Loin d’être spontanée, l’unanimité apparente qui a entouré l’organisation des Jeux de Paris 2024 au sein de la population française résulte d’un travail minutieux de déminage des oppositions de la part d’entrepreneurs de cause divers. En attendant l’heure des comptes.
Difficile en cet été 2024 d’échapper à l’omniprésence de l’actualité olympique. Cérémonie d’ouverture inédite et grandiose sur la Seine, clichés spectaculaires d’enceintes enchâssées dans les monuments parisiens, supporters enthousiastes sur tous les sites, et record de médailles pour les athlètes de la délégation française. Depuis le soir du 26 juillet, les médias ont relayé avec gourmandise ces aventures olympiques et produit un puissant récit de la réussite des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) où les superlatifs et les épithètes mélioratifs (Jeux iconiques, historiques, légendaires, parenthèse enchantée, etc.) côtoyaient les descriptions exaltées de la ferveur des stades et des fan-zones, devenus les symboles (espérés) d’une France « apaisée », « réconciliée » et « heureuse ». Les membres du gouvernement démissionnaire, la maire de Paris et les organisateurs de Paris 2024 affichent leur satisfaction et leur revanche sur les « peine-à-jouir » (dixit Anne Hidalgo) et autres polémistes accusés d’avoir pratiqué pendant des mois un « JO bashing » de mauvais aloi.
Cet emballement médiatique n’est pas plus surprenant que les discours alarmistes qui l’ont précédé. Il correspond à la fois au fonctionnement du champ médiatique, et à des phénomènes déjà documentés de soutien accru aux Jeux pendant et après la compétition [1]. La quinzaine olympique souligne ainsi la capacité des producteurs du spectacle sportif à en dépolitiser les enjeux et à faire oublier les nombreuses controverses qui entourent cet évènement. Loin d’avoir débuté avec les facéties de Jamel Debbouze et « Zizou Christ », ce travail de construction du consensus a été engagé depuis plus d’une décennie par les entrepreneurs de l’olympisme pour légitimer l’accueil d’une compétition de plus en plus critiquée. Nous proposons ici de revenir sur quelques-unes de ces initiatives (non exhaustives) pour explorer les registres de légitimation de l’organisation des Jeux Olympiques.
Le système olympique, une relation dialectique entre croissance économique …
Avant d’aborder ce processus plus en détail, quelques éléments de cadrage s’imposent. Les Jeux Olympiques modernes sont la propriété du Comité International Olympique (CIO), organisation internationale indépendante à but non lucratif et institution faîtière du système sportif international [2]. Les JOP sont attribués à une ville par la centaine de membres votants (cooptés) du CIO à l’issue d’une campagne électorale de deux ans qui oppose les plus grandes métropoles mondiales. Les autorités locales signent ensuite avec le CIO un « contrat de ville hôte » légalement contraignant qui les engage notamment à organiser la manifestation aux dates prévues sous peine de sanctions financières.
La dimension pharaonique de l’évènement implique un budget massif qui, depuis le début des années 2000, dépasse systématiquement les 10 milliards de dollars [3]. Le système olympique repose principalement sur deux sources de financement : les droits de retransmission télévisée, dont la majeure partie est réglée par les groupes médiatiques étatsuniens ; et les recettes issues du programme de sponsoring international. Le CIO centralise ces revenus et en redistribue une partie, environ 1,2 milliard de dollars, au Comité d’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques (COJOP). Le reste des fonds nécessaires est collecté auprès de partenaires domestiques (sponsors) et de particuliers (via la billetterie), ainsi qu’auprès des autorités publiques disposées à investir dans l’évènement.
Le système olympique n’a pas toujours été aussi riche, loin s’en faut. C’est seulement à partir des années 1970, et surtout 1980, qu’une nouvelle génération de dirigeants proches des milieux patronaux s’engage dans une approche marketing et fortement capitalistique [4]. Sous la présidence de Juan Antonio Samaranch, les dirigeants olympiques élaborent une stratégie orientée vers la maximisation des recettes : protection des symboles olympiques comme propriété intellectuelle du CIO (Traité de Nairobi, 1981), intégration des athlètes professionnels pour renforcer le spectacle et augmenter sa valeur télévisuelle (conférence de Baden-Baden, 1981), création du programme de sponsoring The Olympic Partner (TOP, 1985) géré directement par l’institution de Lausanne, puis négociation exclusive des droits de retransmission par le CIO (1986), jusqu’alors prérogative des organisateurs locaux. Le parachèvement de ces opérations est la création en 2001 d’Olympic Broadcasting Services (OBS), filiale du CIO qui détient le monopole sur l’infrastructure technique de captation des images et du son durant les Jeux, qu’elle revend ensuite aux diffuseurs officiels. La mise en marché des JOP et des sports olympiques s’accompagne d’une centralisation du système autour du CIO, d’une présidentialisation de l’institution, du développement de son administration, et de l’introduction de nouveaux acteurs : juristes, experts en marketing, spécialistes des médias. Élites politiques, sportives et économiques élaborent alors un nouveau cadrage de l’évènement : les Jeux Olympiques sont présentés comme un vecteur d’attractivité économique et justifieraient des dérogations au droit ordinaire pour réaliser des transformations urbaines d’envergure.
… Et critique sociale
La médaille a néanmoins son revers. La magnitude de l’évènement et les transformations de l’espace urbain imposées par le haut, sans réelle consultation de la population concernée, suscitent de plus en plus de critiques de la part des populations locales victimes des nuisances et des effets à moyen terme de ces politiques. Le point nodal de ces critiques concerne le budget des Jeux, dont les dépassements chroniques pèsent sur les finances publiques et conduisent régulièrement à une augmentation de la fiscalité locale. La dette laissée par les Jeux de Montréal 1976, payée pendant près de trois décennies par les contribuables, en est l’une des illustrations les plus connues et les plus convoquées par les militants anti-JO.
Les oppositions locales aux implications des JOP ne sont pas nouvelles, mais tendent à se systématiser et à se déployer de plus en plus tôt dans le calendrier olympique. Les travaux de sociologues et de politistes [5] montrent bien comment, à partir des années 1990, des coalitions d’opposants issus de mouvements sociaux variés se mobilisent dès la phase de candidature pour tenter d’enrayer les projets olympiques portés par les élites locales. Ces groupes numériquement faibles, généralement marqués à gauche et souvent proches des mouvements altermondialistes, sont brocardés par les entrepreneurs de l’olympisme comme étant des « esprits chagrins », une petite minorité bruyante qui viendrait inutilement politiser un évènement rassembleur et bénéfique pour l’économie locale.
La fiction d’une adhésion généralisée à l’accueil des Jeux Olympiques, alimentée par les sondages commandés par les coalitions de candidature, se fissure fortement au tournant des années 2010 lorsqu’un nombre croissant de villes candidates aux JO d’hiver, puis d’été, jettent l’éponge à la suite de référendums locaux se soldant par des résultats négatifs [6]. Le régime critique porté par les opposants s’appuie sur des phénomènes désormais largement documentés par les journalistes et la recherche académique : dépassements budgétaires chroniques, effets négatifs sur l’environnement, gentrification des quartiers populaires, expulsions de populations précaires, dérogations au droit commun, etc. Si l’opposition doit toujours s’analyser au regard d’un contexte politique, social et militant local, les arguments mobilisés circulent et sont aisément transposables d’une métropole à une autre, car ils s’arriment à des problèmes publics transnationaux : changement climatique, politisation des finances publiques, accroissement des inégalités socio-spatiales, etc. Les résultats des référendums montrent que les opposants aux candidatures sont audibles bien au-delà des cercles militants, et que le projet olympique n’a pas ou plus valeur d’évidence [7].
La candidature de Paris 2024 et l’évitement du politique
Ainsi, lorsque la candidature de Paris 2024 est officialisée en juin 2015, la question de l’acceptabilité sociale du projet est, bien plus que pour les tentatives précédentes (1992, 2008, 2012), au cœur des préoccupations des entrepreneurs de l’olympisme, d’autant que tous les concurrents directs font face à une vive opposition et abandonnent les uns après les autres. Rome se retire suite à une alternance politique et Hambourg après un référendum à l’issue négative. Quant à Boston et Budapest, leurs dirigeants préfèrent jeter eux-mêmes l’éponge plutôt que de se confronter aux urnes [8]. En plus d’obtenir les suffrages des dirigeants olympiques, il faut donc circonscrire d’éventuelles oppositions et construire Paris 2024 comme un non-problème [9].
La candidature de Paris 2024 est marquée par une recherche constante de l’évitement du politique. L’exemple le plus visible a été la désignation des figures de proue du projet : Bernard Lapasset (alors président de la fédération internationale de rugby, World Rugby, décédé en 2023), et le champion olympique de canoë Tony Estanguet. Alors que la défaite de la candidature de Paris à l’organisation des JOP de 2012 avait été interprétée comme un échec dû à l’omniprésence et aux rivalités des représentants politiques et de leurs alliés respectifs au sein de la haute fonction publique, les promoteurs de Paris 2024 choisissent d’afficher des porte-parole étiquetés comme sportifs, donc assortis d’une présomption de neutralité, conformément au mythe de l’apolitisme revendiqué au sein de cet espace social [10]. Il ne s’agit pas d’un coup de force symbolique mené par les dirigeants du sport français, mais bien d’une stratégie concertée avec les représentants de l’État qui, dès décembre 2012, légitiment et préfigurent cet attelage de candidature dans leurs travaux préparatoires [11]. Sur un plan plus pragmatique, le GIP Paris 2024 négocie avec les élus locaux, les partis politiques et les syndicats pour s’assurer de leur soutien ou, a minima, de leur bienveillante neutralité, effectuant ainsi un travail de déliaison entre Jeux Olympiques et champ politique. In fine, même les partis les plus défavorables aux Jeux (Europe Ecologie Les Verts et La France Insoumise) se cantonnent à une attitude de soutien tacite ou de critique feutrée, illustrant l’une des caractéristiques centrales du consensus : non point l’unanimité, mais le silence des réticents, suivant l’adage « qui ne dit mot consent » [12].
La dépolitisation de la candidature de Paris 2024, par rapport à ses concurrentes, est aussi permise par la forte verticalité du pouvoir sous la Ve République. La plupart des abandons de candidatures à l’étranger sont dus à un référendum ou à la perspective d’un référendum organisé par les autorités politiques, obtenu par les militants mobilisés grâce à l’établissement d’un rapport de force ou à l’ouverture d’une procédure légale. Les forces politiques dominées localement ou les mouvements sociaux peuvent s’appuyer sur des dispositifs de consultation démocratique pour mettre à l’agenda les projets olympiques et contraindre les entrepreneurs de candidature à engager un débat contradictoire. Du côté de Paris 2024, la perspective d’un référendum est écartée d’emblée par les différentes parties impliquées dans le projet, comme l’explique l’un de ses cadres :
Les partis politiques ils s’organisent par différence aux autres, et ils prennent de la place là où il n’y en a pas. Et c’est d’ailleurs pour ça qu’on n’a pas voulu faire de référendum. Parce que si on avait voulu faire un référendum, on aurait créé notre propre opposition (Entretien avec Frédéric D., Comité de candidature de Paris 2024, 14 juin 2018)
Le refus du référendum pour éviter la politisation du projet s’inscrit plus généralement dans une culture et des pratiques politiques nationales. Le référendum est caractérisé en France par sa marginalité institutionnelle et par la difficulté pour les citoyens de s’en saisir. Les procédures sont contrôlées par les élus, non contraignantes, et généralement utilisées à des fins plébiscitaires plutôt que d’arbitrage de politique publique.
Pour donner des gages de bonne volonté démocratique, les entrepreneurs de l’olympisme ont cependant proposé l’organisation d’un cycle de réunions publiques organisées par le comité de candidature, ou d’évènements spontanés dont pouvaient se saisir les volontaires par la mise à disposition d’un « kit de concertation ». L’opération a été pilotée par un cabinet de conseil spécialisé dans l’ingénierie de la concertation qui centralisait, à l’issue des réunions, les idées les plus marquantes pour les synthétiser afin que le comité de candidature puisse à son tour sélectionner celles qui lui apparaissent les plus pertinentes et les mettre en œuvre. Ce dispositif, caractéristique de la standardisation des outils participatifs, proposait un double cadrage procédural et thématique propice à une délibération consensuelle et à la dépolitisation du projet olympique. Il ne s’agissait pas d’interroger les participants quant à l’opportunité de la candidature, mais simplement de les inciter à réfléchir à certaines des modalités d’organisation, prenant donc celle-ci comme un donné.
Les opposants à la candidature olympique de Paris 2024 se trouvent alors dans une posture délicate. Peu nombreux, tardivement organisés et sans lien fort avec d’autres mouvements sociaux préexistants, ils ne disposent pas de relais au sein du champ politique pour les aider à politiser la question. Contrairement à leurs homologues étrangers, ils n’ont aucune chance de provoquer l’organisation d’un référendum tandis que le champ médiatique, saturé par la séquence présidentielle de 2017, ne leur accorde qu’une attention distraite, et seulement dans les dernières semaines de la course, lorsque tout est joué.
L’héritage au service du consensus olympique
Les promoteurs de l’olympisme, engagés dans la protection de leur produit et de leur marque, sont attentifs à la critique sociale. Chaque moment de crise (scandale de corruption, abandons de candidatures en série) est marqué par des tentatives de domestication et d’internalisation de la critique. Ainsi de l’environnement, devenu troisième pilier de l’olympisme en 1994, et désormais de « l’héritage » (legacy) devenu la figure rhétorique centrale du vernaculaire olympique. Forgée par des organisateurs dans les années 1990 pour renverser le stigmate de la commercialisation à outrance, la notion est institutionnalisée par le CIO au début des années 2000, inscrite dans la Charte olympique devenant de facto et de jure une nouvelle norme à laquelle doivent se soumettre les prétendants à l’organisation des JOP. Dans sa dernière définition, le CIO explique que l’héritage « englobe tous les bénéfices tangibles et intangibles à long terme amorcés ou accélérés par l’accueil des Jeux Olympiques/de manifestations sportives pour les personnes, les villes/territoires et le Mouvement olympique » [13].
Ainsi consacré par l’institution olympique, l’héritage circule vers le champ académique, où une littérature pléthorique s’évertue à le définir et à le mesurer, oscillant entre légitimation d’une catégorie indigène et analyse critique de promesses non tenues par les organisateurs des Jeux Olympiques [14]. Nous considérons, avec d’autres [15], que l’héritage n’est pas une catégorie scientifique, mais un objet en soi, une catégorie indigène dont il convient d’analyser la trajectoire au sein des différents espaces sociaux, les conflits autour de sa définition, et sa traduction par les acteurs chargés de le faire advenir.
L’héritage est, d’abord et avant tout, un instrument de légitimation pour justifier les investissements publics dans l’évènement sportif. Il fait l’objet d’une communication intense dès la phase de candidature pour construire un discours sans adversaire à travers une « grammaire olympique [16] » bien rodée : initiatives en faveur de l’égalité femmes-hommes, aides à la pratique sportive des jeunes, des personnes en situation de handicap, créations d’emplois, retombées économiques, investissements dans le territoire carencé de la Seine-Saint-Denis, etc. Toutes ces thématiques forment une nébuleuse d’objectifs consensuels, appuyés sur les prétentions sportives à l’universalisme, auxquels il est politiquement coûteux de s’opposer.
Après l’attribution des JOP à Paris, les différents acteurs de l’organisation élaborent des plans d’héritage et mettent en œuvre de nombreuses mesures. Rien que pour l’État, on peut citer la délégation interministérielle aux JOP et son plan en 140 mesures, le délégué ministériel à l’Éducation nationale et son label « Génération 2024 », le délégué ministériel à la Culture et le financement de manifestations culturelles en lien avec les Jeux, la Stratégie nationale Sport-Santé du ministère de la Santé, l’alliance entre le programme « Action Cœur de Ville » de l’Agence nationale de la cohésion des territoires et le label « Terres de Jeux » initié par le COJOP Paris 2024, sans oublier les actions du ministère des Sports et de l’Agence nationale du sport.
Le déploiement tous azimuts de la notion d’héritage illustre les vastes ambitions associées à l’évènement. L’ensemble laisse néanmoins dubitatif, entre moyens limités et initiatives conjoncturelles à l’avenir incertain. Les labels « Génération 2024 » et « Terres de Jeux » en sont des exemples paradigmatiques. Instruments typiques du Nouveau management public et du gouvernement des conduites [17], ils ont surtout une vocation communicationnelle pour « engager » un maximum de Français, et reposent essentiellement sur le volontarisme des acteurs locaux auxquels sont fournis différents contenus (graphiques, pédagogiques, etc.), mais pas de moyens supplémentaires. Ainsi, en plus de dépolitiser les JOP à travers une rhétorique floue et consensuelle, « la logique d’héritage, qui supposerait l’apparition de politiques publiques de long terme, est dévoyée au profit d’une logique de l’instant reposant essentiellement sur la résonance médiatique d’un évènement qui bientôt ne sera plus » [18].
L’enjeu de la maîtrise du budget
Ces doutes relatifs à la production de l’héritage olympique rejoignent un autre point essentiel de l’acceptabilité sociale de l’évènement : son coût pour les finances publiques. Là réside tout le paradoxe, sinon la quadrature du cercle, des promoteurs de l’olympisme : afficher des objectifs démesurés en termes d’effets bénéfiques, tout en promettant des Jeux sobres et respectueux des budgets annoncés. En effet, la problématique des dépassements budgétaires est l’argument central du régime critique porté par les opposants aux JOP. La loi d’airain de l’organisation des Jeux veut que le budget annoncé en phase de candidature soit systématiquement dépassé, et que les écarts soient très majoritairement comblés par la puissance publique. Conscients des difficultés croissantes que les Jeux font peser sur les finances publiques, les dirigeants olympiques réclament (officiellement) aux prétendants de limiter les investissements non-essentiels et de s’appuyer sur un maximum de structures existantes.
La candidature de Paris 2024 s’inscrivait résolument dans cette ligne en s’appuyant sur la densité des infrastructures sportives et de transport de la région francilienne, avec un budget de 6,8 milliards d’euros présenté comme raisonnable. La participation publique s’élevait alors à environ 1,5 milliard d’euros (dont 1 milliard en provenance de l’État), principalement à destination de constructions pérennes pour la population.
Peu de temps après l’attribution des Jeux en septembre 2017, une mission d’analyse est diligentée par plusieurs ministères pour en réévaluer le budget, et aboutit à un redimensionnement du projet, car le coût de plusieurs infrastructures (notamment le centre aquatique) avait été manifestement sous-évalué. Par la suite, c’est la Cour des comptes qui se saisit du dossier et publie plusieurs points d’étape des évolutions budgétaires. Son premier président, Pierre Moscovici, exprime très directement les raisons de ce suivi : « Le respect des enveloppes est un enjeu essentiel, en soi et comme l’un des critères de réussite des Jeux Olympiques et Paralympiques, notamment face aux attentes de l’opinion publique [19] ». Soucieux de contenir les dépassements budgétaires, les acteurs publics (corps d’inspection, gouvernement, Parlement, Cour des comptes) sont bien plus attentifs que par le passé au budget des grands évènements sportifs, où régnait davantage d’opacité (Grenoble 1968, Albertville 1992).
Le contrôle budgétaire a donc été indéniablement renforcé afin de maintenir le consensus autour des Jeux. Néanmoins, malgré ces efforts, le budget a inexorablement augmenté. Au dernier pointage, il atteignait 8,8 milliards d’euros pour les deux entités directement chargées d’organiser les Jeux (le COJOP et la Solideo). À ces budgets bien identifiés s’ajoutent toutes les sommes ventilées entre différentes entités (ministères, collectivités locales), les sommes versées pour acheter la paix sociale (versements de primes aux agents mobilisés pendant les Jeux), et les coûts cachés, notamment en matière de sécurité, sur lesquels les informations sont parcellaires. Le coût des Jeux a donc d’ores et déjà dépassé les 9 milliards d’euros, et pourrait sans doute s’établir autour de 10 milliards, dont 3 à 5 milliards d’argent public selon la Cour des comptes qui rendra un rapport définitif sur la question en 2025.
Paris 2024, et après ?
Contrairement à tous ses concurrents directs, Paris 2024 a surmonté sans difficulté majeure la phase de candidature, la plus vulnérable du projet. L’attribution des JOP, qui rend l’engagement de la ville hôte quasiment irréversible, ne met pas fin au travail de construction du consensus. Les acteurs publics et privés poursuivent leurs efforts pour vanter les mérites de l’évènement, afficher une attitude responsable sur le budget, et faire-valoir les effets d’entraînement des JOP sur les politiques publiques.
Avec le relais de flamme, la cérémonie d’ouverture et le début des épreuves, l’héritage et les questions budgétaires sont néanmoins relégués au second plan par les entrepreneurs de l’olympisme qui mobilisent davantage le registre émotionnel de la fête. On ne peut qu’être frappé, en lisant la presse ou en allumant la télévision, par les innombrables variations sur le thème du patriotisme festif, de la fierté nationale retrouvée ou de la capacité du sport à dépasser les clivages et produire du vivre-ensemble. Intérêts économiques et routines professionnelles conduisent les journalistes à relayer directement ce registre émotionnel qui reproduit presque trait pour trait le cadrage médiatique de la Coupe du monde de football 1998 et ses surinterprétations [20].
Sans minimiser les élans supportéristes que suscitent les JOP, gardons à l’esprit les travaux de Nicolas Mariot sur l’apparente spontanéité des manifestations de liesse collective, et ce qu’elles doivent à des comportements institués, intériorisés, ainsi qu’à des savoir-faire et des techniques de mobilisation des professionnels de l’événementiel [21]. Les fan zones, la distribution de drapeaux et de portraits d’athlètes dans les stades, ou le recrutement de leaders d’ambiance sont autant de dispositifs qui participent à la production des comportements festifs et facilitent leur mise en scène audiovisuelle et médiatique.
Ces images évocatrices servent de support à l’idée d’une conversion généralisée à l’olympisme : « la France » et « les Français » seraient pris aux Jeux. Le rôle des sciences sociales est précisément de mettre en garde contre ces réifications excessives du corps social, et de rappeler que les attitudes à l’égard de l’évènement s’échelonnent de l’adhésion complète à l’indifférence totale [22], en passant par toute la gamme de la distance critique, de l’attention oblique, de l’adhésion critique ou démotivée. Le traitement unanimiste et faiblement critique de l’évènement olympique depuis l’ouverture des compétitions semble à première vue valider l’efficacité du travail de production du consensus engagé par les entrepreneurs de l’olympisme. Il convient néanmoins de rester prudent. La performativité de la rhétorique de l’héritage est largement sujette à caution, et peut même se révéler contre-productive lorsqu’il apparaît que les promesses ne sont pas tenues, alimentant ainsi le désenchantement vis-à-vis des JOP. Quant aux aspects budgétaires, temporairement mis en sourdine, ils ne sont pas à l’abri d’un processus de re-politisation en contexte de tension sur les finances publiques et de divisions politiques. Il appartiendra à de futures recherches d’examiner la trace laissée par cet évènement dans les mémoires collectives. En ce sens, la carrière de Paris 2024 ne fait que commencer : elle reste ouverte à toutes les interprétations et réappropriations.
Pour terminer, signalons l’attribution le 24 juillet des Jeux Olympiques d’hiver 2030 à la France (« sous conditions » de présenter les garanties financières idoines lorsque le prochain gouvernement sera nommé).Ce nouveau projet, porté par Laurent Wauquiez et Renaud Muselier, présidents des conseils régionaux concernés, et soutenu par Emmanuel Macron, a été décidé sans conduire le moindre bilan de Paris 2024. Pire, la réforme des candidatures aux JOP menée par le CIO a conduit à opacifier le processus et reconfiner la décision. Il n’y a donc ni campagne ni dossier public, des projections budgétaires pour le moins floues, aucun élément tangible concernant la prise en compte des impacts environnementaux et, bien sûr, pas de consultation ni de concertation démocratique. Alors que le modèle des Jeux d’hiver traverse une crise profonde, et que les territoires de montagne figurent parmi les plus affectés par le changement climatique, les responsables politiques ont préféré escamoter les procédés les plus élémentaires de production du consensus au profit de négociations feutrées, profitant de l’écrasante présence de Paris 2024 pour esquiver toute confrontation avec le public. Une nouvelle occasion manquée, pour le dire pudiquement, de réfléchir à l’avenir des grands évènements sportifs internationaux.
Alexandre Morteau, « Les Jeux Olympiques et la fabrique du consensus »,
La Vie des idées
, 10 septembre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Les-Jeux-Olympiques-et-la-fabrique-du-consensus
Nota bene :
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[1] Harry H. Hiller et Richard A.Wanner, « Public Opinion in Olympic Cities : From Bidding to Retrospection », Urban Affairs Review, no 5, vol. 54, 2018, p. 962‑993.
[2] Jean-Loup Chappelet, Brenda Kübler-Mabbot, The International Olympic Committee and the Olympic system : the governance of world sport, Londres, Routledge, 2008.
[3] Robert A. Baade, Victor A. Matheson, « Going for the Gold : The Economics of the Olympics », Journal of Economic Perspectives, vol. 30, n°2, 2016, p. 201-218.
[4] Robert Knight Barney, Stephen R. Wenn, Scott G. Martyn, Selling the five rings : the International Olympic Committee and the rise of Olympic commercialism, University of Utah Press, Salt Lake City, 2002.
[5] Helen Lenskyj, Inside the Olympic industry : power, politics, and activism, State University of New York Press, Albany, coll. « SUNY series on sport, culture, and social relations », 2000 ; Jules Boykoff, Activism and the Olympics : dissent at the games in Vancouver and London, Rutgers University Press, New Brunswick, New Jersey, coll. « Critical issues in sport and society », 2014 ; Jules Boykoff, NOlympians : inside the fight against capitalist mega-sports in Los Angeles, Tokyo and beyond, Fernwood Publishing, Halifax ; Winnipeg, 2020.
[6] Jean-Loup Chappelet, « Winter Olympic Referendums : Reasons for Opposition to the Games », The International Journal of the History of Sport, no 13 14, vol. 38, 2021, p. 1369 1384.
[7] John Lauermann, « The declining appeal of mega-events in entrepreneurial cities : From Los Angeles 1984 to Los Angeles 2028 », Environment and Planning C : Politics and Space, vol. 40, no 6, 2022, p. 1203 1218.
[8] Pour des études de cas sur ces villes, nous renvoyons vers : Hugo Bourbillères, William Gasparini, Michel Koebel, « Local protests against the 2024 Olympic Games in European cities : the cases of the Rome, Hamburg, Budapest and Paris 2024 bids », Sport in Society, no 1, vol. 26, 2021, p. 1 26 ; Michel Koebel, « Le référendum manqué des Jeux de Hambourg 2024 », Savoir/Agir, vol. 64, no 1, 2024, p. 91 103 ; William Gasparini, « Des JO de 1960 à la candidature de Rome pour les JOP 2024 : genèse politique de deux formes de contestation », Savoir/Agir, vol. 64, no 1, 2024, p. 77 89 ; Eva Kassens-Noor, John Lauermann, « Mechanisms of policy failure : Boston’s 2024 Olympic bid », Urban Studies, vol. 55, no 15, 2018, p. 3369 3384.
[9] Emmanuel Henry, La fabrique des non-problèmes : ou comment éviter que la politique s’en mêle, Presses de Sciences Po, Paris, 2021.
[10] Jacques Defrance, « La politique de l’apolitisme. Sur l’autonomisation du champ sportif », Politix, vol. 13, no 50, 2000, p. 13 27.
[11] Alexandre Morteau, Le consensus olympique : la construction politique et administrative des grands évènements sportifs internationaux, d’Albertville 1992 à Paris 2024, thèse de doctorat, Paris-Dauphine (PSL), 2022.
[12] Philippe Urfalino, « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue européenne des sciences sociales, XLV 136, 2007, p. 47 70.
[13] Comité International Olympique, Approche stratégique en matière d’héritage. Une stratégie pour l’avenir, Comité International Olympique, Lausanne, 2017, p. 2.
[14] Pour une synthèse récente et exhaustive en français, voir : Hugo Bourbillères, Mathieu Djaballah, « Impacts des grands évènements sportifs internationaux : points de repères et controverses », Management et Organisations du Sport,Vol.6, 2024, p. 1 51.
[15] François Le Yondre, « Sociologie de l’héritage ou ce que la notion d’héritage fait à la sociologie », in Michaël Attali (dir.), Héritage social d’un évènement sportif : enjeux contemporains et analyses scientifiques, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2021, p. 53 68.
[16] Igor Martinache, Olivier Le Noé, « Les Jeux de Paris 2024, une cause sans adversaires ? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no 158, 2023, p. 95 109.
[17] Henri Bergeron, Patrick Castel, et Sophie Dubuisson-Quellier. « Gouverner par les labels. Une comparaison des politiques de l’obésité et de la consommation durable », Gouvernement et action publique, vol.3, n°3, 2014, p. 7-31
[18] Hugo Bourbillères, « Le paradoxe olympique de l’héritage », Savoir/Agir, vol. 64, no 1, 2024, p. 44.
[19] Pierre Moscovici, « La gouvernance financière des Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 », Référé de la Cour des comptes S2021-0766, Paris, 9 avril 2021.
[20] Souanef Karim, « La victoire des “Bleus 98” : de la psychologie populaire dans l’interprétation journalistique », Les usages politiques du football, L’Harmattan, Paris, coll. « Logiques sociales », 2011, p. 55‑82.
[21] Mariot Nicolas, Bains de foule : les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Belin, Paris, coll. « Socio-histoires », 2006.
[22] Hugo Bourbillères, Michel Koebel, « Les processus de contestation dans le cadre des candidatures des villes européennes aux Jeux olympiques et paralympiques 2024 », Movement & Sport Sciences, no 1, vol. 107, 2020, p. 17 29.