Recensé : Norbert Elias, Au delà de Freud. Sociologie, psychologie, psychanalyse, La Découverte, 2010, 213 p., 20, 90 €.
L’œuvre singulière de Norbert Elias (1897-1990) porte la marque des grandes entreprises classiques des sciences sociales animées par une seule ambition théorique : rendre intelligible les enjeux collectifs et les troubles individuels dans un siècle bouleversé par l’histoire [1]. Penser le lien social ne se réduit donc pas à la tentative de délimiter une discipline comme l’œuvre d’Émile Durkheim le suggère. Il s’agit plutôt de fixer des exigences méthodologiques afin de structurer un même espace théorique. Aussi est-il parfaitement vain de se demander si Karl Marx, Max Weber ou Norbert Elias sont ou non, ou à quel degré des sociologues, des philosophes ou des historiens. Peu importe, ils étaient avant tout préoccupés par des problèmes essentiels à résoudre, en avançant des modèles d’intelligibilité très imparfaits (faux, incomplets et insatisfaisants), mais qui justement donnent encore aujourd’hui à penser. C’est le cas, par exemple, du modèle discutable de civilisation des mœurs que propose Norbert Elias en 1939 [2] pour saisir la sociogenèse du sens de la pudeur. Grâce au travail patient de Marc Joly et de son équipe de traducteurs, ce recueil intitulé Au delà de Freud réunit judicieusement cinq textes élaborés par Norbert Elias entre 1950 et 1990. À partir de divers angles [3], il affronte le même problème fondamental : comment comprendre la relation interne entre individu et société ? Ou, plus précisément, pour le dire dans les termes d’un mouvement phare de l’anthropologie américaine des années 1940 dialoguant aussi avec l’œuvre de Sigmund Freud, quels outils utiliser pour saisir ensemble Culture et Personnalité [4] ?
Une économie affective
Pour résoudre ce problème de Culture et Personnalité, Norbert Elias ne se contente pas d’importer ou d’appliquer les méthodes de la psychologie ou de la psychanalyse pour résoudre un problème sociologique (e.g. la socialisation). Il commence par critiquer les présupposés métaphysiques des théories psychologiques. Il prépare ainsi le terrain pour l’introduction de concepts qu’il a antérieurement élaborés pour édifier son propre modèle théorique tout en mobilisant une série d’exigences qu’il impose à la discussion. Trois types d’exigences, présentant une forte cohérence interne, peuvent aisément se repérer : (i.) la lutte contre les oppositions abstraites ; (ii.) l’élaboration d’un modèle d’intelligibilité « dynamique » et (iii.) le souci de synthèse ou d’interdisciplinarité par « emboîtement » (p. 47-48). Dans son ouvrage de 1939, Norbert Elias était préoccupé par une synthèse entre histoire et sociologie. Dans ce volume, il tente de penser une synthèse ou une combinaison possible entre sociologie et psychologie sur la base de ses travaux dégageant une économie affective des rapports à soi et à autrui. Cet objectif justifie l’usage systématique d’une arme intellectuelle à « double-détente ».
Dans un premier temps, Elias mène une lutte tenace contre toutes les oppositions abstraites. Ainsi, poursuivant sa critique du dualisme « individu / société », il attaque sévèrement l’opposition entre personne et environnement qui subordonne à l’idée d’une intériorité par nature universelle, un ensemble de variables sociales secondaires. Une des représentations sociales les plus tenaces, que fait circuler la littérature notamment, est l’idée d’un homo clausus, entité désarimée de son contexte social (p. 78). Dans la même veine, il critique l’opposition entre pulsion individuelle inconsciente (p. 170-73) et culture en montrant que ce dernier terme repose chez Freud sur une vision négative (la thèse de la répression) centrée sur l’individu et ses pulsions sexuelles. Cette dernière conception est aussi réductrice : car il est difficile de réduire une personne à une unique « valence » (p. 64-66). Cette métaphore chimique (i.e. capacité à faire lien) vise directement Freud qui ne comprend l’attachement qu’à travers une unique valence (la sexualité).
Dans un second temps, Elias propose des concepts dialectiques et dynamiques comme ceux de « configuration » ou « d’interdépendance ». Pour lui, « civilisation » est un concept descriptif qui ne valorise pas, malgré l’ambiguïté qu’il recèle, un modèle évolutionniste. Sous la plume d’Elias, c’est un processus sans commencement (p. 145), ni planification (p. 110), mais directionnel (p. 155, note 17). Dans cette perspective, il s’agit de comprendre à la fois la complexité d’une structure et ces mutations quelle que soit d’ailleurs son échelle. Les structures sociales sont des processus et les processus sociaux reconfigurent les structures. Or, si la structure sociale change, la structure de la personnalité en est aussi affectée. Les désordres psychosomatiques ou « troubles d’époque » (p. 126) seraient alors liés aux mutations sociales (p. 114). Les mutations des rapports à soi et à autrui façonneraient une nouvelle économie affective.
Des économies morales
En se concentrant sur la régulation sociale des émotions, cœur du « processus de civilisation », Elias réintroduit l’histoire au cœur du mental ou de l’appareil psychique. C’est ainsi qu’il peut proposer un « diagnostic sociologique » de « troubles d’époque » pour « compléter » le diagnostic médical de troubles psychosomatiques. Pour autant, il ne peut véritablement expliquer pourquoi cet individu et non tous les individus d’une même classe ayant la même structure de personnalité peuvent être atteints de ce « trouble » ou bien, plus difficile encore, expliquer la persistance d’un « trouble » alors que la structure sociale supposée pathogène a disparu ainsi que son diagnostic médical [5] ? Qui plus est, la thèse du malaise dans la civilisation préside à la naissance de la psychiatrie sociale. Elle permet de critiquer l’impact des transformations sociales sur l’état de santé mentale des populations. Et depuis la révolution française, rien ne va plus ! Cette critique, loin d’être subversive se fonde sur une vision romantique, décliniste et réactionnaire de la modernité [6]. C’est d’ailleurs en moraliste de leur époque que les psychanalystes contemporains proposent aussi de réintroduire l’histoire dans l’appareil psychique autour de la notion de troubles narcissiques, de souffrance sociale, de souffrance éthique ou encore de l’idée d’une nouvelle « économie psychique » [7]. La psychopathologie est ici satellisée par la morale. Mais comment l’analyser ? Norbert Elias montre bien comment les émotions sont façonnées par les mœurs, mais en s’attachant à la dimension affective des valeurs ou des normes morales, il dit finalement peu de choses sur la morale en tant que telle tout en ne cessant de s’y référer : « empathie » (p. 82), seuil de sensibilité (p. 85) et « retenue croissante » (p. 87) que nous pourrions appeler « intolérables » [8], « culpabilité » (p. 90), « honte » (p. 95-96), « pudeur » (p. 96), tendance puritaine entraînant une « vague de tabous » (p. 103-104), autorité et respect (p. 105).
Cette absence de réflexion sur la morale explique peut être l’une des failles, que nous pourrions qualifier d’« anthropologique », du modèle théorique proposé par Norbert Elias : le concept de processus de civilisation vise à se défaire des valeurs de l’évolution, mais l’analyse recèle bien l’idée ambiguë d’une progression en Occident des modes d’auto-régulation des pulsions : le paysan du Moyen Âge aurait moins de pudeur que l’agriculteur du XXe siècle. Cette thèse repose sur des bases empiriques contestables [9], mais théoriquement elle attire l’attention en raison de sa dimension contre-intuitive, car c’est ordinairement le relâchement moral et la destitution des autorités traditionnelles dans une situation de transition sociale (industrialisation, urbanisation, individualisation) qui préoccupent les grands esprits des sciences sociales [10] en valorisant implicitement les mérites de la communauté en voie de disparition au détriment de la brutalité de la société des individus... Mais la véritable difficulté se situe ailleurs : le processus d’auto-régulation des affects est ethnocentré, la sociohistoire étant ici réduite à une sélection discutable de ce qui fait histoire. Elias ne compare pas les formes de moralité [11] : il n’existe qu’une forme de sens moral et ce n’est pas seulement le paysan du Moyen Âge qui est au final moins policé, mais tous les autres membres des sociétés non-occidentales [12]. Là encore, le modèle est empiriquement insatisfaisant… De fait, l’analyse ne prend pas en considération la pluralité des régulations des rapports à soi et à autrui au sens non seulement d’une pluralité de civilisations des mœurs (arabe, chinoise, etc.), mais aussi et peut-être surtout au sens d’une pluralité des modes valorisés de régulation morale au sein d’une même civilisation. Ces façons de se traiter soi-même et de traiter autrui en distribuant très inégalement nos sentiments moraux ouvrent la voie, au-delà d’Elias, à une analyse comparée des économies morales passées et contemporaines, à leurs genèses, mutations et circulations [13]. Dans ce cadre, la psychologie et la psychanalyse ne sauraient être des disciplines que les sciences sociales n’auraient qu’à « compléter », mais bien plutôt des « laboratoires » où peuvent s’étudier la formation de certaines économies morales contemporaines [14]. S’il s’agit avant tout de comprendre les caractéristiques d’une structure sociale et de sa situation historique pour comprendre le type d’individu que ces coordonnées fabriquent et régulent, l’individu en question n’est pas celui des psychologues. Mais une figure morale particulière relevant d’un problème initialement formulé en 1938 par Marcel Mauss et menant à une anthropologie générale de la personne [15] : quelles sont les composantes cognitives, affectives et morales attendues des membres d’une société ?
Pour citer cet article :
Samuel Lézé, « Le psychisme dans la civilisation »,
La Vie des idées
, 18 avril 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-psychisme-dans-la-civilisation
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