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Recension Politique

Dossier : Élections américaines : la tentation conservatrice

Les États-Unis et l’homophobie
Le cas du conservatisme chrétien


par Jennifer Merchant , le 6 novembre 2012
traduit par Kate McNaughton
avec le soutien de Fondation Florence Gould



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Quels liens relient le mouvement chrétien conservateur américain contemporain à l’homophobie ? Se basant sur les textes de l’organisme chrétien Focus on the Family, Ludger Viefhues-Bailey explore le discours du conservatisme chrétien contemporain, en faisant la part du programme politique et de la doctrine religieuse.

Recensé : Ludger H. Viefhues-Bailey, Between a Man and a Woman : Why Conservatives Oppose Same-Sex Marriage, New York, Columbia University Press, 2010, 192 p., 30 $.

Ce livre court mais dense (cinq chapitres) accomplit le but qu’il s’était fixé : celui de révéler la vraie nature du discours du mouvement chrétien conservateur contemporain, qui est un programme politique et pas une doctrine religieuse. L’auteur, Ludger Viefhues-Bailey, se base principalement sur des textes publiés et diffusés par le célèbre organisme clérical pour Chrétiens conservateurs, Focus on the Family (FOF) [1], en les juxtaposant avec les écrits bibliques dont ils s’inspirent souvent, et cherche non seulement à souligner l’absence de lien de causalité entre les deux corpus d’écrits, mais aussi à révéler le mode de pensée politique et culturel que le mouvement chrétien conservateur cherche à véhiculer.

Le fait que cette démonstration soit écrite par un théologien la rend d’autant plus puissante. Ludger Viefhues-Bailey est le co-président de la section philosophie des religions de l’American Academy of Religion, et détient un doctorat en philosophie de l’Université de Harvard. Ancien professeur associé en Méthodes et théories de l’étude de la religion à l’Université de Yale, il est actuellement Professeur distingué de Philosophie, genre et culture à Le Moyne College à Syracuse, New York. Son œuvre explore principalement comment les discours de la religion et de la sexualité se codéterminent, et ses méthodes intègrent des modes d’analyse venant de la philosophie à ceux liés aux études de genre et culture. [2] Il se tourne à présent vers la tâche de retracer comment des normativités religieuses, sexuelles et politiques émergent dans les États-nations laïques modernes ; c’est d’ailleurs le thème central de ce livre. [3]

Dès le départ, l’analyse de Viefhues-Bailey se démarque des tendances académiques existant déjà dans le domaine de la religion et de la politique. À l’opposé des spécialistes qui présentent la rhétorique religieuse comme étant un masque pour l’idéologie politique, ou aux analystes religieux et aux anthropologues, qui examinent la doctrine religieuse en faisant abstraction de l’économie politique, l’auteur, bien qu’il tente de révéler les contours politiques du discours anti-mariage homosexuel de la part de la droite religieuse, insiste sur la nature réciproquement constitutive du politique et du religieux. Il parle même, avec un brin d’humour, d’un « ménage à trois de la sexualité, de la religion et de la politique » (73). Son hypothèse – que l’organisation des genres offerte par le mariage « traditionnel » hétérosexuel reflète les besoins politiques de l’État-nation – le mène à relier les valeurs chrétiennes conservatrices aux intérêts de la classe moyenne américaine : « Je soutiens que les affirmations chrétiennes conservatrices dans les débats actuels sur le mariage et les unions homosexuelles ont de profondes résonances dans l’auto-compréhension du régime politique américain... En particulier, il en va des idéaux d’une masculinité et d’une féminité respectables... la sexualité chrétienne respectable va de pair avec des préoccupations de formation et de préservation de la classe moyenne américaine et de ses intérêts politiques » (67).

Les incohérences des conservateurs

Viefhues-Bailey cherche d’abord à révéler des incohérences dans les références chrétiennes conservatrices à des textes religieux qu’ils utilisent pour justifier leur condamnation à la fois de l’homosexualité et du mariage homosexuel. Il explore de nombreuses juxtapositions de textes bibliques avec des injonctions de FOF, dont certaines méritent d’être soulignées.

La première concerne le sujet des mariages interraciaux et une trop grande dépendance de certains Chrétiens conservateurs sur certaines références bibliques. Pendant tout le 20e siècle, les Chrétiens blancs évangéliques du sud ont toujours été globalement d’accord sur l’idée que la ségrégation était fondée sur la Bible et voulue par Dieu. Pour tous les membres de cette communauté religieuse, il était clair que Dieu était ségrégationniste, et que ce qu’il avait puni à Sodome était le mariage interracial. Selon cette version, cela voulait simplement dire que Dieu souhaitait que chaque race vive séparément, et une conséquence directe était donc que Dieu était un partisan de la ségrégation telle qu’elle était pratiquée depuis l’instauration de Jim Crow. Cette interprétation bénéficiait du soutien de ministres du culte de haut rang tels que Jerry Falwell, mais au fur et à mesure que la ségrégation commença à s’affaiblir à la fin des années 60 et au début des années 70, on cessa d’invoquer cette « vision ». Arrivés au années 80, des ministres tels que Falwell commencèrent même à parler publiquement du fait qu’ils avaient « vu la lumière », et qu’ils entendait « la petite voix de Dieu dans leur cœur » qui leur disait de mettre fin à la séparation obligatoire des Américains blancs et noirs.

Une autre fausse note dans l’utilisation de textes bibliques et théologiques par les Chrétiens conservateurs, et qui est probablement la plus importante, a trait à leurs discussions sur le sexe en soi . Sans surprise, et selon les pamphlets et la prédication de FOF, on enseigne aux jeunes que le sexe ne sert qu’à des fins reproductives, et est donc le motif central du mariage. Viefhues-Bailey conteste sans détour des références à certains textes bibliques qui sont instrumentalisés par le mouvement chrétien conservateur et reproduits par FOF pour justifier sa position, en montrant que cette insistance pourrait aussi être interprétée comme signifiant l’acceptation de la polygamie. En effet, comme le démontre l’auteur, un débat historique intense entre théologiens a existé pendant toute l’histoire de la Chrétienté, et continue à se poursuivre aujourd’hui, en ce qui concerne le sexe en général, et les actes sexuels individuels en particulier. Contrairement à une sanction du mariage pour des motifs de procréation, Saint Augustin, par exemple, soutenait que, si le célibat était bien le mode du vie chrétien idéal, il fallait encourager les Chrétiens à « entrer dans les liens du mariage s’ils avaient besoin de satisfaire leurs désirs sexuels ». Par ailleurs, pour Saint Augustin, la procréation elle-même posait « un problème car elle est liée à l’ordre damné de la nature avant le Christ. » La reproduction n’était donc pas le but du mariage, qui devenait un moyen de rendre ce qui serait sinon un acte immoral (l’acte sexuel) moralement acceptable (69).

Cette approche sera rejetée avec l’arrivée de la Réforme. En se basant, entre autres, sur l’important ouvrage de Mark Jordan, The Ethics of Sex : New Dimensions to Religious Ethics [4], Viefhues-Bailey continue sa discussion sur la nature sélective des références bibliques et théologiques de FOF en montrant qu’« au lieu d’un consensus éternel sur ce qui constitue un mariage chrétien, nous observons plutôt que les Chrétiens… essaient de comprendre les complexités de leurs textes sacrés, de leurs désirs, et de leurs Histoires » (70).

Sauver le corps politique

Les parties les plus convaincantes de ce livre sont dans le chapitre 3 (« America and the State of Respectable Christian Romance », 61-95), surtout dans les sous-chapitres intitulés « Protecting the Body Politic » et « Religion, Respectability, and the Great American Wedding ». En se référant à des œuvres précédentes de Mark Jordan et de Nancy Cott, Viefhues-Bailey explore avec dextérité les liens et les parallèles entre le mariage comme entreprise nationale et le mariage comme entreprise sacrée. Du point de vue de l’État-nation, la construction du mariage romantique moderne sert de nombreuses fins étatiques, dont l’une des moindres n’est pas le fait d’allier une « romance » au potentiel déstabilisant – dans laquelle des individus forment des couples selon des vecteurs incontrôlables de désir personnel – à une « respectabilité » restabilisante, tout cela dans un processus qui préserve les mythes nationaux de liberté tout en assurant la perpétuation d’un ordre social stable.

L’auteur avance que cette tension entre les deux éléments – la liberté de l’individu d’une part, et le besoin de stabilité au sein de l’État-nation de l’autre – est également un élément central de la « soumission » chrétienne devant Dieu, dans laquelle l’identité normative, en particulier l’identité masculine, est située entre le besoin d’occuper le rôle dominant dans la famille et celui de se soumettre gracieusement à Dieu. D’ailleurs, Viefhues-Bailey soutient avec à-propos que la diffamation des hommes homosexuels, qui en fait des prédateurs, des pédophiles et des obsédés sexuels, sert à préserver les idéaux protestants en termes de sexe et de genre comme incarnations du raffinement, de la bienséance et de la stabilité sociale. De ce fait, si les conservateurs venaient à sanctionner les mariages homosexuels, cela déstabiliserait l’hétéronormativité chrétienne en tant que modèle idéal de sexe et de genre pour la nation américaine « civilisée ».

Viefhues-Bailey avance donc que les normes sexuelles protestantes contribuent à situer l’Amérique comme un pays explicitement chrétien. Pour illustrer sa thèse, l’auteur soutient que « les Catholiques ont toujours admiré le célibat, et les Mormons ont approuvé la polygamie, les Protestants américains ont dans leur grande majorité valorisé le mariage hétérosexuel monogame comme idéal sexuel... Les fonctionnaires américains ont rapidement cru que les immigrants issus de groupes qu’ils considéraient comme inférieurs racialement (tels que les juifs et les asiatiques) étaient incapables de créer les « vrais » liens romantiques qui définissaient le mariage chrétien » (74).

Une masculinité américaine normative

Les arguments finaux de Viefhues-Bailey sont tout à fait convaincants et constituent une critique puissante, non seulement du discours homophobe de FOF, mais aussi de la domination de valeurs soutenues par la normativité de la classe moyenne américaine. En effet, à travers la figure du héros de football « all-American » (« tout-américain ») (ou tout autre héros sportif, soit dit en passant), l’auteur relie l’icône de la masculinité normative américaine au discours chrétien conservateur sur les maux de l’homosexualité, surtout entre hommes. L’auteur va encore plus loin, et relie fermement ces figures d’une masculinité de classe moyenne respectable à la fois à l’Amérique de classe moyenne et aux stratégies du mouvement chrétien conservateur pour augmenter son pouvoir. En effet, « la stratégie de Focus, qui consiste à définir la masculinité normative américaine en rejetant les homosexuels ‘efféminés’ et en incluant en parallèle une agression masculine dangereuse et supposée naturelle, ne s’oppose pas du tout à la culture dominante… elle est profondément liée aux conceptions de la classe moyenne sur comment produire un pouvoir masculin (blanc, respectable) » (140).

Ainsi, l’auteur pousse plus loin l’œuvre pionnière de Nancy Cott sur le mariage et l’État-nation. Loin d’être inspirée par des textes religieux ou documentée par une recherche historique, la plateforme des Chrétiens conservateurs concernant l’homosexualité et le mariages homosexuel se fonde plutôt sur des stratégies politiques qui recyclent des stéréotypes profondément ancrés dans les esprits. Bien plus, et comme le révèle la démonstration de l’auteur du début à la fin, le discours des Chrétiens conservateurs sur l’homosexualité et le mariage homosexuel contribue à la survie même de l’État-nation américain, et s’intègre donc parfaitement aux intérêts du gouvernement fédéral américain et de la plupart des gouvernements d’État, qui ont défini devant la loi le mariage comme étant entre un homme et une femme. [5]

Ceci étant dit, ce livre contient quelques passages douteux, dont le plus problématique est probablement un passage relativement faible sur les femmes et les lesbiennes. L’analyse des garçons et hommes chrétiens conservateurs comme faisant face à un dilemme puisque, comme l’auteur le démontre, ils doivent s’affirmer comme chefs de famille tout en se soumettant à Dieu (sous-chapitre « Between Scylla and Charybdis », 108-109) est compréhensible, mais pas entièrement convaincant, surtout étant donné qu’il est suivi par un autre passage (« Submission and the Crisis of Christian Womanhood », 110-112), qui avance essentiellement la thèse d’une même existence confrontée par un dilemme, et laisse ainsi le lecteur sans idée claire de la distinction que l’auteur cherche à établir entre le comportement normatif attendu de la part des hommes et des femmes.

Par ailleurs, il faut aussi souligner certains points douteux d’analyse comparative. Cette lectrice a eu du mal à saisir l’intérêt de souligner la fusion de la religion et du nationalisme au Sri Lanka, et de même était intriguée par le manque de référence aux ponts établis entre les développements de l’auteur et ceux des poststructuralistes comme, par exemple, Judith Butler. Viefhues-Bailey parle bien à un moment de « résonances étonnantes » avec Judith Butler, et les lecteurs ayant un penchant théorique pourraient déplorer cette « surprise », étant donné que ses méthodes et ses conclusions sont tout à fait en accord avec les thèses de Butler (128).

Mis à part ces imperfections, le livre de Viefhues-Bailey participe à discréditer d’une manière réservée mais puissante l’homophobie en général et les stéréotypes absurdes de FOF en particulier. L’auteur avance que des « nouveaux outils exégétiques » pour les textes bibliques ne peuvent pas, seuls, discréditer l’homophobie (40) ; ce qui peut en fin de compte accomplir ce but sont de nouvelles pratiques de lectures créées par un changement social et culturel. Bien que le livre de Viefhues-Bailey ne propose pas un projet concret de changement social, il en constitue un élément actif .

par Jennifer Merchant, le 6 novembre 2012

Pour citer cet article :

Jennifer Merchant, « Les États-Unis et l’homophobie. Le cas du conservatisme chrétien », La Vie des idées , 6 novembre 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Les-Etats-Unis-et-l-homophobie

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Notes

[1L’auteur justifie son choix d’analyser des textes de FOF comme étant particulièrement représentatifs du mouvement chrétien conservateur – plutôt que, par exemple, des confessions évangéliques afro-américaines, qui ont des perspectives politiques et des contextes socio-économiques complètement différents – en évoquant les raisons suivantes : les Chrétiens conservateurs soutiennent un renouveau religieux et politique de l’Amérique et de la Chrétienté, parlent de la vérité sans faille de la Bible, et appellent au salut personnel et à l’évangélisme pour tous. Pour l’auteur, Focus on the Family représente ainsi un véhicule charismatique et médiatisé de ces visions.

[2Dont découle son premier livre, Beyond the Philosopher’s Fear. A Cavellian Reading of Gender, Origin, and Religion in Modern Skepticism (Ashgate, 2007).

[3Son prochain livre, à paraître, traite du même sujet et s’intitule No Separation. How Religion Makes the Secular Nation State.

[4Malden, Massachusetts, Blackwell Publishers, 2001.

[5Des cinquante États, neuf interdisent le mariage homosexuel par la loi, et trente l’interdisent dans leur constitution ; six États autorisent le mariage homosexuel ; deux États reconnaissent les mariages homosexuels exécutés exclusivement dans d’autres juridictions ; des lois qui rendraient légal le mariage homosexuel dans le Washington et le Maryland furent approuvées en 2012, mais chacune sera sujette à un référendum lors des élections de novembre 2012 ; le Maine votera aussi en novembre sur une initiative pour établir le mariage homosexuel.

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