Les ouvriers de la logistique occupent une place croissante dans le monde ouvrier. Un enquête ethnographique, illustrée par des photographies, compare les situations de ces ouvriers d’un nouveau type, entre service et industrie, en Allemagne et en France.
Qui sont les femmes et les hommes qui travaillent dans les entrepôts logistiques peuplant le bord des routes nationales et les périphéries des grandes agglomérations ? À partir d’une enquête collective, cet ouvrage vise à éclairer le travail des ouvrières et des ouvriers de la logistique, préparateurs de commande ou caristes, et leurs conditions de vie. Contrastant avec la désindustrialisation, ces emplois subalternes prospèrent dans l’ombre de la nouvelle économie numérique et occupent une place croissante au sein des mondes ouvriers contemporains. À l’interface entre industrie et services, consacrée à la mobilité et à la distribution des biens plutôt qu’à leur production, la logistique est une activité du flux. Le projet de ce livre est de mettre en lumière l’ « envers des flux » (p. 7) de marchandises, de montrer les hommes et les femmes qui en sont au cœur.
Une ethnographie visuelle et comparative
Si le secteur de la logistique fait l’objet d’un nombre croissant d’enquêtes sociologiques [1], celle qui est restituée dans ce livre est originale pour deux raisons. D’abord parce que cette enquête collective adopte une démarche comparative à partir de quatre terrains en France et en Allemagne : Marne-la-Vallée et Saran en France, et Kassel et Francfort en Allemagne. Chacun de ces terrains a donné lieu à une campagne d’entretiens avec des ouvriers et des ouvrières travaillant dans un ou deux entrepôts différents. Les entreprises retenues donnent à voir une certaine pluralité de la logistique, puisqu’on y trouve des entrepôts traitant des produits diversifiés (alimentaire, marchandise de luxe, composants pour l’industrie) et une main-d’œuvre mixte en termes de genre (la part des femmes varie entre 9% et 64%). Cette diversité de composition des collectifs de travail est un premier résultat de l’enquête. En effet, les enquêtes menées jusque-là en France portaient sur des établissements à la main-d’œuvre presque exclusivement masculine, reflétant la situation modale dans le secteur logistique (masculin à 80%). Ceci a contribué à invisibiliser la recomposition de la condition ouvrière au féminin, alors que l’entreposage représente un des principaux secteurs pourvoyeurs d’emplois d’ouvrières par suite du déclin de l’industrie textile. Ici l’équipe a interrogé autant d’hommes que de femmes, donnant lieu à la première enquête d’ampleur en France sur les ouvrières de la logistique.
Une deuxième originalité est que ces entretiens ont été accompagnés d’une enquête photographique réalisée par deux photographes (Nathalie Mohadjer et Hortense Soichet) et une sociologue-photographe (Cécile Cuny). L’équipe de recherche est plus largement pluridisciplinaire, associant sociologues, géographes et politistes. Cette combinaison de savoir-faire différents se traduit par un livre qui alterne chapitre écrits courts et synthétiques, dans un format article, et chapitres photographiques, auxquels s’ajoutent ponctuellement des cartes schématiques des terrains d’enquête.
Le matériau central de l’ouvrage est constitué d’ « itinéraires photographiques ». Chacun·e des 14 enquêté·es a fait un parcours, le plus souvent entre son logement, son lieu de travail, et d’autres lieux qui lui semblent importants (quartier, ancien lieu de travail, etc.), en étant accompagné d’une photographe et d’un·e sociologue enregistrant les échanges pendant l’itinéraire. Les personnes ont également été vues plusieurs mois auparavant pour un entretien sociologique sur le lieu de travail. La technique de l’itinéraire interroge la connexion entre travail et hors-travail, et les photographies donnent à voir les enquêté·es dans leurs logements ou leur quartier. Par exemple l’itinéraire mené avec Manuella (p. 64-71) est illustré d’une vue de son salon, d’une son immeuble et de deux photographies d’elles en extérieur. Les entretiens et les discussions menés avec les ouvrier·es, présents sous forme de citations, abordent les parcours résidentiels, le vécu du quartier, la vie domestique et les loisirs en plus des trajectoires professionnelles.
Une sociologie des vies ouvrières
L’ouvrage propose ainsi une « ethnographie visuelle des mondes ouvriers de la logistique » (p. 5). Il s’agit de rendre visible les ouvrier·ères des entrepôts en tant que groupe professionnel d’abord, mais aussi et surtout en tant que personnes. Dès l’introduction le propos s’inscrit dans la sociologie des classes populaires contemporaines [2], davantage que dans la sociologie du travail, et l’enquête propose une étude multidimensionnelle des conditions de vie des ouvriers et des ouvrières de la logistique. Avec la technique des itinéraires photographiques, le livre explore la spatialité et la matérialité du quotidien des enquêté·es. Par contraste, les analyses de l’activité concrète de travail en entrepôt sont peu présentes dans le livre. Seul un chapitre porte directement sur l’organisation et l’expérience du travail dans les entrepôts. Il analyse les effets de la mécanisation de l’activité, et montre qu’elle recouvre en fait une déqualification du travail et une invisibilisation de sa pénibilité.
Bien que les chapitres écrits explorent différentes facettes de la vie des personnes enquêtées, ils les rapportent systématiquement à l’expérience du travail ouvrier. Par exemple un chapitre sur les temps « hors du travail » (p. 177) montre que leur temps libre est fortement contraint par le travail. La nécessité du repos apparaît dans le temps consacré à la récupération physiologique après des journées éprouvantes, même si pour les ouvrières il est souvent empêché par le soin à apporter aux enfants et les autres tâches domestiques. Outre la fatigue, la petitesse des budgets des ouvriers précaires grève l’accès à des loisirs onéreux. Un autre texte s’intéresse au rapport des ouvrières et des ouvriers au lieu de résidence à partir du cas de Marne-la-Vallée. Il est marqué par des « captivités territoriales » (p. 205) et la déconnexion entre trajectoires professionnelles et résidentielles. L’intérim offre par exemple aux classes populaires locales la possibilité de trouver un emploi près de chez elles, mais empêche l’accès à la propriété et retient ces personnes à proximité des zones logistiques. À l’inverse, les femmes des ménages propriétaires à Marne-la-Vallée sont géographiquement éloignées des emplois de service qu’elles souhaiteraient occuper et s’orientent vers les emplois logistiques présents à proximité pour plus facilement concilier vie professionnelle et vie de famille.
Relier les expériences aux infrastructures
En contrepoint des expériences ouvrières de la vie quotidienne, d’autres chapitres s’intéressent aux infrastructures du secteur logistique. Un chapitre consacré à « la production des espaces logistiques » (p. 41), étudie la façon dont les zones logistiques sont aménagées par les acteurs publics et privés dans les aires urbaines de Paris, Francfort et Kassel. Jusqu’aux années 1990, les implantations d’entrepôts avaient principalement lieu au sein de zones industrielles déjà existantes. La forte demande en espaces logistiques conduit les municipalités à aménager des zones dédiées à partir des années 1990, avant de laisser progressivement la place à de grandes firmes internationales spécialisées dans l’immobilier d’entreprise, qui vont dès lors aménager des zones logistiques privées. Les photographies et les itinéraires dans le reste de l’ouvrage montrent bien cette périurbanisation logistique et ses différentes phases.
Les structures du marché du travail font aussi l’objet d’une réflexion sur la place de l’intérim et des contrats précaires dans la mobilisation et la rétention de la main-d’œuvre. Dans les entrepôts le recours à l’intérim est à la fois généralisé et massif. Loin de se justifier par la saisonnalité de l’activité, le recours à un « intérim à durée indéterminée » (p. 173) représente une forme d’externalisation de la main-d’œuvre et un mode de sélection des salarié·es. Mais ce statut d’emploi précaire fait l’objet d’appropriations différenciées par les travailleurs, entre quête du CDI en Allemagne et tactiques d’aménagement de la mobilité professionnelle par les intérimaires français·es. Ces conditions d’emploi déterminent fortement le vécu du travail et de la domination, qui sont analysés dans un chapitre sur « les rapports politiques des ouvrières et ouvriers aux mondes de l’entrepôt » (p. 195). Les formes d’acceptation du destin ouvrier concernent principalement les salarié·es stables en Allemagne, pour qui la cédéisation crée un sentiment d’élection par rapport aux intérimaires. En France l’acceptation du travail en entrepôt se fait souvent faute de mieux, après d’autres expériences professionnelles qui font repoussoir.
Photographies et zones d’ombre
Les photographies occupent une place majeure dans le livre puisque près de la moitié des pages leur sont consacrées. Cette démarche fait l’objet d’une réflexion sur l’esthétique dans l’introduction du livre. Les photographes s’inscrivent dans une « esthétique du retrait » (p. 8), inspirée de la photographie documentaire, qui se traduit par un refus du spectaculaire. Mais elles revendiquent également une dimension artistique bien présente, visible par exemple dans la diversité d’approches entre les photographes du projet. Défendant l’idée que les images ne parlent pas d’elles-mêmes et qu’elles ne peuvent ni « restituer une vie » ni le point de vue des enquêté·es, les autrices avancent que c’est le montage d’ensemble qui donne une voix et un corps au monde ouvrier représenté. Le choix de textes courts et déconnectés des photographies est assumé comme un refus de commenter les images. Cette démarche est toutefois difficile d’accès puisque le texte n’aide que partiellement à comprendre les photographies, et vice-versa. C’est le cas des « observatoires photographiques » (p. 17), en fait plusieurs séries de vues extérieures d’entrepôts ou de leurs espaces environnants. Par exemple une photographie (p. 20) donne à voir deux poids lourds stationnés sur une route dans une zone logistique, avec au deuxième plan une enfilade d’entrepôts. Le choix de ne pas légender ces photographies empêche de savoir sur quel terrain elles ont été prises.
Un autre regret est l’impression que la part visuelle de l’enquête reste aux portes de l’entrepôt, donnant peu à voir le travail lui-même et laissant le sentiment de pas complètement montrer l’envers des flux. En plus des itinéraires photographiques déjà évoqués, qui donnent à voir uniquement les lieux fréquentés par les enquêté·es hors du travail, un dernier ensemble regroupe quelques photographies « à l’intérieur » (p. 185) d’un entrepôt, qui n’est pas un de ceux qui ont été enquêtés. Par ailleurs la place centrale donnée aux photographies, dont la majorité représente des espaces plus que des personnes, se fait aux dépens d’autres matériaux, notamment des extraits d’entretiens qui auraient permis de mieux incarner ces vies ouvrières. L’ensemble se lit davantage comme un beau livre de photographie accompagné de textes que comme un ouvrage de sociologie illustré.
Finalement cet ouvrage contribuera à coup sûr au rapprochement entre la sociologie et la photographie, et il stimule l’imagination sociologique à propos des modes d’enquête et du traitement qu’on peut faire des matériaux. Il représente également un apport à la sociologie des mondes ouvriers en donnant à voir la recomposition de la condition ouvrière autour des emplois du secteur de la logistique, avec des similitudes fortes entre l’Allemagne et la France.
Cécile Cuny (dir.), On n’est pas des robots : ouvrières et ouvriers de la logistique, Créaphis, 2020, 216 p., 28 €.
Lucas Tranchant, « Les faces cachées des flux »,
La Vie des idées
, 24 août 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-faces-cachees-des-flux
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