, l’un s’assumant la responsabilité d’agir, l’autre ayant l’autorité de juger l’acte, que la différence entre ce qui arrive et ce qui doit arriver se creuse, des normes étant ainsi instituées en tant que statuts socialement reconnus. Tel est le noyau de la socialisation de l’esprit que Hegel aurait proposé comme solution aux impasses du sujet transcendantal kantien, à travers sa théorie de la reconnaissance réciproque [17] : si les normes sont des statuts sociaux, reconnaître quelqu’un comme l’un des nôtres, un sujet capable de penser et agir par concepts, c’est lui attribuer la capacité de participer aux pratiques sociales qui articulent le contenu conceptuel, parce qu’elles permettent de distribuer autorité et responsabilité dans l’usage inférentiel des concepts.
C’est sur la base de cette conception que Brandom formule le « défi premier » que son livre veut relever : « comprendre les pratiques de l’usage du concept et de son évaluation comme des pratiques sociales » sans « abandonner l’idée selon laquelle les normes conceptuelles sont objectives » (p. 146). Le tour de force commence alors avec cette affirmation : « c’est précisément l’objectivité des normes conceptuelles, bien comprises » qui exige de penser « les pratiques dans lesquelles de telles normes sont implicites » comme « sociales » (p. 147). Par là Brandom entend dire qu’au sein de l’interaction sociale il est possible de faire une distinction entre « reconnaître (et donc assumer) soi-même un engagement » et « attribuer un engagement à un autre » (ibid.) : dans cet écart entre ce à quoi l’individu s’engage et ce à quoi il doit s’engager aux yeux de ses interlocuteurs, Brandom cherche l’espace pour rendre compte socialement de l’objectivité des concepts descriptifs.
L’ensemble de l’ouvrage est consacré à prouver cette thèse, en deux temps. Dans un premier temps, Brandom combine la sémantique inférentialiste et la pragmatique normative, pour fournir une description idéalisante du « jeu consistant à donner et demander des raisons » (the game of giving and aking for reasons), rendu possible par un acte de langage central, l’assertion, et soumis aux normes qui en régissent l’usage. Il reconstruit ainsi la pratique discursive, d’abord la pratique linguistique en elle-même, c’est-à-dire l’échange d’assertions et l’articulation d’inférences purement théoriques qu’il implique (ch. 3), ensuite l’ancrage réel de ce réseau inférentiel dans la perception et l’action, analysées avec les outils de l’inférentialisme (ch. 4). Dans un deuxième temps, Brandom montre comment la pratique discursive ainsi reconstruite recèle, en puissance, la saisie objective du monde, si tant est que des vocabulaires logiques, tout d’abord le vocabulaire sémantique traditionnel de la vérité et de la référence (ch. 5), viennent en expliciter les ressources. Comment il s’y prend alors pour résoudre, dans les chapitres restants, l’énigme qui est à l’origine de son enquête, c’est ce qu’on laissera au lecteur le bonheur, pour ainsi dire, de découvrir.