Entre les années 1910 et 1930, les avant-gardes allemandes se sont attelées à inventer une “religion de l’art”, aux formes variées. Il s’agissait d’inscrire l’art, selon l’historienne de l’art Maria Stavrinaki, dans l’espace social privé de centre qu’est la démocratie moderne.
La question qui traverse le livre de l’historienne de l’art Maria Stavrinaki n’est pas immédiatement lisible dans son titre ; elle consiste à saisir la composante religieuse des avant-gardes allemandes par le recueil de huit essais écrits entre 2002 et 2012.
Partout en Europe, les avant-gardes – c’est-à-dire les artistes et mouvements qui ont radicalement réorienté la pratique et la pensée de l’art de la veille de la Première guerre mondiale à la veille de la Seconde (expressionnistes, dadaïstes, constructivistes, etc.) – ont eu recours à une « rupture critique des procédés formels hérités », rupture qui coïncidait en particulier avec la « dissolution de la force intégratrice de la religion » (p. 11). La contestation du répertoire de sujets bibliques et de la sphère de représentations qui y était associée est un des ressorts de la formation de l’art moderne au XIXe siècle, et à l’origine de tensions vécues par des artistes qui, à l’instar de Mondrian, ont dû constater que la compensation de cette perte, c’est-à-dire la volonté de recréer un langage commun, était difficilement à la portée de l’individu seul. Mais la perte d’une telle fondation n’en a pas pour autant coupé l’art de la question religieuse : va précisément se jouer, au sein des avant-gardes, la réinvention d’une religion (de l’art), d’une transcendance, d’une sacralité. Cette religion de l’art revêt toutefois un sens et un rapport au temps différents en fonction des cas, et l’auteure situe par exemple aux pôles opposés le fantasme d’une sortie de l’histoire chez certains artistes expressionnistes et la revendication d’une « immanence grosse de transcendance » chez les dadaïstes.
Renversement de l’Incarnation
L’hypothèse du livre est énoncée très clairement : la religion de l’art qui succède à la dissolution du christianisme s’en est approprié le dogme central, celui de l’Incarnation, en le renversant : « organon spirituel par excellence, l’art pouvait promettre un salut immédiat grâce à son support sensible » (p. 12). Renverser l’Incarnation, c’est faire en sorte que l’art devienne médiation, par sa nature sensible, d’un contenu spirituel qu’il s’agit, à chaque fois, de déterminer.
Le choix de l’Allemagne pour terrain d’étude donne au problème une importance particulière : les avant-gardes allemandes naissent en effet sur le terreau du romantisme qui, déjà, avait rejeté l’idée de l’art comme illustration artificielle, au moyen d’un répertoire de thèmes, de figures bibliques et de symboles, d’une religion déjà constituée. Il n’était plus question de montrer l’autre monde sous les traits du monde visible, mais de « révéler » cet autre monde, cette religion que Philipp Otto Runge, cité par M. Stavrinaki, concevait comme plus « légère », plus « aérienne » que tous les christianismes du passé. Franz Marc hérite notamment de Runge l’idée que l’art ne doit pas être le « fruit » d’une religion, le christianisme, mais le « germe » d’une religion nouvelle (p. 19). L’auteure resitue ainsi les événements, les courants et les protagonistes étudiés (Franz Marc, Max Beckmann, Hugo Ball, Hannah Höch, etc.) dans une histoire plus longue de la culture allemande, explique par exemple l’importance de Novalis pour des individus comme Walter Gropius ou Hugo Ball.
En héritant du dogme de l’Incarnation, pourtant, les avant-gardes en ont aussi hérité les apories : comment concilier les deux natures de l’art, matérielle et spirituelle ? C’est là pour Maria Stavrinaki une tension productive, dont il s’agit d’examiner la tournure dans des œuvres particulières, chez des artistes singuliers. Comment les avant-gardes ont-elles composé avec cette aporie ? Comment assumer à la fois un contenu spirituel et être aux prises avec une œuvre sensible et singulière ? Les essais qui composent le livre examinent cette articulation à travers des cas précis.
Le premier texte, sur Franz Marc, éclaire par exemple le paradoxe qui a traversé le peintre, pris dans une double croyance, d’une part en la nécessité de la suppression du régime sensible, d’autre part en la possibilité malgré tout d’une peinture absolue, sans faille (p. 18). L’essai analyse l’évolution de la peinture de Franz Marc, qui, d’abord par une projection empathique dans l’animal et une pensée du prédicat, ensuite par des formes plus abstraites encore, visait à sortir du Moi humain, de l’état divisé de l’homme, pour se rapprocher de la complétude de Dieu, de la vérité pure. Le problème dont Franz Marc n’est jamais sorti, et qui explique les périodes de détachement total à l’égard de la vie dont le texte rend compte, tenait à la volonté de construire un « pont » permettant de passer de la vie à la mort – qui le fascinait – de la nature à l’Esprit, tout en étant conscient que ce pont avait lui-même vocation à disparaître.
Le cinquième essai, consacré aux utopies expressionnistes de l’architecture allemande articulées au rêve de formation d’une communauté socialiste (Bruno Taut, Hans Scharoun), analyse un paradoxe similaire. Le « construire » (Bauen) devait rendre immédiatement sensible une unité cosmique, mais Taut tirait aussi de la théologie négative de Maître Eckhart et de sa propre conviction en l’infigurabilité de Dieu des conclusions pour l’architecture ; il visait, aussi bien dans son Weltbaumeister que dans le Kristallhaus, auquel était réservé le sommet de la Stadtkrone, l’autodissolution de l’objet architectural, la consomption de son caractère matériel par la lumière. Taut n’a jamais vraiment résolu cette oscillation entre théologie négative, qui le poussait du côté d’une architecture pure, dépouillée de la peinture et de la sculpture, et une conception panthéiste héritée du romantisme, qui l’attirait du côté de l’œuvre d’art totale. D’un côté, donc, le rêve d’une « communauté terrestre-politique », de l’autre, celui d’une « communauté cosmique » (p. 148).
Le sujet et son milieu
Le problème qui intéresse M. Stavrinaki a une implication directement plastique indiquée par le titre de l’ouvrage – « le sujet et son milieu » – qu’exprime très clairement Hugo Ball, auquel est consacré le troisième essai : la « destruction de la figure et l’abstraction qui en était résultée ne pouvait pas, disait-il, être comprise indépendamment du décentrement du sujet moderne, de la perte de la place d’exception que la religion, puis la philosophie de la Raison, avaient autrefois accordée à l’homme » (p. 70). Ball voyait ainsi une « puissance dissolvante » à l’œuvre dans la modernité, constat que l’auteure reprend à son compte pour en analyser les conséquences plastiques : « Hugo Ball ne se trompait pas : la dynamique de l’art moderne était bien fondée sur un décentrement du sujet, au double sens pictural et ontologique du terme » (p. 71). Toutes les avant-gardes européennes étaient ainsi animées par la volonté, souvent explicite, de faire de l’homme une chose ; se jouait par exemple dans le cubisme la compénétration des figures et du fond et la désagrégation de la forme fermée. Mais en Allemagne, la dissolution de l’homme dans le tableau a pris un tour particulier en ce qu’il a recoupé, dès le romantisme, un questionnement sur le rapport de l’art à la religion : Caspar David Friedrich décentrait la figure humaine au seuil d’une imposante nature, le faisait aussi disparaître au profit d’une ruine, parce que, selon une mystique visionnaire et une appréhension spirituelle du paysage, le peintre voyait dans chaque élément de la nature une manifestation divine.
Il n’est pas neutre que Ball, allemand, imprégné de cette culture, de la lecture de Novalis en particulier, analyse dès 1917 au prisme du christianisme le désir d’inhumanité qu’il percevait chez Picasso et chez Kandinsky [1], et M. Stavrinaki relativise la coupure habituellement vue entre l’expérience Dada de Ball au Cabaret Voltaire, à Zürich, en 1916, et sa conversion au christianisme l’année suivante. Au Cabaret Voltaire, les danses costumées et masquées rejouaient, dans un champ plus large que celui du tableau, la damnation de l’homme moderne que Ball voyait chez Picasso, la dissolution de cet homme dans l’enfer de son milieu ; mais ce qui se produisit après 1916 dans la vie de Ball fut une tentative de rédemption, de recomposition du moi. Le couple Picasso/Kandinsky, très important pour Hugo Ball, sert à M. Stavrinaki pour interpréter la trajectoire de celui-ci : perte du « visage céleste de l’homme » au Cabaret Voltaire, à la manière de Picasso, tentative de Salut ensuite, à la manière de Kandinsky dont l’abstraction, pour Ball, avait rompu avec la représentation de la « mère à l’enfant » parce qu’il incombait désormais à la peinture elle-même d’engendrer l’enfant divin.
L’avant-dernier essai – « Dada inhumain, le sujet et son milieu » – traite aussi très directement cette question. Il commente les techniques plastiques – collage, photomontage, assemblage, prothèses, etc. – par lesquelles les dadaïstes visaient la « chosification » de l’humain dans une « logique d’assimilation matérielle de l’homme à son milieu » (p. 204), par exemple dans les portraits constitués uniquement d’extraits de presse. L’aquarelle d’Hannah Höch, Er und sein Milieu (Lui et son milieu, 1919), qui figure sur la couverture du livre participe de cette logique.
Outre qu’il brisait l’idée d’autonomie du sujet, ce contact avec les « forces la matières » produites par les métropoles modernes était, pour les dadaïstes, censé produire un effet thérapeutique, puisqu’il s’agissait de faire en sorte que le milieu parcoure, traverse le sujet, non pour lui restituer l’autonomie perdue, mais pour « guérir le mal par le mal » (p. 213).
Comme le fait apparaître cet avant-dernier essai, l’ordre des textes suit une certaine progression chronologique, mais la cohérence du recueil réside davantage dans le fait que son mouvement saisit un déplacement par rapport à l’expressionnisme, dont Franz Marc, qui ouvre la série, est un représentant. Si l’artiste expressionniste considère l’homme comme une instance subjective primordiale menacée par un milieu moderne hostile auquel il s’agirait d’échapper, Dada est une critique virulente de cette idée. Les dadaïstes rejettent également la volonté expressionniste de pallier l’absence de culte par la transformation de l’art lui-même en objet de culte. Mais, rompant avec la religion de l’art, Dada lui a pourtant conféré une fonction magique, conjuratoire. Hausmann, une fois repenti de ses tentations expressionnistes, a développé l’idée d’une « immanence grosse de transcendance », et tâché de remplacer le rapport vertical de l’homme à Dieu par le rapport horizontal de l’homme à l’homme, de l’homme aux choses, dans une « cartographie utopique des rapports » (p. 227).
Le dernier essai du livre, sur le premier Bauhaus, achève la démonstration : dans les paradoxes de Gropius, son fondateur – qui oscille entre confiance dans l’industrie et croyance dans le rituel –, dans le remplacement du professeur Johannes Itten par Lászlo Moholy-Nagy, M. Stavrinaki détecte le passage d’une conception expressionniste de l’art, comme moyen d’accès à la transcendance, à une conception « magique », horizontale, propre aux avant-gardes des années 1920, qui a confié aux « rapports » le soin de réenchanter le monde et de transmettre le « virus de la vie ».
Maria Stavrinaki, Le Sujet et son milieu : huit essais sur les avant-gardes allemandes, Genève, MAMCO, 2017. 280 p., 22 €
Bénédicte Duvernay, « Le sacre de l’art »,
La Vie des idées
, 15 octobre 2018.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-sacre-de-l-art
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[1] Désir que Ball perçoit, chez Picasso, dans l’éclatement des corps et la déformation des visages, chez Kandinsky, dans la dissolution des figures dans l’abstraction.