Ce texte reproduit la conférence donnée par Patrice Gueniffey à l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de François Furet.
Ce texte reproduit la conférence donnée par Patrice Gueniffey à l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de François Furet.
Au moment de sa disparition, François Furet préparait un livre sur Napoléon. J’ignore tout de l’état d’avancement du projet, sauf qu’il avait déjà beaucoup lu, qu’il était allé à Ajaccio où l’aventure avait commencé, et à l’île d’Aix où elle avait fini. C’est peu, mais en savoir davantage ne changerait rien : nous ne saurons jamais, malheureusement, ce qu’aurait été le Napoléon de François Furet.
Il est même impossible de préjuger du résultat d’après les textes qu’il avait consacrés à Bonaparte à l’époque du Bicentenaire, dix ans plus tôt : un portrait et une étude sur le 18 brumaire dans le Dictionnaire critique de la Révolution française, un long chapitre de sa Révolution de Turgot à Jules Ferry. Il faut pourtant s’en contenter, non pour imaginer le point d’arrivée, mais seulement pour évoquer le point de départ.
Sa thèse, il la formule dès l’introduction du « Bonaparte » du Dictionnaire critique : la Révolution française « a eu, l’espace de quelques années, son Washington en Bonaparte. Dix ans après, c’était un roi… Dès qu’il devient héréditaire, son pouvoir renonce à son principe, et il inaugure un autre cours que celui de la Révolution, où le hasard de la guerre a repris tous ses droits : en voulant fixer son règne dans la loi des royautés, l’empereur lui enlève ce qui en a fait à la fois le charme et la nécessité ».
C’est la thèse libérale qui, depuis Benjamin Constant et Chateaubriand, oppose à Bonaparte Premier consul Napoléon Empereur, au temps de la nécessité celui de l’aventure, à la construction de l’État les guerres de conquêtes… Je n’accuse pas Furet de manque d’originalité, car l’histoire napoléonienne est un champ de bataille si labouré et traversé par des armées si nombreuses qu’on y est toujours le descendant de quelqu’un. Tout est ensuite affaire de dosage, et toute histoire de Napoléon est un composé des trois grands systèmes d’interprétation qui ont vu le jour au XIXe siècle et que je présenterai brièvement.
Taine a été le plus profond des représentants de l’interprétation de l’histoire de Napoléon comme aventure. La sienne est ordonnée autour de la figure du Héros dont la volonté domine toute forme de nécessité au point de se confondre avec l’histoire globale de l’époque : celle-ci est l’histoire d’un individu, presque la manifestation extérieure de son caractère. L’histoire se résorbe dans la psychologie. Taine voyait dans l’époque napoléonienne un entracte dans le cours de l’histoire, un anachronisme dépourvu de signification : sans origines, sans héritage. Il voit Napoléon comme une réincarnation des condottieri, comme un prédateur qui s’abat sur une France épuisée par dix années de révolution, et qui exploite sa proie pour assouvir ses ambitions : la « monarchie universelle ». L’histoire de l’époque napoléonienne n’est rien d’autre que l’histoire de l’ego napoléonien (démesuré) et de son déploiement extérieur. Comme toutes les interprétations du personnage, celle-ci comporte une part de vérité : c’est une tentative pour penser l’évidente démesure et étrangeté du personnage, rapporté à la société française postrévolutionnaire. Taine, d’ailleurs, ne nie pas l’existence d’un héritage : Napoléon a donné à la France une administration, une monnaie, des institutions qui vont en façonner le visage pour plus d’un siècle. Mais cette part utile, positive, inscrite dans la nécessité, est précisément, selon Taine, ce qui porte le moins sa marque personnelle. Ce qu’il a fait d’utile, d’autres l’auraient fait, pas si vite, pas si bien, avec un esprit plus libéral, mais enfin, ils l’auraient fait. Ils auraient poursuivi, comme lui, l’œuvre de centralisation administrative et de rationalisation étatique engagées par l’Ancien Régime. La part de la nécessité, dans l’histoire napoléonienne, réside dans le mouvement profond de l’histoire française — que Taine déplore — que constitue, au moins depuis le règne de Louis XIV, la centralisation et la réduction, au profit de l’État, des libertés locales et du rôle des corps intermédiaires. Ce qui singularise Napoléon, ce qui fait sa grandeur (désastreuse aux yeux de Taine), ce n’est pas qu’il prend le relais de la monarchie absolue et des Jacobins, c’est la poursuite, par la guerre et les conquêtes, d’un rêve de domination universelle qui n’est en accord ni avec l’histoire française ni avec l’esprit de la société moderne, et qui n’appartient qu’à lui.
Dans le camp d’en face, tout, de 1799 à 1814, aura été l’œuvre de la nécessité. L’histoire de Napoléon est un drame de la fatalité, une tragédie, celle de la volonté aux prises avec la fatalité. Tandis que Taine met en scène un Napoléon dont la volonté triomphe des choses, Bainville décrira un Napoléon victime d’une logique implacable, à la fois héritier et prisonnier de la Révolution, condamné à tourner dans un cercle dont il ne pouvait sortir : contraindre l’Europe à reconnaître les annexions françaises, signer, comme on disait, une « paix glorieuse », mais sans disposer des moyens matériels de le faire. Comment, sans marine, contraindre l’Angleterre à signer une paix conforme aux intérêts de la France ? Cette équation, Napoléon s’épuisa à la résoudre, jusqu’à imaginer que la conquête de l’empire de la terre — par le Blocus continental — pourrait pallier l’impossible conquête de l’empire de la mer sur lequel l’Angleterre régnait sans partage. Il y a dans cette histoire, au milieu d’exploits qui dépassent l’imagination, beaucoup de monotonie : aucune victoire, si éclatante soit-elle, ne fait avancer d’un pas la solution du problème. Finalement, c’est au moins libre des acteurs de l’époque qu’on impute tout. « Ce maître absolu, disait déjà Mathieu Dumas dans ses mémoires, a été lui-même maîtrisé par les circonstances. Il n’est donc pas exact, il n’est pas juste d’attribuer uniquement à une aveugle et folle ambition les expéditions gigantesques qu’il entreprit témérairement et qu’on a peut-être aussi trop sévèrement blâmées. Ce génie si vaste, si profond, si méditatif, ce législateur si positif, cet administrateur si prévoyant, n’a pu se laisser entraîner par un délire d’imagination. »
L’interprétation libérale, celle à laquelle se rattache Furet, est un composé de ces deux thèses extrêmes : elle associe l’aventure et la nécessité, plus proche en vérité de Taine que de Bainville, puisqu’elle frappe l’œuvre intérieure du sceau de la nécessité tandis qu’elle explique la guerre par l’esprit d’aventure.
Furet a sans aucun doute été très marqué par la lecture de Chateaubriand : la référence à Washington le prouve, car depuis Mme de Staël, l’interprétation libérale s’appuie précisément sur un parallèle entre Bonaparte et Washington. Avant de revenir à Furet, on peut s’attarder quelques minutes en compagnie de Chateaubriand.
Ce dernier a successivement écrit deux parallèles de Bonaparte et Washington, fort différents l’un de l’autre, le premier en 1822, au lendemain de la mort de l’Empereur, le second dans les Mémoires d’outre-tombe. Le premier dénonce l’aventurier sans scrupules qui sacrifia la France à ses ambitions, le second développe une interprétation déjà défendue par Benjamin Constant : si Napoléon finit comme un aventurier, il avait été d’abord l’homme d’une nécessité, bref, un Washington français, le génie en plus. Il avait alors, entre 1800 et 1804, comme Washington, voulu ce qu’il devait vouloir, en accord avec les intérêts et les besoins de son époque. Il avait, mandaté par les Français, « élu » même par eux en raison du consentement qui avait entouré le 18 brumaire, « établi un gouvernement régulier et puissant, un code de lois adopté en divers pays, une administration forte, active, intelligente » ; il avait encore « fait renaître l’ordre au sein du chaos et réduit de furieux démagogues à servir sous lui ». Bonaparte, Chateaubriand le reconnait, est grand par son œuvre, une œuvre appelée à lui survivre, et plus encore par les qualités personnelles qui lui permirent de réussir là où personne ne l’avait pu avant lui, trouvant dans son génie les appuis qu’il ne trouvait ni dans les lois ni dans les traditions. Mais, si le génie de Bonaparte lui permit d’être l’homme d’une nécessité, c’est aussi par son génie que, très vite, il s’affranchit de toute espèce de dépendance à l’égard des intérêts de son temps, mettant son époque au service de ses désirs après s’être mis lui-même au service des intérêts de son époque. Pour cela, il n’a pas eu besoin de faire violence à son époque. Bonaparte eut pour auxiliaire le consentement mi-volontaire mi-forcé des Français à la servitude. Il fallait, pour finir la Révolution, ou du moins pour en suspendre le cours, qu’un seul se mît à la place de tous, qu’un homme rendît, comme dit Mme de Staël, « l’espèce humaine anonyme ». Dans cette mesure, ni Chateaubriand ni Mme de Staël ne tombent dans le piège où sont pris tant de libéraux, à commencer par Constant, et qui, approuvant les résultats, voudraient qu’ils aient été obtenus par des moyens auxquels eux-mêmes puissent souscrire. Non, répond Chateaubriand, le Consulat ne fut pas seulement une époque de consolidation des intérêts révolutionnaires et de construction de l’État moderne, mais une époque où la société fut « façonnée à l’obéissance passive » et « les caractères abâtardis », faisant le lit de l’aventurier. Dès cette époque, Napoléon perce sous Bonaparte. Mais si l’épopée napoléonienne ne peut plus, dès lors, être expliquée par les intérêts de la société postrévolutionnaire, elle n’est pas pour autant, comme le croira Taine, la pure manifestation de l’ego napoléonien. La part de l’aventure, dans la carrière de Napoléon, n’est pas un effet sans cause. Napoléon, en échappant à toute dépendance à l’égard des intérêts de la société française, fut encore un représentant, mais cette fois des passions françaises, et de cette passion collective dans laquelle les libéraux du 19e siècle voient une malédiction nationale : l’indifférence à la liberté, le consentement au despotisme pourvu que l’égalité fût flattée et le sacrifice de la liberté payé par la grandeur nationale.
Revenons maintenant à François Furet. Le Consulat, écrit-il, fut l’époque des « noces » de Bonaparte avec la France née de la Révolution, où il fut investi du double pouvoir de l’incarner et de « l’accomplir enfin » en institutionnalisant ses principes et ses intérêts.
Il s’agit ici de deux pouvoirs de nature différente. Le pouvoir d’incarner, Bonaparte le tient à la fois de lui-même et des circonstances. De lui-même, c’est-à-dire de l’autorité qu’il tire spontanément de son évidente supériorité. Des circonstances : d’abord celles de sa naissance. Il était né assez loin pour rester étranger aux passions françaises, mais en même temps assez près pour être capable de les comprendre, et assez tard – il a 20 ans en 1789 – pour arriver dans la Révolution au moment, dit Furet, où elle n’offre plus qu’un « répertoire politique épuisé ». Il arrive au moment où elle a détruit l’Ancien Régime sans être capable de le remplacer par rien de solide.
Deuxième circonstance : il vient à la politique, et au pouvoir, par l’armée et par la guerre. C’est d’elles qu’il tire sa légitimité, et non des luttes politiques et partisanes. Il n’est pas l’homme d’un parti, mais un héros national qui, s’il ne fait pas l’unanimité, du moins ne suscite pas d’hostilités définitives. De plus, s’il incarne la Révolution, c’est la Révolution sans la Terreur, sans la guerre civile, la Révolution réduite à ses principes fondateurs et à l’épopée conquérante. Furet n’oublie pas, à cet égard, de remarquer l’habileté avec laquelle il réussit à faire oublier qu’il avait commencé dans le rôle de « petit général de guerre civile ». L’origine militaire de sa légitimité, en le plaçant au-dessus des partis, lui permettra de réussir là où ses prédécesseurs thermidoriens ont échoué : pour reprendre les mots de Bonaparte, finir le « roman » de la Révolution pour en commencer « l’histoire », en tirer les conséquences en se réservant un droit d’inventaire, réconcilier les deux France que 1789 avait séparées, renouer le fil entre les deux histoires de la France, l’ancienne et la nouvelle.
Le pouvoir de Bonaparte, que Weber aurait appelé « charismatique », est du même coup un pouvoir démocratique, fondé sur le consentement populaire, et Furet, comme tout le monde ou presque au XIXe siècle, considère le coup d’État du 18 brumaire comme ce qu’on pourrait appeler une élection un peu brusquée.
La nature de son pouvoir s’exprime dans ses formes, à la fois monarchiques et républicaines. D’emblée monarchiques, puisque, si la Constitution de l’an VIII lui accorde un mandat décennal et renouvelable, la coexistence de trois consuls est une fiction, une concession aux préjugés révolutionnaires contre l’unité de l’exécutif : seul le Premier Consul a de réels pouvoirs, et même tous les pouvoirs, au-delà d’une séparation des pouvoirs elle-même fictive. De ce point de vue, le régime consulaire est moins une monarchie qu’une dictature, puisqu’il n’est limité par rien, ni parlement ni même règles constitutionnelles. En même temps, ce régime est et restera républicain même à travers ses mutations successives, du consulat décennal au consulat à vie et de celui-ci à l’empire héréditaire, car de 1800 à 1814 Bonaparte, dit Furet, est « le délégué de la souveraineté populaire » chargé « de faire et de faire respecter la loi », et cela « du consentement des citoyens », donc fidèle à la représentation de l’autorité légitime imposée par la Révolution.
Bonaparte est un roi, plus qu’un roi même, mais le « roi de la Révolution ». Furet voyait dans le Consulat la victoire posthume de Mirabeau, l’avènement de cette « monarchie républicaine » qui avait échoué en 1789 avec Louis XVI et encore en 1797 : une monarchie tenant ses pouvoirs de la souveraineté nationale.
Si, en cela, le Consulat est fils de 1789, il l’est aussi de l’Ancien Régime, dont il reproduit, en le renouvelant, le modèle du despotisme éclairé. Il en reprend la politique de centralisation administrative et de rationalisation de l’État, mais avec une liberté d’action incomparablement plus grande que celle dont disposaient les rois avant 1789 : le régicide de 1793 a délivré le Premier Consul du frein de la volonté divine et grâce à 1789, il gouverne une société de citoyens égaux dans laquelle il n’y a plus de corps intermédiaires pour arrêter la volonté du monarque. Bref, le Consulat, c’est le rêve de Turgot devenu réalité, mais, et ce n’est pas anodin, sans mécanisme représentatif, à tel point que Napoléon devra recréer des corps intermédiaires et des corporations, mais privés de toute influence politique, pour disposer des relais indispensables avec la société.
Furet admire le Consulat : il y voit une incarnation du gouvernement de la volonté éclairé par la raison. Il admire le régime et il admire son chef, qu’il voit un peu comme Stendhal voyait le général en chef de l’armée d’Italie. Il en aime la jeunesse, l’énergie, l’intelligence, l’efficacité, et peut-être surtout ce côté bourgeois par lequel Bonaparte est, aussi, le fils de la Révolution. Je cite ce passage qui est peut-être celui que je préfère dans toute l’œuvre de Furet :
« Le citoyen consul, à trente ans, est dans son plus grand éclat physique, moins olivâtre que le général d’Italie, pas encore rondouillard comme l’empereur. Il vit dans le bruissement de sa gloire et dans l’enivrement du travail gouvernemental, les deux passions de sa vie quotidienne, donnant même un peu de son temps aux plaisirs et aux divertissements : ce sont les beaux jours de la Malmaison. Bonaparte n’a pas encore de cour et vit entouré de ses aides de camp et de ses amis généraux, au-dessus de tous, mais non séparé d’eux. L’opinion découvre dans le chef qu’elle s’est donné un style et des habitudes qui ont tous les caractères de la simplicité républicaine et d’un gouvernement civil. Le Premier Consul n’a aucune des stupides habitudes des Bourbons, il mange vite, il aime la monotonie vestimentaire et les vieux chapeaux, il ne perd pas son temps en cérémonies de cour ; il travaille et il décide. »
Bonaparte, par sa personne comme par son œuvre, c’est « le legs prosaïque de 89 », une version bourgeoise, patriarcale et conservatrice de la Révolution, dont la philosophie simple était celle d’une société de paysans propriétaires. Furet la résume ainsi : « la propriété intouchable, l’idée du mariage et de la famille, la femme à la maison, l’ordre dans la rue, les carrières ouvertes aux talents ». En cela, Bonaparte était le représentant de la France, comme il l’était aussi, Furet ne l’omet pas, de la passion française pour l’égalité, qu’il transfigurait aristocratiquement : si Bonaparte s’était assis à la place du peuple et s’il avait relégué tout le monde, grands et petits, riches et pauvres, plus bas que lui, en même temps il n’avait pas fait descendre ses contemporains : en s’élevant il les avait élevés avec lui. Ce n’était pas rien que de vivre dans un monde dominé par un homme que ses ennemis eux-mêmes s’accordaient à dire extraordinaire, et un peu de cette grandeur rejaillissait sur tous les degrés de la société qui prenait forme autour de lui. « Monté sur le trône, écrit Chateaubriand dans un passage cité par Furet, il y fit asseoir le peuple avec lui ; roi prolétaire, il humilia les rois et les nobles ; il nivela les rangs, non en les abaissant, mais en les élevant : le niveau descendant aurait charmé davantage l’envie plébéienne, le niveau ascendant a plus flatté leur orgueil. » En cela, s’il blessait un amour de la liberté que les Français n’avaient pas, il comblait, écrit Furet, « cette passion de l’égalité à la française, héritière de l’Ancien Régime sans le savoir, et qui n’a d’apaisement provisoire que dans la supériorité acquise, reconnue, garantie, sur le voisin, sur l’égal ».
Si Bonaparte Premier Consul fut bel et bien un « Washington français », il ne le fut qu’à moitié et pour peu de temps. Son tempérament, ses ambitions, son imagination portée au grandiose, ses moyens mêmes, ses capacités hors du commun, faisaient de lui « le plus improbable des souverains bourgeois » (la formule est de Furet). Ou, s’il avait su l’être un moment, il ne pouvait le rester longtemps : le naturel devait reprendre le dessus.
En cause, non plus le fondateur de l’État moderne, mais le conquérant : « Au fond, estime Furet, seule sa réorganisation administrative est solide, c’est-à-dire inscrite dans la nécessité ; c’est la partie bourgeoise de sa vie. Le reste est l’improvisation d’un incomparable artiste, qui laboure l’histoire de l’Europe, mais qui ramène finalement la France à ses frontières de 1789. »
Furet attribue à la guerre l’impossible institutionnalisation du régime en expliquant que sans elle, il aurait probablement duré, puisqu’avec le Second Empire, le Premier est le seul régime en France qui ne fut pas renversé de l’intérieur. Je serai plus radical que Furet : ce régime ne pouvait pas s’institutionnaliser parce qu’il reposait tout entier sur la personne, le charisme et le génie de Bonaparte. Son pouvoir était, de ce fait, à la différence de celui du neveu, absolu au sens littéral du terme. Il n’était encadré par aucune règle, assujetti à aucune loi, il avait pour seule limite la volonté de Napoléon. Il ne pouvait s’institutionnaliser et, par conséquent, il ne pouvait survivre à son fondateur. C’était d’ailleurs l’opinion des contemporains. Personne ne croyait que Napoléon II succéderait à Napoléon Ier et, en 1815, personne, à l’exception peut-être de Benjamin Constant, n’a cru Napoléon quand il disait vouloir désormais régner en monarque constitutionnel. De ce point de vue, le Second Empire est très différent, puisque le régime autoritaire de 1851 prend après 1860 un caractère libéral de plus en plus prononcé et, sans la catastrophe de 1870, le fils aurait très bien pu succéder au père. Furet convient d’ailleurs du caractère extraordinaire du régime de l’oncle, impossible à enfermer dans aucune catégorie connue, impossible même à considérer comme l’ancêtre lointain de la Ve République, quand il dit de Napoléon qu’il était « l’héritier formidable et accidentel d’une heure exceptionnelle de la nation ». La guerre, de ce point de vue, ne change rien : même sans elle, son pouvoir ne lui aurait pas survécu d’un jour. Il était impossible à Napoléon Ier de devenir Napoléon III.
L’impossible institutionnalisation du régime conforte, en un sens, la thèse de Furet : Bonaparte ne pouvait conserver le pouvoir exorbitant qui lui avait été confié en 1799 pour rétablir l’ordre à l’intérieur et faire la paix à l’extérieur que si les circonstances conservaient un caractère exceptionnel. Il avait besoin de la guerre, et d’une guerre durant aussi longtemps que lui. S’il a eu besoin de la paix en 1802 pour consolider son pouvoir en répondant à un désir général, il a ensuite besoin de la guerre, qui reprend dès 1803, même si, dans la rupture de la paix d’Amiens, la responsabilité fut équitablement partagée entre les gouvernements français et britannique.
Il est enchaîné à la guerre par la nature de son pouvoir (une dictature de salut public), mais également par la situation.
Que dit François Furet ? On l’a vu, que la part de son histoire qui appartient à l’histoire de France, c’est la construction de l’État moderne, le reste appartenant à son « roman » personnel : le rétablissement d’une monarchie héréditaire au « kitsch carolingien » ; la dégradation de l’autorité en tyrannie policière ; enfin, la guerre perpétuelle pour la domination du continent européen.
Furet n’aurait probablement pas modifié son interprétation du Consulat, en tout cas sur le fond ; mais il me paraît certain qu’il aurait considérablement révisé son interprétation de l’Empire. Même concernant le Consulat, elle surestime le double caractère civil et libéral de la République consulaire.
Son caractère civil, d’abord. Marx disait de la Révolution française que c’était l’avènement du bourgeois drapé dans la toge des Gracques, le triomphe des intérêts sous le masque de la vertu antique. Le Consulat, dit Furet, c’est l’avènement de la société bourgeoise, fondée sur les intérêts, sous le masque de la gloire nationale. En réalité, ni la vertu antique ni la gloire militaire n’ont été des masques. Les deux époques, révolutionnaire puis napoléonienne, font coexister les principes de la liberté des Modernes et ceux de la liberté des Anciens, les valeurs aristocratiques et les principes démocratiques, la propriété et la gloire, le bonheur domestique et le sacrifice à la patrie. Simplement, ce mélange prend des formes différentes selon les époques : héroïsme politique sous la Révolution (sur le modèle de Caton ou de Brutus), puis, lorsque Thermidor a mis au jour les crimes de la Terreur, qui dévaluent d’un coup le culte jacobin de la vertu, héroïsme sous la forme patriotique et militaire : Murat après Marat, ou Bonaparte après Robespierre. Dans cette mesure, le Consulat et l’Empire continuent la Révolution, à la fois bourgeois et héroïques (ou aristocratiques, comme on voudra), mélange d’où nait la société française du XIXe siècle, cette société démocratique qui cultive, sous diverses formes, des valeurs aristocratiques.
Surestimation, ensuite, du caractère libéral du Consulat. Qu’est-ce que le Consulat ? Réponse : le Directoire qui réussit. Bonaparte réussit là où Barras a échoué. Bonaparte fait mieux pour plusieurs raisons : d’abord son charisme personnel, qui lui confère une autorité incomparablement plus forte que celle des directeurs ; ensuite la légitimité extérieure à la politique et aux divisions partisanes dont j’ai déjà parlé.
Mais tout cela n’aurait pas suffi. Si Bonaparte fait mieux que le Directoire, c’est parce qu’il radicalise les moyens dont il a hérité du Directoire, non pas le premier Directoire de 1795 à 1797, régime constitutionnel, mais le deuxième, postérieur au coup d’État du 18 fructidor, qui avait obtenu dans différents domaines des résultats non négligeables : il avait commencé à combattre efficacement l’effroyable criminalité engendrée par l’anarchie antérieure et il avait réussi à liquider l’assignat. Mais il y avait une raison à cela : le coup d’État du 18 fructidor ayant provoqué le retour à un régime d’exception, il avait pu remplacer les tribunaux par des commissions militaires pour éliminer plus efficacement les criminels et, n’ayant plus à se préoccuper d’une opposition parlementaire expédiée à Cayenne, il avait pu imposer des mesures financières qui spoliaient les épargnants des deux tiers de leur capital.
Le Directoire après 1797, c’est le retour du Gouvernement révolutionnaire, l’idéologie en moins ; le Consulat, c’est la consolidation du Gouvernement révolutionnaire, délivré cette fois des passions partisanes : Bonaparte fut bel et bien, selon le mot de Mme de Staël, un « Robespierre à cheval ».
La condition de la réussite de Bonaparte a été, en effet, le désarmement des factions et, plus encore, ce qu’on pourrait appeler la « dépolitisation » d’une société divisée par dix ans de révolution en une pluralité irréductible d’opinions, d’intérêts, de haines, au bénéfice d’un seul homme qui, jouant le rôle d’une sorte de podestat, monopolise la sphère publique. Rien ne peut être décidé indépendamment de lui, et ce qu’il décide ne peut être examiné. Il n’a ni opposants ni interlocuteurs, seulement des serviteurs, et on sait qu’il se chargeait lui-même de commenter ses propres décisions en écrivant des articles sous pseudonyme dans le Moniteur.
Tout ce que Furet reproche à l’Empire existe déjà pendant le Consulat : la fin de la liberté de la presse, le quadrillage de la société par la police, les prisons d’État et les déportations (verticales, disait Mme de Staël, directement au fond de l’océan).
Quand on accuse le tempérament despotique de Bonaparte, on suggère que l’œuvre du Consulat a été accomplie en dépit du tempérament despotique de son chef. Il faut dire au contraire : l’œuvre du Consulat n’a pu être accomplie qu’en raison de l’existence d’un pouvoir politique absolu recourant dès que nécessaire à des moyens d’exceptions. En cela, il était en effet un podestat qui se mettait à la place de tous pour mettre fin à l’effusion de sang. Il ne se faisait d’ailleurs guère d’illusions sur l’avenir. Il dit un jour à Molé : « Après moi, la Révolution, ou plutôt les idées qui l’ont faite, reprendront leur cours. Ce sera comme un livre dont on ôtera le signet, en recommençant la lecture à la page où on l’avait laissée » - ce qui, ma foi, était un propos très « furetien ».
La guerre, enfin.
Notre vue du problème est faussée par le fait que nous sommes français. En tant que tels, nous croyons que les relations internationales ne sont pas forcément la chose la plus importante et que la politique intérieure, au contraire, possède une plus grande importance.
Qu’est-ce que l’Empire, en effet ? Le moment où la politique étrangère retrouve sa place naturelle — la première — après dix années pendant lesquelles les Français ont regardé leur nombril en croyant vivre sur une île et en oubliant que la France a des frontières, des voisins et même des ennemis.
Aussi la politique du Consulat n’est-elle pas seulement dédiée à la construction de l’État moderne. Son but, c’est de rétablir l’ordre, dans tous les domaines, pour mettre le pays en ordre de bataille et lui permettre de continuer la guerre dans les meilleures conditions possibles. Bonaparte a besoin d’un pays en ordre pour faire la guerre, et les détracteurs du Consulat (relativement peu nombreux) ont raison : le Consulat, c’est l’enrégimentement de tout un pays au service des buts de guerre de son gouvernement, ou plutôt : au service de la guerre que la situation, et non le caprice des dirigeants, rend inévitable.
François Furet le reconnaît d’ailleurs, quand il dit qu’il y avait une raison objective au conflit européen : la non reconnaissance de la France révolutionnaire par l’Europe monarchique, conflit qui, au-delà de l’opposition des intérêts et des ambitions, était également un conflit idéologique, par là-même impossible à terminer, tout traité de paix n’étant considéré par ses signataires eux-mêmes que comme une trêve, le temps de reprendre des forces. Dans cette mesure, les guerres napoléoniennes ne forment qu’un épisode de la « guerre des légitimités » provoquée par la Révolution française.
Tenir compte de ce facteur conduit nécessairement à reconsidérer l’histoire de l’Empire, non seulement celle de ses guerres, mais également celle de ses formes politiques.
En effet, la proclamation de l’Empire en 1804 ne change rien du point de vue de la quantité de pouvoir détenue par Napoléon : depuis 1802, il est chef d’État à vie avec pouvoir de désigner son successeur. La nouveauté est que la proclamation de l’Empire donne au gouvernement français une forme monarchique connue, même si elle puise ses références dans l’époque carolingienne et non dans l’histoire de la monarchie capétienne.
Napoléon visait deux objectifs, l’un secondaire, l’autre capital, en devenant monarque héréditaire. L’objectif secondaire était de faire cesser les spéculations sur sa succession en établissant des règles claires et il en attendait un avantage : calmer les ambitions et les inquiétudes de ses frères. Objectif familial donc. L’autre objectif est plus important. Bonaparte avait pu se rendre compte depuis son accession au pouvoir que, si la France de la Révolution pouvait devenir à l’occasion un partenaire pour telle ou telle puissance européenne, jamais elle ne serait ouvertement reconnue comme un allié, tant les souverains craignaient de se compromettre en se rapprochant officiellement d’une nation qui restait à leurs yeux infréquentable pour avoir guillotiné le roi, persécuté les prêtres et dépossédé les nobles. La République pouvait acquérir de la solidité, adopter une politique de modération, s’efforcer de rassurer, elle restait, et resterait, frappée d’illégitimité. Il lui serait impossible de réintégrer le concert européen si, par ses formes politiques, elle ne se rapprochait des vieilles monarchies du continent. L’Empire lui apparut comme la solution de ce problème : devenu empereur, et sacré par le pape, il entrerait dans la famille des rois, ceux-ci l’appelleraient « mon cousin » et lui, parlant de Louis XVI, dirait : « mon pauvre oncle ».
Thiers dit que ce fut une erreur lourde de conséquences, car il se compromit vis-à-vis des Français en jetant le doute sur la sincérité de sa fidélité à la Révolution, et cela en pure perte car il n’y gagna pas le moindre supplément de considération du côté de l’Europe. C’est vrai : « en devenant monarque héréditaire, dit Thiers, il allait être mis en comparaison avec les rois, petits ou grands, et constitué leur inférieur en un point, celui du sang. Accueilli dans leur compagnie et flatté car il était craint, il serait en secret dédaigné par les plus chétifs », demeurant pour tous l’incarnation du régicide de 1793, d’ailleurs redoublé par l’exécution du duc d’Enghien en 1804.
En tout cas, on est ici loin d’une interprétation de l’Empire comme « pure manifestation de l’ego napoléonien », mais en revanche, au cœur même de ce qui a été la politique étrangère de Napoléon, en tout cas l’idée qui, très tôt, a été la sienne quant aux moyens de mettre un terme à la crise provoquée par la Révolution française, qui avait détruit les équilibres européens.
Il était convaincu que la guerre ne finirait que si l’Europe retrouvait une homogénéité relative, dans ses institutions et dans ses lois. Pour y parvenir, il fallait que la France fit un pas en arrière et l’Europe un pas en avant : une France un peu moins révolutionnaire, une Europe un peu plus libérale. Cette idée, il l’exprime très clairement dans ses entretiens avec Fox en 1802 et probablement il l’a conçue dès la campagne d’Italie en 1797. Toute sa politique intérieure, du Concordat à l’Empire, répond à cette conviction, et on en trouve la trace dans sa politique extérieure : dans la diffusion du droit français dans les territoires occupés ou conquis et, même, dans la création de royaumes et de principautés au bénéfice de la famille, certes, mais qui visait à redéfinir la carte politique de l’Europe dans un sens favorable aux idées de 1789.
Il existe bel et bien, de ce point de vue, une politique étrangère napoléonienne.
François Furet soutenait une thèse radicalement différente, en parlant d’une diplomatie au jour le jour, aventureuse et sans finalité identifiable autre que l’action pour l’action. C’est vrai : le projet de Napoléon n’est pas la politique de Napoléon. Mais il faut rappeler que dans le domaine international, il y a plusieurs joueurs et que chacun est contraint dans les initiatives qu’il peut prendre par celles prises par les autres. Comme dans la guerre, ce jeu sérieux où l’adversaire dicte toujours sa loi (et la reçoit en même temps). De ce point de vue, Napoléon dit vrai lorsqu’il confie à Las Cases :
« La vérité, c’est que je n’ai jamais été maître de mes mouvements ; je n’ai jamais été tout à fait moi. J’ai eu des plans : mais je n’ai jamais eu la liberté d’en exécuter aucun… J’ai toujours été gouverné par les circonstances. Au commencement, sous le Consulat, de vrais amis me demandaient parfois où je prétendais arriver : je répondais que je n’en savais rien. Ils en demeuraient frappés, peut-être mécontents, et pourtant je disais la vérité. C’est que je n’étais pas le maître de mes actes, parce que je n’avais pas la folie de vouloir tordre les événements à mon système : au contraire, je pliais mon système aux événements. »
La seule accusation fondée, c’est qu’il mit au service de cette tâche des qualités hors du commun. Par tempérament il inclinait au merveilleux et au gigantesque. Surestimait-il ses forces et ses moyens, comme le dit Furet ? Son caractère est certainement en cause, mais on peut comprendre qu’il ait été porté à croire que rien n’était impossible. Après tout, comment un chef de guerre qui ne sera pas vaincu avant 1812 pouvait-il croire que le jour de la défaite arriverait ? Toute sa carrière militaire le confortait dans cette conviction intime (je reprends ses mots) que son destin ne pouvait pas résister à sa volonté. D’autre part, l’absence de prudence était aussi un héritage révolutionnaire : il trouva le projet d’invasion de l’Angleterre et l’idée du Blocus continental dans les cartons du Directoire, et en Russie, il fut moins victime de l’hubris du conquérant que des illusions qu’il nourrissait sur ses relations avec le tsar.
Dernière remarque. On ne peut juger des guerres napoléoniennes sans revenir en arrière, à la Révolution bien entendu, mais bien avant encore : les guerres napoléoniennes sont l’épilogue de la nouvelle Guerre de Cent ans qui a opposé depuis la fin du XVIIe siècle la France et l’Angleterre pour la domination mondiale, et que la France devait perdre dès lors que les difficultés financières du règne de Louis XVI, puis la Révolution, l’avaient privée de la marine qui lui eût permis de rivaliser avec les Anglais sur les mers. Napoléon accompagne une défaite inéluctable en lui donnant un tour flamboyant.
En fait, nous manquons d’une histoire européenne du XVIIIe siècle, qui nous apprendrait quel était, en définitive, l’enjeu de cette guerre sans fin.
Le XVIIIe siècle, loin d’avoir été le temps des « guerres en dentelles », fut une époque de crise du droit public européen défini par les traités de Westphalie. Ce droit public fut alors mis en pièces par la politique de puissance des monarchies européennes. Deux épisodes ont été déterminants : la Guerre de succession d’Autriche et les partages de la Pologne, qui montrent que la Révolution, à laquelle on attribue l’invention d’une nouvelle manière de faire la guerre et de concevoir la diplomatie, l’une et l’autre contraires aux principes du droit des gens, en réalité n’invente rien. Elle est un produit de la crise européenne du XVIIIe siècle. L’incendie qui éclate en 1792, et qui va ravager l’Europe jusqu’en 1815, faisait rage depuis le milieu du siècle au moins. De ce point de vue, on peut voir dans l’épopée napoléonienne une tentative pour sortir de cet état de nature européen. Napoléon n’a certainement pas songé à la « monarchie universelle » de Dante, comme l’en accusait Edgar Quinet, mais il a certainement pensé à une Europe sous domination française (moins la Russie à l’est et l’Angleterre à l’ouest). Mais cette idée ne sort pas de son cerveau : après tout, le premier à avoir diagnostiqué les dangers mortels qui pesaient sur l’Europe, l’abbé de Saint-Pierre, voyait lui aussi la solution dans une Europe certes confédérée, mais dominée par la France.
Finalement, une autre solution a prévalu : l’Europe du Congrès de Vienne, qui allait vivre un demi-siècle environ, comme celle des traités de Westphalie. Cette solution a été rendue possible par la défaite de Napoléon. Mais sans lui, et sans les efforts qu’il avait déployés, sinon pour rétablir la paix continentale, du moins pour recréer des conditions favorables à la paix, il n’est pas certain que les monarchies victorieuses auraient évité l’anéantissement dont tout le continent était menacé.
Quand on me demande quelles sont les meilleures biographies de Napoléon, je réponds que la liste est courte : Chateaubriand, Thiers, Bainville et Furet.
François Furet, car il est celui qui permet le mieux de comprendre aujourd’hui en quoi réside le pouvoir de fascination du personnage. Certes, je l’ai dit, Furet n’aime pas l’Empereur et l’analyse qu’il fait de ce pouvoir n’est donc pas celle qui aurait été privilégiée il y a, disons, un siècle. Napoléon, en effet, n’a pas toujours été réduit au Premier consul et, en 1931 encore, Bainville pouvait, sans passer à côté du sujet, consacrer à l’œuvre du Consulat moins d’une page en disant seulement qu’il s’agissait de la « période poule au pot » de Bonaparte. Le chef de guerre fascinait au moins autant que l’homme d’État. Le temps a passé depuis et le mythe a rétréci : la victoire d’Austerlitz, c’est vrai, ne nous fascine plus comme elle fascinait Tolstoï. La raison est simple : le mythe s’épuise à mesure que les passions qui l’ont entretenu s’éteignent, celles de la gloire, de l’héroïsme et de la guerre, celle-ci ayant été longtemps appréhendée comme une éducation à la vertu. Toute cette magie guerrière est morte avec les hécatombes du XXe siècle. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles, parmi les histoires possibles de Napoléon, celle des écrivains « libéraux » s’est finalement imposée : leur Napoléon, ou plutôt leur Bonaparte, est accordé à notre époque. Ce qui reste de Napoléon, si bien décrit par Furet, c’est une volonté éclairée s’appliquant à relever les ruines de la Révolution avec une incomparable intelligence, énergie et efficacité.
C’est autre chose encore, que Furet aide à comprendre : ce qui, en Bonaparte, parle aux imaginations modernes, c’est la croyance, qui était déjà la sienne, et qui est la nôtre, ou dont nous voudrions qu’elle soit la nôtre, que notre sort ne résistera pas à notre volonté. Bonaparte, c’est en quelque sorte le rêve de chacun, et c’est sans doute pourquoi les asiles sont pleins de fous qui se prennent pour Napoléon : l’homme qui, sans ancêtres et sans nom, s’est créé lui-même à force de volonté, de travail et de talent. Il est l’homme qui a fait de sa vie un destin, jusqu’à en choisir la fin en revenant de l’île d’Elbe en 1815, cette fois sans que rien ne justifie sa conduite, pour donner à son histoire une fin à sa mesure. Il est l’homme qui s’est élevé à des sommets inédits et qui, par son génie, a repoussé toutes les limites connues. Non pas un modèle, mais un rêve. En cela, et là réside le secret de la fascination qu’il exerce encore, Napoléon est une figure de l’individu moderne.
François Furet aurait-il écrit une biographie de Napoléon ? Dans La Révolution de Turgot à Jules Ferry, il s’était révélé un portraitiste hors pair. L’art du portrait convenait au tempérament de cet homme qui aimait aller à l’essentiel. Le portrait exige le coup d’œil, la sûreté du trait, la capacité de distinguer l’important de l’accessoire pour dire, en quelques pages, la vérité d’un personnage. La biographie est un exercice très différent, plus besogneux, car toute vie, même celle de Napoléon, pour qui vivre c’était agir, a ses plages mornes et ses monotonies.
Eût-il écrit une biographie ou un essai biographique, il eût certainement bousculé bien des idées reçues, scandalisé la moitié de la profession et renversé quelques réputations usurpées.
J’ignore s’il considérait ce Napoléon comme une récréation après une carrière bien remplie, mais je vois dans son choix un choix cohérent, après le Passé d’une illusion où il avait jeté des lumières neuves sur le rôle prépondérant de quelques volontés individuelles dans la tragédie du XXe siècle. Sans aucun doute, Napoléon aurait été pour lui l’occasion de poursuivre cette réflexion sur le rôle et l’influence de la volonté dans l’histoire.
par , le 16 novembre 2007
– La page de Patrice Gueniffey au Centre de recherches politiques Raymond Aron : http://crpra.ehess.fr/...
– Un article de l’historien Jean-Yves Grenier écrit à l’occasion des dix ans de la disparition de François Furet : http://www.liberation.fr/culture/livre/...
Patrice Gueniffey, « Les « Napoléon » de François Furet », La Vie des idées , 16 novembre 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-Napoleon-de-Francois-Furet
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