La répudiation des emprunts russes demeure un cas typique en histoire financière internationale — mais exceptionnel dans sa radicalité — de défaut d’un pays sur ses créanciers. Kim Oosterlinck, professeur à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste d’histoire bancaire et d’histoire statistique, s’est penché sur le sort des détenteurs de valeurs mobilières émises en France (avec de brèves allusions au Royaume-Uni et à l’Allemagne) par l’État russe ou par des entreprises russes, filiales ou non de sociétés ouest-européennes. Cet ouvrage revient sur les liens financiers qui ont permis à la Russie tsariste de constituer une lourde dette vis-à-vis de l’Occident, et analyse le devenir des emprunts russes une fois que la révolution bolchevique remet en cause l’alliance historique avec la France. Cette révolution pose en effet le problème de la continuité de l’État et notamment de ses engagements financiers, du respect des règles du droit de la diplomatie économique et du droit privé — puisque le capitalisme privé avait été impliqué avant-guerre dans ce financement —, et, enfin, de l’éventuel désir de la Russie, puis de l’URSS, de renouer certaines relations d’affaires avec les pays d’Europe de l’Ouest. Ces enjeux géopolitiques et économiques se doublent par ailleurs d’enjeux de politique intérieure. En France, ces « emprunts russes » restent au cœur des préoccupations des porteurs de portefeuilles boursiers et de la presse financière, et la place de Paris est traversée de débats, parfois âpres, sur la pertinence de ces liens financiers franco-russes et sur les risques qu’ils posent.
Cet ouvrage, pointu mais accessible, car toujours bien argumenté et précis, prolonge les études de René Girault et de collègues russes ou belges sur « les emprunts russes », en offrant une perspective plus quantitative et en développant l’analyse sur une période longue. L’auteur pense la question de la dette russe à partir de trois points de vue : les positions des responsables politiques français et russes, le cadre général des événements militaires en Russie, et la comparaison avec d’autres crises liées au non-remboursement de lourdes dettes par des États aux XIXe et XXe siècles. Il décrit ainsi les retombées de la Grande Histoire sur la petite histoire de la Bourse et des épargnants ou investisseurs.
On peut sur ce point regretter que l’auteur ait laissé de côté les banques et investisseurs institutionnels (gestionnaires d’actifs, assurances, holdings financières, par exemple belges) qui, détenant des paquets de titres russes, avaient une capacité d’influence qu’il aurait été intéressant d’analyser. C’est qu’il se concentre sur les associations de porteurs de valeurs russes, sur la presse financière (Le Rentier, etc.) et les ministres censés plaider la cause des épargnants français (estimés à 1,6 million) : la « démocratie mobilière » était en effet confrontée à la démocratie bolchevique !
L’espoir français
Fidèles à leurs principes d’action, les révolutionnaires russes répudient la dette héritée du tsarisme, du capitalisme et de l’impérialisme. L’ouvrage montre comment ils s’adaptent néanmoins aux événements diplomatiques : par exemple, quelques concessions sont faites aux Allemands lors du traité de Brest-Litovsk, la Russie s’engageant à payer cinq tranches, en or, pour six milliards de marks. Mais, tout au long des négociations des années 1920-1926, malgré certaines avancées, timides et provisoires, et la proposition d’un vaste accord multilatéral par la France en 1922, les Bolcheviks sont restés imperturbables devant les exigences des anciens alliés financiers puis militaires de la Russie. Or les titres russes pesaient un quart des investissements français hors du pays avant la guerre, et les quatre cinquièmes de la dette publique russe étaient placés à Paris, tandis que les valeurs industrielles étaient détenues en France pour un tiers, à Londres pour un quart et en Allemagne pour 16 %. Même l’idée d’un moratoire de 15 ans en échange d’une reconnaissance de la dette, ou l’aide proposée un temps par les négociateurs ouest-européens pour lutter contre la famine qui sévit en Russie, sont rejetées.
Face à ces refus, les anciens alliés et les épargnants placent leurs espoirs dans une victoire des armées Blanches contre le gouvernement révolutionnaire. La guerre civile est ainsi analysée du point de vue de l’opinion française, des positions des parlementaires et des ministres, et, surtout de l’évolution du cours de Bourse des valeurs mobilières russes : en effet, la grande originalité du livre est de suivre sur plusieurs années le cours de Bourse des « bons russes ». L’auteur entend mesurer (statistiquement) l’optimisme ou le pessimisme reflété par le cours de la Bourse et la façon dont les porteurs ont vécu d’illusions et d’espoirs déçus. Grosso modo, la valeur des titres s’est effondrée de moitié ou des deux tiers ; elle sautille de 10 % vers le haut et de 10 % vers le bas au gré des événements, ce qui s’explique par le fait que la capacité de résistance des bolcheviks est évaluée, tantôt avec optimisme, tantôt avec pessimisme, puis lucidement enfin.
Les épargnants et l’État français
Si la France conseille et fournit des armes aux troupes des armées Blanches, elle ne le fait pas pour défendre la cause des épargnants mais par stratégie géomilitaire. Toutefois, lors des grandes conférences de reconstruction de l’Europe, la question des créances est abordée : on rêve de compensations, on établit les montants concernés. Mais l’impasse est vite admise : le défaut de la dette russe est consacré. Le processus de reconnaissance de l’URSS n’est d’ailleurs guère enrayé par la question des créances : après le Royaume-Uni dès 1921, la France s’y résout en 1925. Une conférence franco-soviétique se tient même à Paris en 1926 à l’initiative d’Anatole de Monzie, où les questions commerciales dominent cependant. Mais la proposition soviétique de reconnaître une partie de la dette en remboursant 60 millions de francs par an — valeur calculée par l’URSS en fonction de la dépréciation du franc par rapport au montant de 400 millions estimé en francs d’avant-guerre —, aussitôt reversés en nouveaux crédits pour financer les achats russes en France, est laissée sans suite.
De façon étonnante, le groupe de représentation des intérêts des épargnants se tourne alors vers l’État français, alors qu’il n’avait procuré aucune garantie aux titres émis avant la guerre par la Russie. Comme il a encore besoin d’eux pour financer la fin de la guerre, la reconstruction et le déficit budgétaire, de petites concessions leur sont faites, en octobre 1918 puis en juillet 1919 : ils peuvent souscrire à certains emprunts en apportant des coupons dus par les débiteurs russes (pour le paiement des intérêts de l’année écoulée), et l’État échange des bribes de valeurs russes contre ses propres titres. Ces concessions restent limitées : aucun des gouvernements successifs n’en vient à échanger de la dette russe contre de la dette française, et le montant total des sommes mobilisées lors de ce troc de coupons contre des obligations françaises n’atteint que quelques centaines de millions de francs. Le gouvernement sait bien, de surcroît, que la dépréciation du franc affecte ces paiements, car ils pèsent de moins en moins lourd en valeurs courantes par rapport au prix d’émission.
Les leçons de l’Histoire ?
Au delà de la question des relations bilatérales entre la France et la Russie dans les années 1920, K. Oosterlinck propose certaines comparaisons historiques originales entre le sort des « emprunts russes » et celui de titres émis par d’autres pays au cours des deux derniers siècles. Cela lui permet de développer une réflexion plus large sur les risques à long terme des dettes publiques ou privées. D’autres États que la France ont en effet accepté, contraints et forcés, de gommer des créances sur des États surendettés et en faillite, comme certains pays d’Amérique latine ou la Grèce. La diplomatie de la dette est incontestablement l’un des leviers de l’histoire financière, qu’elle passe par des réactions violentes (expédition française au Mexique dans les années 1860), par des sanctions (contraintes commerciales, embargo, etc.) ou par des solutions négociées, lorsque la dette est étalée dans le temps ou réduite en valeur, comme cela a été le cas pour la Grèce au XXIe siècle.
Recensé : Kim Oosterlinck, Hope Springs Eternal. French Bondholders and the Repudiation of Russian Sovereign Debt, traduit par A. Bulger, New Haven, Yale University Press, 2016, 244 p.
Pour citer cet article :
Hubert Bonin, « Les emprunts russes sur la place de Paris »,
La Vie des idées
, 14 juin 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-emprunts-russes-sur-la-place-de-Paris
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