Les perceptions contradictoires de la contagion
Alors que le décompte officiel de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) fait état au 19 novembre 2014 de 15145 cas, dont 5420 décès, l’épidémie de la maladie à virus Ebola qui sévit actuellement en Afrique de l’Ouest fait resurgir les peurs ancestrales de contagion qui ponctuent l’histoire de l’humanité. L’absence de traitement, la létalité importante (environ 50% en moyenne sur toutes les épidémies depuis 1976), les symptômes effrayants de la fièvre hémorragique, la contagion élevée par contact avec les malades présentant des symptômes, l’extension de la maladie au-delà du Liberia, de la Sierra Leone et de la Guinée, les trois pays touchés depuis l’hiver 2014 (un cas au Mali, un au Sénégal, 19 au Nigeria), ont déclenché nombre de réactions angoissées face à la menace d’une épidémie mondiale [1]. Le rapatriement de personnes atteintes de la maladie dans les pays occidentaux, combiné à l’apparition de cas de contagion autochtone (deux cas aux États-Unis et un cas en Espagne chez des professionnels de santé s’étant occupés d’un malade rapatrié), a assuré un traitement médiatique anxiogène.
La particularité de cette épidémie d’Ebola est en effet son ampleur. Elle a déjà causé presque quatre fois plus de morts que toutes les épidémies précédentes [2], car elle s’est développée, à partir de décembre 2013, dans une région de Guinée (limitrophe du Liberia et de la Sierra Leone) où la mobilité humaine est forte, ce qui a permis sa diffusion jusque dans les zones urbaines et les capitales des pays. Auparavant, depuis l’identification du virus en 1976 dans ce qui était alors le Zaïre, les épidémies avaient toujours eu lieu en Afrique centrale, dans des zones forestières enclavées, ce qui limitait la diffusion du virus et facilitait le contrôle sanitaire. Les épidémies les plus récentes en RDC (2007, 2008, 2012) et en Ouganda (2000, 2007, 2011-2012) ont ainsi été rapidement circonscrites [3].
Pourtant, l’intérêt des médias occidentaux n’a véritablement été suscité qu’en août 2014, lorsque l’OMS a déclaré le virus Ebola une « urgence de santé publique de portée mondiale » (après plus de 900 décès), et lorsque deux médecins américains malades ont été rapatriés aux États-Unis. Les représentations de la maladie dans les médias occidentaux oscillent depuis entre deux pôles. Les médias présentent d’un côté la diffusion du virus en Afrique comme liée principalement à des pratiques « traditionnelles » qui n’auraient pas cours dans les pays développés, minimisant ainsi les risques de contagion. Par exemple, l’accent est mis sur le contact avec les morts lors des enterrements, et avec des malades que l’on soigne soi-même, les malades présentant des symptômes et les corps des défunts ayant des charges virales extrêmement élevées [4]. Ces pratiques sont supposées proprement africaines – comme si en Occident, les proches n’avaient jamais accès aux corps des morts à l’hôpital ou dans les chambres mortuaires, ceux-ci n’étaient pas préparés pour l’enterrement/la crémation, ou encore, si un enfant ou un parent est malade, il n’était pas question de le toucher ou de le prendre dans ses bras... Mais d’un autre côté, comme pour contrebalancer cet hybris sécuritaire (sentiment de sécurité ancré dans une croyance en sa supériorité qui permet une mise à distance), les représentations médiatiques jouent sur la peur de la contagion, ignorant ou feignant d’ignorer que toute épidémie serait vraisemblablement contrôlée dans les pays du Nord grâce à des systèmes de soins solides. Cette présentation médiatique, qui alterne entre hybris sécuritaire et némésis catastrophiste (peur d’une épidémie vengeresse que rien ne pourrait arrêter), révèle les ambiguïtés de la gestion internationale de l’épidémie. Elle reflète le cadrage dominant en termes sécuritaires, au sein duquel l’épidémie constitue une menace, face à laquelle on se sent soit vulnérable, soit protégé.
Une réponse internationale traditionnelle en termes de sécurité
Le 18 septembre 2014, le Conseil de Sécurité des Nations Unies adopte à l’unanimité une résolution déclarant l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest une menace pour la sécurité et la paix internationale et appelant à des efforts internationaux urgents pour la contenir. Cette résolution a été co-sponsorisée par 134 pays, un soutien d’une ampleur unique. Il est rare que le Conseil de Sécurité se saisisse d’une question sanitaire – le seul précédent date de 2000, et concerne la pandémie du Vih/Sida. Cette résolution du Conseil de Sécurité des Nations Unies, et le cadrage sécuritaire, permettent de faire de l’épidémie Ebola une priorité internationale, d’attirer l’attention, et d’espérer ainsi mobiliser des moyens importants.
Néanmoins, la conception des épidémies comme des menaces pour la sécurité des États n’a rien de nouveau, elle est même un moteur puissant de coopération intergouvernementale. Les premiers systèmes de mise en quarantaine des navires afin d’éviter la propagation des maladies infectieuses comme la peste sont adoptés dès le XIVe siècle. Dans les années 1830-1840, la création des Conseils Sanitaires de Constantinople, d’Alexandrie et de Tanger transforme la Méditerranée en zone de contrôle des épidémies de choléra en provenance des Indes. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’expansion du commerce international rend nécessaire un approfondissement des mesures de protection, donnant naissance aux premières conventions sanitaires internationales. Celles-ci seront consolidées en 1951, dans un règlement sanitaire international (RSI) adopté sous l’égide de l’OMS. Révisé en 1969 puis en 2005 (à la suite de l’épidémie de SRAS de 2003) il vise à « prévenir la propagation internationale des maladies, à s’en protéger, à la maîtriser et à y réagir par une action de santé publique proportionnée et limitée aux risques qu’elle présente pour la santé publique, en évitant de créer des entraves inutiles au trafic et au commerce internationaux ». Pour cela, les États doivent mettre en place des mécanismes de surveillance, des points de contact avec l’OMS, s’engagent à rapporter les événements de santé publique, etc.
Afin de répondre à la menace sécuritaire représentée par la diffusion du virus Ebola, les États prennent différentes mesures. Le recours à des moyens militaires tout d’abord, demandés notamment par les ONG en première ligne sur le terrain comme MSF : les États-Unis envoient 3000 soldats au Libéria, la Chine vient d’annoncer qu’elle y envoie une unité d’élite de son armée. Les moyens sanitaires exceptionnels sont également de mise, que ce soit avec la création de « centres de traitements » au Libéria, en Guinée et en Sierra Leone, où l’accent est avant tout mis sur la mise en quarantaine et non sur le soin (comme dans un hôpital), avec l’organisation d’un confinement de la population pendant trois jours en septembre dans la Sierra Leone afin de repérer les malades, ou avec l’organisation de contrôles sanitaires dans l’espace public et à la sortie ou l’entrée des territoires (prise de température, questionnaire, etc.). Lors de l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) en 2003, la Chine avait déjà pris des mesures exceptionnelles tenues plus ou moins secrètes et rendues possibles par son régime autoritaire : très nombreux centres de quarantaine construits en quelques jours, confinement forcé des personnes suspectées d’être malades, etc. [5]. Enfin, pour de nombreux États, la réponse est encore plus simple : la fermeture des frontières et le contrôle de la circulation des populations. Le Canada et l’Australie ont ainsi pris la décision de ne plus délivrer de visa aux ressortissants des pays les plus touchés par le virus Ebola. Les débats font rage aux États-Unis pour savoir si les volontaires se rendant dans les pays affectés doivent être confinés à leur retour, ou même si les vols en destination de l’Afrique de l’Ouest doivent être maintenus. Certains pays africains refusent que de l’aide ou du matériel à destination des pays touchés par l’épidémie transite sur leur sol, ou que les volontaires des ONG viennent s’y reposer [6]. Seul le Ghana permet un pont aérien depuis son territoire.
Ces mesures de fermeture des frontières et de limitation des flux sont des réponses traditionnelles, que certains États adoptent en ordre dispersé, mais qui restent contrebalancées par des préoccupations concernant le maintien de l’ordre (ne pas encourager les réflexes de panique) et les intérêts commerciaux (ne pas bloquer les échanges). Ce sont ces mêmes préoccupations qui avaient permis l’adoption des premières conventions sanitaires internationales. Le gouvernement américain s’attache ainsi à réaffirmer auprès de l’opinion publique et du Congrès (où certains parlementaires appellent à une interdiction de circulation depuis/vers la zone affectée) que la fermeture des frontières, en plus d’être illusoire, serait néfaste pour lutter contre l’épidémie puisqu’elle compliquerait l’acheminement de l’aide en Afrique de l’Ouest. Toutes les études menées après des interdictions de vols prolongées (après le 11 septembre 2001, lors des épidémies de SRAS et de H1N1), ont en effet montré qu’au mieux les épidémies (de grippe, en l’occurrence) étaient simplement retardées de quelques semaines.
Les carences de la mobilisation internationale et de l’aide au développement sanitaire
Si les réactions des États face à la menace représentée par le virus Ebola peuvent sembler au premier abord très classiques et peu différentes de ce que l’on observe à chaque épidémie depuis la fin du Moyen-Âge, plusieurs éléments étonnent. Pourquoi n’a-t-on pas entendu parler du règlement sanitaire international, censé réguler ce genre d’épidémie et harmoniser les réponses ? Ensuite, pourquoi la réaction a-t-elle été si tardive et d’ampleur insuffisante pour endiguer rapidement la progression de l’épidémie ? L’OMS a déclaré l’état d’urgence en août seulement, la résolution du Conseil de sécurité date de septembre, et les moyens peinaient encore à être rassemblés fin octobre, alors que les premiers cas en Guinée datent de décembre 2013, et que l’épidémie a été déclarée en Sierra Leone et au Liberia dès mars 2014. La communauté internationale est-elle si peu capable d’innovation qu’elle doive s’en remettre à un « partage colonial des tâches » — l’idée que la Grande-Bretagne intervient en priorité en Sierra Leone et la France en Guinée, leurs anciennes colonies, tandis que les États-Unis concentrent leur attention sur le Liberia, pays fondé pour y installer des esclaves affranchis en provenance des États-Unis ? En outre, depuis l’épidémie de SRAS en 2003, puis les inquiétudes liées à la grippe aviaire (H1N1, H5N1) et au bioterrorisme, le monde n’est-il pas obnubilé par la possibilité d’une pandémie de grande ampleur ?
L’épidémie d’Ebola agit en fait comme un révélateur de deux grandes insuffisances des politiques de santé mondiale : dans le domaine de la recherche de traitements pour des maladies « non rentables » (malgré une certaine attention dans la lutte contre le bioterrorisme) et, surtout, dans le domaine du renforcement des systèmes de santé.
Le renforcement des systèmes de santé, domaine ignoré et problème occulté
Une réponse en termes de sécurité (mobilisation de moyens militaires, prise de mesures d’exception, confinement, fermeture – partielle – des frontières) ne peut pas pallier le manque de moyens structurels. L’aide internationale n’est pas « en retard » de quelques mois seulement, elle l’est de plusieurs années, voire de plusieurs décennies. Une réponse adéquate nécessite en effet la construction de systèmes de santé nationaux fonctionnels. Or les pays touchés en premier manquent d’infrastructures et de personnel médical. D’après l’OMS, au Liberia par exemple, on ne compte que 0,1 médecin pour 10 000 habitants, soit moins de 50 médecins pour l’ensemble de la population (soit bien en dessous de la moyenne régionale de 2,6 médecins pour 10 000 habitants [7]). Or le renforcement des systèmes de santé reste un domaine négligé des politiques de santé internationales, qui concentrent leurs efforts sur l’apport de solutions rapides et visibles, dans un souci d’efficacité immédiatement mesurable. Cela conduit à une approche centrée sur des maladies spécifiques, ou sur la fourniture de traitements, comme par exemple dans le cas des « trois grandes maladies » (le sida, la tuberculose, le paludisme), qui ont attiré l’attention depuis les années 2000. Ces efforts ciblés sont nécessaires, mais ne peuvent remplacer la mise en place de systèmes de santé organisés autour d’hôpitaux, de centres de soins, de systèmes d’approvisionnement de médicaments et de matériel médical, de personnel médical formé... Des efforts ont été faits en ce sens, comme le montre la création de volets « renforcement des systèmes de santé » dans les financements du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Mais ils restent insuffisants, car leur mise en place nécessite un travail multisectoriel, prenant en compte par exemple la mise en place de systèmes de protection sociale, l’éducation, les efforts pour limiter la « fuite des cerveaux » médicaux (etc.), et qui s’effectue sur un temps très long. Au Liberia et en Sierra Leone, l’expansion de l’épidémie d’Ebola marque également l’échec des stratégies de reconstruction post-conflit menées par la communauté internationale.
Ce débat sur la faillite de l’aide internationale au développement, qui n’a pas permis de construire des systèmes de santé adéquats dans les pays bénéficiaires, est largement mis de côté au profit du problème de l’absence de traitement. Cette focalisation sur la recherche d’un traitement, et en particulier d’un vaccin, est liée à une vision techniciste des politiques de santé internationales, qui trouve notamment ses origines dans la période coloniale [8]. Cette approche est centrée sur la recherche d’une « magic bullet », un médicament-miracle qui permet des interventions sanitaires verticales, ciblées, ne prenant pas en compte le contexte social. Elle s’inscrit également dans un mouvement de « pharmaceuticalisation » de la santé mondiale qui préconise des politiques tournées vers le médicament [9]. En outre, le continent africain est devenu depuis la pandémie du Vih/Sida un territoire de recherche compétitif pour une variété d’acteurs biomédicaux (laboratoires pharmaceutiques, agences scientifiques etc.) qui y mènent de nombreux essais cliniques [10]. La recherche d’un traitement spécifique, en plus d’être profitable en cas de succès, bénéficie donc de procédures et de capacités techniques prêtes à l’emploi. Sa mise au point serait bénéfique pour la lutte contre le virus, mais le débat sur les traitements expérimentaux et l’accélération du développement d’un vaccin contribuent à masquer deux autres problèmes cruciaux : l’accessibilité à des soins de base reste indispensable dans le traitement du virus, et la préparation à une épidémie d’Ebola dans le cadre d’une attaque bio-terroriste s’est avérée largement inopérante.
En l’absence de traitement spécifique contre le virus Ebola, les meilleures chances de guérison reposent en effet sur l’accès à des soins médicaux de base et à des infrastructures fonctionnelles, dispositifs qui sont accessibles dans les pays occidentaux. Par exemple, les malades sont souvent extrêmement déshydratés et il faut disposer du matériel pour administrer des liquides par voie intraveineuse ou de solutions pour réhydratation par voie orale. Si le taux de mortalité est de plus de 50% en moyenne dans les pays touchés par les différentes épidémies d’Ebola, on ne sait rien de la mortalité dans un contexte de système de santé performant. Paul Farmer, médecin et anthropologue américain, émet ainsi l’hypothèse, dans un article de la London Review of Books, que dans les conditions hospitalières des pays développés la mortalité pourrait n’être que de 10% [11]. La recherche d’un traitement spécifique ne doit évidemment pas être négligée, mais beaucoup peut être fait même en l’état actuel des connaissances en améliorant les protocoles de soins et en renforçant les capacités de base. Rappelons-nous par exemple que dans le cas du choléra, l’existence d’un vaccin ne remplace pas des mesures classiques de réhydratation (80% des cas peuvent être guéris en administrant rapidement les sels de réhydratation orale).
Malgré l’accélération du développement d’un traitement spécifique (vaccins, sérums, antiviraux), rien n’est sûr quant à sa disponibilité dans un futur proche : les deux candidats vaccins les plus prometteurs n’entrent actuellement que dans la phase 1 de développement, et le groupe pharmaceutique GSK a annoncé que dans le meilleur des cas son vaccin ne serait pas disponible avant 2016. L’absence de marché pour la maladie à virus Ebola explique en partie que depuis 1976 aucun traitement spécifique n’ait été développé : seuls de petits groupes de population non solvables (entre une dizaine et quatre cents cas environ lors des épidémies précédentes) étaient affectés par la maladie. Le manque d’incitation à la recherche de traitement pour les maladies dites négligées (cécité des rivières, trachome, etc.) par la recherche pharmaceutique a donné lieu depuis les années 2000 à la création de partenariats public-privé censés pallier ce problème pour les maladies touchant un nombre important de personnes, mais ce n’est pas le cas de la maladie à virus Ebola.
Néanmoins, la maladie à virus Ebola n’est pas une maladie négligée comme une autre, notamment parce qu’elle a fait l’objet d’une certaine attention dans le cadre de programmes de lutte contre le terrorisme. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 et les attaques à l’anthrax la semaine suivante (des enveloppes contaminées au bacille de charbon envoyées à des médias et des sénateurs américains), la lutte contre le bioterrorisme s’est accrue. Les virus causant des fièvres hémorragiques (Ebola, mais aussi le virus de Marburg) sont sur la liste des agents infectieux contre lesquels le monde doit se protéger. Des programmes de recherche et des plans de préparation sont élaborés. Mais ceux-ci se concentrent sur une approche en terme de réponse à une attaque ciblée et ponctuelle sur les pays occidentaux. La communauté internationale n’aurait pas dû être prise au dépourvu par le déclenchement de l’épidémie d’Ebola, mais les scénarios envisagés dans le cadre de la lutte antiterroriste n’étaient pas les bons. La conception de l’épidémie d’Ebola dans des termes sécuritaires conduit à mettre en place des actions qui ignorent la nécessité de se préoccuper des infrastructures sanitaires de base, de la construction de systèmes de santé performants à l’échelle mondiale. Comme s’il y avait une déconnexion entre les nécessités de la « sécurité » et celle des « capacités de base ».
L’OMS, coupable idéal ?
Les critiques sur les insuffisances de la réponse à l’épidémie d’Ebola se concentrent actuellement sur l’Organisation Mondiale de la Santé. Celle-ci est en effet « l’autorité directrice et coordinatrice » dans le domaine de la santé mondiale. Alors que l’organisation est déjà sous le feu des projecteurs, un rapport interne a en effet fuité mi-octobre, dans lequel l’organisation relevait un certain nombre de manquements, se transformant ainsi elle-même en coupable idéal. Et il est vrai que les carences dans la gestion de l’épidémie ne manquent pas.
Principale défaillance : la déclaration trop tardive de l’épidémie et de la situation d’urgence. Le premier cas apparaît en décembre 2013 en Guinée, mais n’est pas identifié comme tel à ce moment-là. L’OMS ne reçoit un premier rapport sur un cas d’Ebola en Guinée que le 22 mars 2014. Fin mars la flambée épidémique est officiellement déclarée en Guinée et au Liberia, et MSF commence ses interventions dans le pays. Début avril 2014 MSF décrit cette épidémie comme « sans précédent » et avertit l’OMS qu’elle est différente des précédentes, avec un potentiel d’extension, sans effets – un porte-parole de l’OMS décrit alors l’épidémie comme « toujours relativement restreinte ». Les premiers cas en Sierra Leone sont rapportés fin mai par l’OMS. MSF lance une alerte sur l’épidémie « hors de contrôle » le 21 juin 2014, mais l’OMS ne déclare l’épidémie en Sierra Leone et au Liberia « sérieuse » (77 cas et 19 morts confirmés à l’époque) qu’un mois plus tard, le 18 juillet, avant de la déclarer « urgence de santé publique de portée mondiale » le 8 août. Une semaine plus tard, elle explique que le nombre de cas a largement été sous-estimé depuis le début de l’épidémie. Plusieurs facteurs expliquent cette réaction tardive.
Tout d’abord, les mécanismes prévus par le règlement sanitaire international (RSI) n’ont pas fonctionné. Adopté en 2005, entré en vigueur en 2007, le RSI prévoit notamment la marche à suivre pour prévenir et agir contre les épidémies. Mais en 2013, sur les 194 Etats membres de l’OMS, plus de la moitié (109) avaient demandé une prolongation pour mettre en place leurs capacités de base. Or la mise en place d’un système de surveillance des épidémies est inséparable de la construction d’un système de santé performant. Ensuite, des manquements sont relevés dans la gestion par les bureaux locaux de l’OMS et son bureau régional en Afrique (blocage des visas pour des experts, non transmission des cas au siège à Genève, pas d’organisation de réunion régionale immédiatement, etc.). D’après le rapport interne, ce n’est qu’en juin que Margaret Chan, la Directrice Générale de l’OMS, reçoit des informations sur les défaillances de l’organisation. Les experts cités critiquent le fonctionnement du bureau pour l’Afrique de l’OMS, où les nominations se font davantage sur une base « politique » qu’en fonction des besoins et des compétences requises [12]. La structure régionale de l’OMS, qui répond à une logique politique héritée de l’histoire (préserver l’organisation sanitaire pan-américaine, devenue bureau régional de l’OMS pour les Amériques), est régulièrement pointée comme l’une des faiblesses de l’organisation.
Le précédent désastreux de l’épidémie de H1N1 a également pu jouer : en 2009, la gestion de cette crise sanitaire par l’OMS a été fortement contestée. La qualification de « pandémie » décidée – trop – rapidement par l’OMS a provoqué l’achat par les États de millions de doses de vaccins finalement inutiles, et les rapports d’enquête ultérieurs ont mis en évidence le manque de transparence et la mauvaise gestion des conflits d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique, jetant la suspicion sur l’organisation.
Enfin, l’OMS est confronté à des restrictions budgétaires et à de nouvelles priorités fixées par les États membres, à savoir la lutte contre les maladies non-transmissibles, comme les maladies cardiovasculaires. Ainsi, le budget-programme 2014-2015 (établi et voté en mai 2013 par les Etats membres) prévoit une augmentation du budget de 20% pour les maladies non-transmissibles. En revanche, les besoins pour les « interventions en cas d’épidémies ou de crises » ont connu une diminution de leur financement de plus de 50% par rapport au précédent budget 2012-2013, passant de 469 à 228 millions de dollars. L’idée étant que, face à la difficulté de prévoir les besoins financiers liés à une épidémie, l’OMS se tournerait vers ses États membres pour des financements extraordinaires si besoin. Par ailleurs, l’OMS se centrerait davantage sur la formation des capacités nationales de lutte contre les épidémies, au sein des pays. L’enveloppe consacrée à cette activité augmente effectivement de 32%, soit de 62 millions de dollars, ce qui est finalement peu... D’autant qu’au total, si l’on compare la baisse des financements consacrés aux interventions d’urgence en cas d’épidémies ou de crises (-241 millions) à la hausse des budgets consacrés aux systèmes de santé et à la « préparation, surveillance et intervention » (+69 et +62 = +131 millions), on a bien une diminution globale de 110 millions de dollars auparavant alloués à la lutte contre les crises sanitaires et les épidémies [13]. Les contributions budgétaires et les priorités de l’organisation sont fixées par les États membres de l’OMS, qui dispose ensuite d’une marge de manœuvre limitée (et d’autant plus limitée que près de 80% du budget de l’organisation provient de contributions « volontaires » de la part des États membres, c’est-à-dire alloué à un programme spécifique ; le Secrétariat ne contrôle donc l’allocation que de 20% du budget de l’organisation, dit budget « ordinaire »). En cas de crise sanitaire, l’OMS doit donc aller quémander auprès de ses membres.
Cette diminution des moyens explique également l’ampleur restreinte de la réponse apportée par l’OMS, qui n’a ni les ressources ni la flexibilité nécessaire pour répondre à une telle crise. Nul doute qu’un rapport sera publié dans plusieurs mois mettant en lumière certaines défaillances de l’organisation. Mais en sera-t-il de même avec les manquements des États membres ? Il y a fort à en douter, alors que fin octobre, seulement 40% environ des fonds promis à l’ONU pour lutter contre l’épidémie auraient été reçus.
Conclusion
Depuis le 10 novembre, MSF rapporte une baisse du nombre de patients atteints du virus Ebola dans ses centres au Liberia, où l’état d’urgence a été levé, sans que l’on sache pour le moment s’il s’agit d’une baisse temporaire ou permanente, et si l’épidémie est sur le point d’être contenue – mais pas terminée : des cas et des morts continueront à se produire en Afrique de l’Ouest, au moins dans les prochains mois (si le Sénégal a rouvert ses frontières avec les pays touchés, le Mali vient lui de connaître ses premiers cas mortels). L’épidémie d’Ebola a révélé l’état des systèmes sanitaires nationaux, et les lacunes de l’aide sanitaire internationale, symbolisées par les efforts du Secrétaire Général des Nations Unies, Ban Ki-Moon, pour rappeler aux États-membres leurs engagements financiers. La communauté internationale a notamment été incapable de mettre en place des actions de long terme, et à apprendre des précédentes épidémies. Les actions menées actuellement sont souvent présentées comme inévitables : gérer avant tout la contagion en établissant des centres de traitements centrés davantage sur le confinement que sur le soin, ou en fermant au moins partiellement des frontières ; traiter en priorité les soignants internationaux afin d’assurer la pérennité de l’aide envers les populations touchées ; avoir recours aux pays « du Nord » ayant les liens les plus forts avec les pays « du Sud », et donc susceptibles d’être les plus efficaces rapidement ; se focaliser sur la recherche d’un vaccin. Mais de telles actions ne sont que les conséquences d’un manque de solidarité internationale de long terme, pour pallier au manque d’infrastructures sanitaires fondamentales dans des pays très pauvres. Maladies et épidémies ont toujours été de puissants révélateurs des tensions et fractures sociales. On peut toutefois émettre l’espoir que, tout comme lorsque que dans l’Europe du XIXe siècle, leur combinaison avec des bouleversements sociaux et politiques a permis l’accélération de processus de réformes sanitaires et sociales, l’épidémie de maladie à virus Ebola actuelle constitue une opportunité pour faire de même à l’échelle mondiale.