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Essai Économie

Les délégués syndicaux sont-ils discriminés ?


par Thomas Breda , le 25 octobre 2011


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En France, le nombre de délégués syndicaux dans les entreprises est relativement faible alors que le droit du travail leur donne des avantages non négligeables. Cette étude indique qu’en plus des facteurs bien connus de la crise du syndicalisme, le nombre de délégués pourrait être affecté par une discrimination.

Le syndicalisme en France est l’exemple de plus emblématique de ce qu’on appelle le « syndicalisme de représentativité ». Il se caractérise par un grand écart entre taux de syndiacalisation et taux de couverture par la négociation. Avec moins de 8% de salariés syndiqués en 2008 et plus de 95% de salariés couverts par la négociation collective, la France affiche à la fois l’un des plus bas taux de syndicalisation et le plus haut taux de couverture parmi les pays développés (OCDE, 2004). Presque tous les salariés sont couverts par des accords de branche. Ces accords ne sont néanmoins pas toujours à jour (certains n’ont pas été renégociés depuis plusieurs années) et ils offrent rarement des avantages importants (André et Breda, 2011). Les syndicats sont également représentés dans les entreprises : ils sont présents, par l’intermédiaire de délégués syndicaux, dans un tiers des établissements de plus de 20 salariés et couvrent deux tiers des salariés travaillant dans ces établissements. L’entreprise est sans doute devenue l’échelon principal pour la négociation est c’est à elle que nous allons nous intéresser.

La crise de la représentation syndicale

Le taux de syndicalisation n’a pourtant pas toujours été aussi faible : le syndicalisme a connu un essor important après guerre (près d’un salarié sur trois était syndiqué à la libération) et il a continué à bien se porter pendant les Trente glorieuses. La France – et dans des proportions plus faibles, l’ensemble des pays développés – a ensuite connu une désyndicalisation massive dans les années 1980 avant de voir son taux de syndicalisation stabilisé en dessous de 10% à partir du milieu des années 1990 (graphique 1).

Graphique 1 : Taux de syndicalisation en France (%), 1949-2007.

Source : Données du ministère du travail (DARES).

Sujet d’étude et de préoccupation important, les causes de la désyndicalisation sont bien comprises. Rappelons-les brièvement. Il y a d’abord les raisons d’ordre économique, avec la tertiarisation de l’économie et la perte de vitesse des grands secteurs industriels traditionnels, fortement syndiqués. Sans doute plus important encore, la classe ouvrière s’adapte difficilement et perd ses repères face aux nouveaux modes d’organisation productivistes des années 1970 et 1980 (Beaud et Pialloux, 1999). Il y a ensuite des facteurs sociologiques globaux : la montée de l’individualisme et la conception des « existences » comme des trajectoires dynamiques plutôt que comme des positions statiques, la perte du militantisme et la conception de plus en plus utilitaire du rôle des syndicats (Rosanvallon, 1988). Enfin, les grandes organisations syndicales sont également prises dans leurs propres tourments et peinent à se moderniser : elles ont du mal à prendre leur autonomie par rapport aux partis politiques, elles véhiculent une idéologie considérée comme dépassée et elles apparaissent trop bureaucratiques et mal adaptées à l’entreprise « moderne » et à ses réseaux d’information rapides (Andolfatto et Labbé, 2006).

La désyndicalisation ne suffit pas à expliquer qu’il y a moins de syndiqués en France qu’ailleurs. Il faut pour cela invoquer les spécificités institutionnelles du syndicalisme de représentativité. En France, lorsqu’un syndicat est présent dans une entreprise, il a l’obligation légale de négocier pour tous les salariés, qu’ils soient syndiqués ou non. Il n’y a donc pas d’incitation économique pour les salariés à se syndiquer, contrairement à ce qui peut se passer dans d’autres pays. Aux États-Unis par exemple, un syndicat doit gagner une élection à la majorité pour avoir le droit de s’implanter et de négocier dans une entreprise. Dans certains États, tous les salariés ont alors l’obligation de se syndiquer. Dans les pays scandinaves, une partie des fruits de la négociation ne revient qu’aux salariés syndiqués. Dans les deux cas, on aboutit à des taux de syndicalisation plus élevés et à une adéquation plus forte entre la proportion de syndiqués et le taux de couverture des syndicats. En France, l’absence d’incitations directes à se syndiquer peut expliquer le faible taux de syndicalisation aujourd’hui. Conformément à la théorie de l’action collective d’Olson (1965), les salariés ont intérêt à agir « en passagers clandestins » et à bénéficier des fruits de la négociation sans en supporter les coûts. Une telle explication est satisfaisante dans le contexte actuel d’un syndicalisme « de clients » : « Les syndicats deviennent traités comme des institutions ordinaires dont la légitimité est liée à de simples critères d’utilité. À l’ancien présupposé d’une identité de nature et de but entre l’organisation et la base s’est substituée une relation plus instrumentale, fondée sur le constat d’une extériorité de fait » (Rosanvallon, 1988, p. 35). En revanche, elle était insuffisante du temps des Trente glorieuses, lorsque le syndicalisme était encore construit comme « un fait social global ».

Considérons maintenant le taux de couverture syndicale. Au regard du faible nombre de syndiqués, on peut considérer que les syndicats sont fortement représentés dans les entreprises. C’est l’idée même du syndicalisme de représentativité : peu de syndiqués mais beaucoup de syndicats. Comment arrive-t-on à une telle situation ?

Devant les difficultés récurrentes des organisations patronales et syndicales à s’entendre d’elles-mêmes, l’État français a petit à petit mis en place au cours du XXe siècle, par le biais législatif, un cadre institutionnel très favorable à la présence syndicale en entreprise : apparition des délégués du personnel en 1936, présomption irréfragable de représentativité pour la CGT, la CFDT, FO, la CFTC et la CGC en 1966, délégués syndicaux en 1968, négociations annuelles obligatoires sur les salaires et les conditions de travail dans les entreprises pourvues de syndicats avec les lois Auroux en 1982. Ces dernières initient par ailleurs le mouvement de décentralisation qui vise à faire de l’entreprise le principal niveau pour la négociation collective. Les lois plus récentes de 2004 et surtout du 21 Août 2008 ont inversé légèrement la tendance, mais le contexte légal aujourd’hui est globalement le suivant : pour être présent dans une entreprise de plus de dix salariés et disposer du droit à négocier, les grands syndicats français ont seulement besoin de trouver un salarié qui accepte de devenir leur délégué [1]. Le délégué dispose alors d’heures de délégation (une demi-journée par semaine en moyenne) et il est protégé contre le licenciement : son employeur doit obtenir l’accord de l’inspection du travail pour le licencier.

Si la syndicalisation en général et ses motifs ont été bien étudiés, les motifs de la représentation syndicale en entreprise, qui passe par la décision d’un ou plusieurs salariés de devenir délégué syndical, est en revanche assez mal comprise. Car si un salarié peut vouloir se syndiquer, il peut tout aussi bien envisager de devenir délégué, ce qui n’est pas beaucoup plus difficile. Il bénéficie alors de la protection contre le licenciement et d’heures de délégation qui peuvent l’éloigner temporairement d’un travail parfois pénible, il est tenu au courant des orientations stratégiques prises par son entreprise et représenter ses collègues est en théorie un exercice difficile mais gratifiant. Sur le papier, la situation des délégués syndicaux semble donc avantageuse. Pourtant, seul un salarié sur 125 environ devient délégué, soit un syndiqué sur 10 environ. Compte tenu du contexte légal, la proportion d’un établissement d’entreprise de plus 20 salariés sur 3 ayant des syndicats apparaît en fait assez faible. Le constat initial du syndicalisme de représentativité selon lequel la France s’illustre par « peu de syndiqués mais beaucoup de syndicats » cache en fait une statistique inquiétante : il y a certes beaucoup de syndicats relativement au nombre de syndiqués, mais il y en a en fait fort peu au regard du contexte institutionnel qui leur est extrêmement favorable.

La boîte noire de la négociation en entreprise

L’objectif de cette contribution est de discuter les enjeux de la négociation en entreprise afin de mieux comprendre le « faible » nombre de délégués syndicaux. Bien sûr, les facteurs historiques de la désyndicalisation évoqués précédemment expliquent largement la perte de vitesse du militantisme et du syndicalisme et donc également la perte d’engagement comme délégué syndical. Mais un certain nombre de mécanismes économiques peuvent également jouer et expliquer en partie la décision, fondamentalement individuelle, de devenir le délégué syndical de son entreprise. Le fait que si peu de salariés prennent cette décision malgré les avantages apparents associés à la position de délégué syndical amène à penser que des coûts cachés importants y sont également associés. Un bon indice de ces coûts potentiels est donné par les procédures judiciaires pour discrimination syndicale qui sont fréquemment entamées par des délégués syndicaux. La CGT a gagné des procédures judiciaires dans plus d’une centaine d’entreprises depuis le début des années 2000. 169 militants ont obtenus des réparations financières chez Peugeot. Ils sont plus de 700 dans ce cas chez Renault et 230 chez Airbus. En 2004, des négociations pour indemniser les délégués pénalisés sans passer par la voie judiciaire avaient également abouti avec des grands groupes parmi lesquels Dassault, EDF, EADS, SNPE ou Tracma. D’autres étaient en cours chez Thalès et Valeo. Enfin, une soixantaine de contentieux devant les tribunaux étaient également en cours en 2004 (Semaine sociale Lamy, 15 novembre 2004, no. 1190). La discrimination syndicale, même s’il n’en existe pour l’instant aucune mesure globale, est donc bien connue des tribunaux.

Revenons donc sur la négociation en entreprise. Le syndicalisme de représentativité à la française, avec son faible nombre de syndiqués et ses délégués syndicaux qui négocient pour tous les salariés, se traduit concrètement par des délégués qui sont souvent isolés sur le terrain et négocient pour des salariés qui sont souvent fort peu au courant de leurs prérogatives. La négociation « collective » dans les entreprises prend dès lors naturellement la forme d’une interaction plus spécifique entre quelques délégués syndicaux et l’employeur. Or, on sait très peu de choses sur le fonctionnement de cette négociation. D’un point de vue théorique, les modèles économiques utilisés pour modéliser la négociation syndicale restent généralement pauvres et adoptent une perspective relativement macroéconomique. Le syndicat est souvent considéré comme une boite noire. Les débats portent sur le contenu de la négociation (salaire, salaire et emploi, conditions de travail…) plutôt que sur son fonctionnement. Les incitations et les situations des non syndiqués, des syndiqués et des délégués syndicaux ne sont pourtant pas les mêmes. De nombreuses raisons peuvent pousser un salarié à devenir délégué syndical et rien n’assure a priori que celles-ci sont compatibles avec sa mission de représentant des salariés. Second point, plus important encore : le délégué syndical est supposé être l’égal de son employeur lorsqu’il négocie avec lui mais il est sous son autorité en tant que salarié. De ce fait, la négociation qu’il mène avec celui-ci n’est pas une négociation classique. D’un point de vue théorique, on peut considérer que la négociation entre l’employeur et l’ensemble des salariés se double d’une interaction stratégique spécifique entre l’employeur et le représentant. L’employeur dispose en effet d’une marge de manœuvre pour traiter le représentant syndical de façon discrétionnaire. Cette marge de manœuvre devrait être plus importante lorsque les actions du représentant syndical sont peu suivies et surveillées par les autres salariés de l’entreprise, c’est-à-dire par exemple lorsqu’il y a peu de salariés syndiqués. En théorie, deux équilibres (de Nash) peuvent émerger de l’interaction entre représentant syndical et employeur. Un équilibre « non coopératif » dans lequel le représentant négocie fort pour ses collègues et fait face à un employeur qui a intérêt à limiter l’action syndicale qui lui est alors coûteuse. Dans cet équilibre, l’employeur pourra vouloir pénaliser le ou les délégués syndicaux afin de décourager l’action syndicale. Un tel équilibre a davantage de chances d’aboutir lorsque les représentants sont bien contrôlés par les autres salariés ou lorsque leurs incitations se retrouvent alignées sur celles de leurs collègues (par exemple parce qu’ils sont altruistes ou parce qu’augmenter l’utilité de leurs collègues leur permet de jouir d’une forme de prestige social). Si ces conditions ne sont pas respectées, un équilibre coopératif entre représentant syndical et employeur pourrait à l’inverse émerger. Dans ce cas, on devrait observer que le représentant bénéficie de conditions d’emploi (salaire et conditions de travail) plus avantageuses en échange de sa passivité lors des négociations annuelles.

Des délégués syndicaux moins bien payés

D’un point de vue théorique, l’interaction entre délégués syndicaux et employeurs apparaît complexe et susceptible d’aboutir à des situations d’équilibre opposées. Un premier travail empirique permet de se faire une idée sur l’équilibre le plus fréquent. En utilisant l’enquête REPONSE réalisée par la Direction de l’Animation de la Recherche et des Études Statistiques (DARES) au ministère du Travail, on peut montrer que les délégués syndicaux sont payés environ 10 % de moins que leurs collègues non syndiqués. Les salariés syndiqués mais non délégués ont, eux, un salaire équivalent, voire un peu supérieur à celui des non syndiqués. Avant même d’en connaître les causes, ces résultats peuvent déjà indiquer un dysfonctionnement de la représentation collective en entreprise. Il apparaît en effet anormal que les salariés dont la principale mission est de négocier les salaires soient largement moins bien rémunérés que les collègues pour qui ils négocient…

Pourquoi ce résultat, potentiellement sulfureux, n’est-il pas connu depuis plus longtemps ? Et plus généralement, pourquoi aucune étude statistique n’a été menée jusqu’alors sur les écarts de salaires entre délégués et non délégués alors qu’il existe par ailleurs de très nombreuses études sur la discrimination à l’égard des femmes ou des personnes d’origine étrangère ? La raison principale est certainement l’absence de données : à ce jour, il n’existe pas encore de données directes sur les délégués syndicaux et leurs salaires dans les grandes enquêtes de la statistique publique. Pour mesurer que les délégués sont rémunérés 10% de moins que leurs collègues, nous avons dû adopter une stratégie indirecte reposant sur la probabilité qu’un salarié soit délégué plutôt que sur le fait qu’il le soit effectivement. La probabilité qu’un salarié soit délégué est construite à partir de la proportion de délégués parmi les syndiqués de chaque établissement d’entreprise et les variations d’un établissement à l’autre de cette proportion. Le résultat en lui-même constitue sans doute la principale valeur ajoutée de notre étude (voir Breda, 2010).

La pénalité salariale de 10% pour les délégués reste vraie lorsqu’on compare des salariés de même niveau de diplôme et appartenant à la même catégorie socioprofessionnelle, mais aussi des salariés de même âge, de même sexe et de même ancienneté. La pénalité demeure également lorsqu’on compare des salariés travaillant dans le même établissement d’entreprise [2]. Nous avons donc une mesure qui est robuste à un certain nombre de biais, liés à la fois au fait que les délégués syndicaux sont différents de leurs collègues et au fait qu’ils travaillent dans des établissements différents. D’un point de vue statistique, cela ne nous donne cependant pas une explication, et la question demeure : pourquoi les délégués sont-ils moins bien payés ?

La pénalité salariale pour les délégués pourrait s’expliquer par les heures de délégation et la protection contre le licenciement dont ils disposent : puisque les délégués travaillent moins pour leur entreprise et disposent d’un emploi plus sûr, il serait « logique » qu’ils soient moins bien payés. Cet argument semble en partie réfuté par les données. L’étude des demandes de licenciement de délégués syndicaux ou d’autres salariés protégés montre que la protection contre le licenciement ne semble pas très forte. Il y a environ 15 000 demandes de licenciement de salariés protégés effectuées chaque année et plus de 80% d’entre elles sont acceptées par l’inspection du travail (De Olivera et al., 2005). Certaines estimations semblent par ailleurs indiquer que le taux de licenciement final des salariés protégés n’est pas très différent du taux de licenciement pour l’ensemble des individus travaillant dans une entreprise de plus de dix salariés [3]. Une deuxième explication est envisageable : les délégués sont mal payés parce qu’ils sont intrinsèquement moins bons. Il y a alors un « biais de sélection » lorsqu’on estime le salaire des délégués : leurs salaires est plus bas non pas parce qu’ils sont délégués, mais parce qu’ils sont moins bons. Cette explication sous-tend que ce sont les salariés les moins compétents qui deviennent délégués. Dans ce cas, on pourrait s’attendre à ce qu’ils soient déjà moins bien payés avant d’entamer leur mandat et donc observer une pénalité salariale dès le début de leur mandat. Or, cela ne semble pas être le cas dans les données : les délégués avec moins de cinq ans d’ancienneté dans leur établissement n’apparaissent pas moins bien payés que les salariés non syndiqués de même ancienneté. La pénalité salariale est donc portée uniquement par les délégués ayant plus de cinq ans d’ancienneté. L’argument mérite néanmoins d’être nuancé : s’il semble très peu probable que les salariés qui deviennent délégués sont moins compétents, il est en revanche possible que les délégués acquièrent par la suite moins vite de nouvelles compétences du fait de leur mandat syndical qui leur laisse moins de temps pour leur travail « salarié » et pour de nouvelles formations. Ce problème, reconnu par nombre de délégués eux-mêmes, pousse certains syndicats à réfléchir à la mise en place d’une Validation des Acquis de l’Expérience (VAE) … syndicale. Cela afin que l’exercice d’un mandat syndical puisse être reconnu comme une véritable compétence.

Mais l’explication la plus probable aux salaires plus bas des délégués n’est pas leur moindre compétence. Une autre explication semble se dessiner : les délégués les plus combatifs sont pénalisés pour les coûts qu’ils font subir à leur employeur. Lorsqu’on décompose l’écart de salaire entre délégués et non délégués par syndicat, on trouve en effet que les délégués CGT sont payés 20% de moins que les non syndiqués alors que leurs homologues CFDT toucheraient environ 10 % de moins et que ceux de FO auraient un salaire à peu près identique (les données disponibles sont insuffisantes pour produire des chiffres pour les autres syndicats). Parmi les grands syndicats, la CGT est connue pour être l’organisation la plus combative. Les statistiques sur les grèves le confirment : en 2004, la CGT initiait plus de deux fois plus de grèves que la CFDT (Carlier et De Oliveira, 2005), alors que les deux syndicats sont également implantés dans les entreprises. La CGT est par ailleurs la seule grande organisation qui ne s’est pas encore complètement mise au syndicalisme réformiste. Le fait que les délégués de la CGT soient les moins bien payés renforce l’idée que les employeurs font payer aux délégués les plus combatifs leur manque de coopération. Une telle discrimination de la part des employeurs peut tout à fait être rationnelle : ils ont intérêt à décourager l’action syndicale dans le long terme lorsqu’elle leur est coûteuse. D’un point de vue théorique, c’est l’équilibre non coopératif décrit ci-dessus qui est dominant.

L’enquête REPONSE comporte un troisième volet qui s’adresse aux représentants du personnel [4]. En revanche, il est demandé aux représentants du personnel s’ils considèrent que leur mandat de représentant a eu un effet positif, neutre ou négatif sur leur carrière et sur la protection de leur emploi. Les représentants estiment en majorité que leur mandat n’a pas d’effet sur la protection de leur emploi mais qu’il est un frein pour leur carrière. Parmi l’ensemble des représentants (délégués du personnel, représentants élus ou désignés au CE, délégués au CHSCT, etc.), ce sont les délégués syndicaux qui ont l’opinion la plus négative concernant l’effet de leur mandat sur leur carrière. Sachant qu’en théorie seuls les délégués syndicaux négocient dans les entreprises (les autres types de représentants ayant davantage un rôle de consultation et d’information), il semblerait qu’il y ait un lien négatif entre le fait de négocier et l’avancement de carrière. L’examen détaillé des réponses des représentants confirme les résultats sur les salaires : ce sont les représentants CGT, et ceux avec le plus d’ancienneté, qui se sentent le plus discriminés.

Pour une meilleure étude de la discrimination syndicale

Du fait qu’elles reposent sur un faible nombre d’observations et une méthode indirecte, les estimations produites à ce stade restent malheureusement assez imprécises. De la même manière qu’on le fait pour les autres formes légales de discrimination, il semble crucial de mettre en place dans les années à venir les outils statistiques permettant de mesurer directement et de manière précise les écarts de salaire entre les délégués et leurs collègues ainsi que leur évolution dans le temps. Une avancée importante a déjà été faite dans la nouvelle enquête REPONSE de la DARES qui sera disponible pour les chercheurs habilités fin 2011 : dans la nouvelle enquête, on demande directement aux salariés interrogés s’ils sont représentants syndicaux alors que dans la précédente enquête (en 2004), on leur demandait seulement s’ils étaient syndiqués. Cette information permettra également de mener davantage de tests afin de mieux comprendre les causes de la pénalité salariale que subissent les délégués et le fonctionnement de la négociation d’entreprise. Nous n’en sommes pas encore là mais l’enjeu à terme peut être de taille : mieux comprendre les ressorts de la négociation en entreprise peut permettre de trouver des solutions, par le biais politique ou via les syndicats directement, pour améliorer le pouvoir de négociation des salariés. Dans le contexte actuel de forte hausse des inégalités de revenu (Landais, 2007 ; Piketty, 2001), les solutions fiscales paraissent politiquement difficiles à mettre en œuvre. Augmenter le pouvoir de négociation des salariés en résolvant les principaux dysfonctionnements des instances de négociation collective apparait alors comme une solution directe et naturelle.

Des travaux ethnographiques seraient aussi particulièrement utiles pour éclairer le rapport des délégués à leur position. Le sacrifice de carrière est en effet perçu par certains militants comme une situation normale. D’une part parce qu’ils y sont parfaitement habitués et n’ont jamais vraiment perçu la possibilité d’une situation différente. D’autre part, parce que les militants sont attachés à leur situation de martyrs et semblent enclins à se satisfaire d’une position de victime qu’ils ne sont pas prêts à abandonner (Beaud et Pialoux, 1999). Ils auraient la culture du sacrifice. À propos d’un accord d’indemnisation, Fred Dijoud, militant à la CFDT cité par Libération explique ainsi « Des copains ont refusé de bénéficier de l’accord. Ils estiment qu’ils avaient conscience des risques de leur engagement syndical ». Un cégétiste affirme par ailleurs qu’ « être discriminés, c’est la preuve qu’on n’est pas achetés par la direction ! » [5]. D’un autre côté, le développement depuis le milieu des années 1990 des actions judiciaires pour discrimination syndicale semble changer les mentalités. Le premier combat débuté en 1994 chez Peugeot à Sochaux est avant tout le fruit d’un seul homme, François Clerc, militant à la CGT particulièrement déterminé. L’action judiciaire comme moyen de défendre ses intérêts ne va pas du tout de soi pour un syndicat comme la CGT dont la tendance anarcho-syndicale est inscrite dans sa constitution. Le milieu judiciaire est perçu comme un milieu bourgeois. Utiliser l’instrument juridique, cela revient, pour le syndicat, à utiliser l’instrument de l’ennemi de classe. La méthode en elle-même, avec sa lenteur, ses pesanteurs, le principe de l’autorité de la chose jugée, ne s’inscrit pas non plus dans la tradition d’action spontanée et révolutionnaire prônée par la CGT à ses origines. Pour toutes ces raisons, le combat judiciaire mené par François Clerc et ses camarades militants de la CGT à Peugeot-Sochaux n’a d’abord reçu aucun soutien de la centrale syndicale, qui y était initialement opposé. Plus de dix ans plus tard, les mentalités ont un peu changé : François Clerc est maintenant permanent au siège de la CGT (à la confédération de la métallurgie) où il s’occupe d’aider dans leurs démarches les militants de terrain souhaitant exercer un recours pour discrimination syndicale. Néanmoins, l’utilisation de l’outil juridique reste source de clivages à la CGT et est encore loin de faire l’unanimité.

Au-delà du cercle – de plus en plus restreint semble-t-il – de militants qui la conçoivent comme une composante normale de leur action, il est clair que la discrimination salariale à l’encontre des délégués décourage l’engagement syndical. Le faible taux de syndicalisation dans les entreprises facilite sans doute par ailleurs cette discrimination salariale : lorsque les délégués sont isolés sur le terrain et peu soutenus, il est plus facile pour les employeurs de les traiter différemment sans que cela soit beaucoup contesté ou remarqué. On a donc un cercle vicieux – moins il y a syndiqués, plus il est facile de pénaliser les délégués et moins les salariés veulent se syndiquer – qui contribue à conduire à un syndicalisme marginalisé et stigmatisé.

par Thomas Breda, le 25 octobre 2011

Aller plus loin

 Andolfatto, D. et Labbé, D. (2006). Histoire des syndicats : 1906-2006. Seuil.

 André, C. et Breda T. (2011). Les accords salariaux de branche : panorama sur la période 2003-2009, Dares Analyse, à paraître.

 Beaud, S. et Pialoux, M. (1999). Retour sur la condition ouvrière : enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard. Fayard, [Paris].

 Breda, T. (2010). Are Union Representatives Badly Paid ?Evidence From France, Paris School of Economics working paper n° 26.

 Carlier, A et De Olivera, O (2005). Les conflits au travail en 2004 : les salaires, premier thème de revendication. Premières synthèses DARES.

 De Olivera, O., Merlier, R., et Zilberman, S. (2005). Les licenciements de salariés protégés de 2001 à 2003 : le motif économique prédominant, toujours et encore. Premières synthèses DARES.

 Landais, C. (2007). « Les hauts revenus en France (1998–2006) : Une explosion des inégalités ? » Manuscrit non publié.

 Piketty, T. (2001). Les hauts revenus en France au XXe siècle : Inégalités et redistributions 1901–1998. Paris : Grasset.

 OCDE, 2004, Perspectives de l’Emploi.

 Rosanvallon, P. (1988). La question syndicale : histoire et avenir d’une forme sociale. Calmann-Lévy, [Paris].

Pour une rapide description de la genèse et du fonctionnement des actions judiciaires pour discrimination syndicale, voir ici.

Pour des informations plus détaillées sur la méthode utilisée (en anglais), voir ici.

Pour citer cet article :

Thomas Breda, « Les délégués syndicaux sont-ils discriminés ? », La Vie des idées , 25 octobre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-delegues-syndicaux-sont-ils

Nota bene :

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Notes

[1Depuis la loi récente du 20 août 2008, un salarié ne peut devenir délégué syndical que s’il a obtenu au moins 10% des suffrages exprimés aux élections professionnelles. Précisons également qu’avant la loi de 2008, les délégués des entreprises de 10 à 50 salariés devaient être choisis parmi les délégués du personnel élus lors des élections professionnelles (quelque soit leurs résultats). Il n’y a pas d’autres contraintes légales liées à la taille. Le seuil légal de 50 salariés conditionne surtout la mise en place d’un comité d’entreprise.

[2En pratique, nous utilisons des méthodes de régression linéaire qui permettent de contrôler pour l’effet de chaque variable individuelle susceptible de biaiser les résultats et d’inclure dans les modèles des « effets fixes » par établissement qui permettent de capturer les différences moyennes entre les différents établissements de l’échantillon.

[3Le lecteur intéressé trouvera des informations additionnelles accessibles ici.

[4Dans ce volet, nous n’avons malheureusement pas accès au salaire des délégués, d’où la nécessité d’utiliser la méthode détournée évoquée plus haut pour estimer leur salaire.

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