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Dossier : Où va la justice ?

« Le plus grand danger social, c’est le bandit imberbe »
La justice des mineurs à la Belle Époque


par Jean-Jacques Yvorel , le 16 juin 2009


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L’inquiétude suscitée par la délinquance juvénile possède une longue histoire. À la fin du XIXe siècle, comme le rappelle Jean-Jacques Yvorel, les républicains adoptèrent une politique ambiguë, mêlant bagnes pour enfants et invention d’une minorité pénale sortant les jeunes de moins de treize ans du champ de la répression. Un siècle plus tard, les peurs sont les mêmes mais les réponses divergent.

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L’intérêt pour la question de la délinquance juvénile ne date pas de l’ordonnance de 1945 ; en réalité, les hommes du XIXe s’étaient déjà longuement penchés sur ces questions. Ainsi le débat ouvert par la garde des Sceaux au cours de l’année 2008 n’est-il pas si nouveau qu’il en a l’air. Dans l’histoire de la justice des mineurs, les années qui vont de l’installation véritable d’un régime républicain en 1879 au vote de la loi sur les tribunaux pour enfants et adolescents et la liberté surveillée le 22 juillet 1912 marquent un tournant par rapport au dispositif qui s’était mis en place à partir des monarchies censitaires de 1814 à 1848. En un peu plus de deux décennies, et sur fond de transformations économiques et sociales considérables, de nouvelles lectures de la déviance et de la délinquance se font jour, le regard sur l’enfance et l’adolescence change, les relations entre les élites républicaines et les classes populaires évoluent. Ces bouleversements se traduisent par une série de lois et par la mise en place d’une politique pénale rénovée en direction des mineurs. Pour autant, les institutions qui accueillent ces enfants et ces adolescents restent largement répressives et leur caractère disciplinaire tend même à se renforcer. La mise en perspective de ce tournant peut éclairer notre réflexion sur des réformes plus actuelles.

De nouvelles lectures de la déviance et de la délinquance

Les années qui suivent la chute du premier Empire en 1814 voient la perception et la description des menaces criminelles changer radicalement. Tout d’abord le péril criminel s’urbanise et la « sombre ruelle » remplace le « grand chemin ». Martin Nadaud, par exemple, n’évoque aucune crainte durant le voyage qui le mène de Bourganeuf à Paris en 1830, mais décrit les environs de la place Maubert dans le 5e arrondissement de Paris comme périlleux. Ce déplacement se lit aussi dans les priorités de la répression et donc dans le compte du crime. Cette migration « précipite l’identification de la menace criminelle sous les traits des nouvelles couches de migrants prolétarisés et entassés dans les quartiers paupérisés des cités. » Bref, la délinquance est l’affaire de « classes dangereuses » largement confondues avec les « classes laborieuses ». Les enfants et les adolescents sont inclus dans cette lecture de la délinquance. Le gamin de Paris fournit alors un archétype du délinquant juvénile. Les propos de Mathurin Moreau-Christophe tenus au Congrès pénitentiaire de Bruxelles de 1847 illustrent caricaturalement cette analyse du « péril jeune » :

« L’enfant du peuple de Paris, le gamin de Paris, est à la fois un type et une exception ; l’enfant du peuple de Paris, du peuple de la dernière classe de la société, n’est pas enfant du peuple des communes rurales ; il appartient pour ainsi dire à une autre nation, à une autre race. C’est à proprement parler une individualité à part.

Vous seriez surpris, Messieurs, de l’intelligence précoce d’un enfant de 11 ans de Paris. […] C’est par l’intelligence qu’il brille, mais en même temps, c’est par le cœur qu’il pèche. Il pèche par le cœur parce que le plus souvent il appartient à une mère dont il a sucé les vices avec le lait, à un père habile dans l’art de vivre du bien d’autrui, à une famille dont les vertus domestiques sont le concubinage et la prostitution. Élevés à telle école, que voulez-vous que devienne ce malheureux enfant ? Dès qu’il peut marcher, il vague sur la voie publique, contracte l’habitude du larcin, l’habitude du vol et des actions coupables qui doivent le faire, un jour, un des hôtes les plus pervers de nos prisons. […] À la différence des enfants des campagnes, il n’a jamais su, lui, ce que c’est que l’innocence […] Cet enfant est vicieux par nature, vicieux par essence. »

Cette vision associant misère et crime, difficilement compatible avec le développement d’un régime républicain dont la base sociale est, pour partie, constituée par les ouvriers des grandes villes, est fortement remise en cause dans les années 1880.

Le monde du travail est décriminalisé et le criminel est professionnalisé, « biologisé », naturalisé. Nous n’avons plus à faire à une classe dangereuse mais à des individus dangereux qu’il convient, grâce à l’apport des sciences, notamment de la criminologie, de détecter et de neutraliser. Concrètement, ce changement débouche sur une classification des criminels en deux grandes catégories : les délinquants primaires/occasionnels et les délinquants récidivistes/incorrigibles. Les grandes lois pénales de 1885 et de 1891 illustrent parfaitement cette dichotomie. La première, la loi sur les récidivistes du 27 mai 1885, institue la liberté conditionnelle pour les délinquants occasionnels et la relégation – c’est-à-dire l’envoi au bagne de Cayenne pour une durée indéfinie – pour les délinquants d’habitude qui peuvent être de simples vagabonds. Quant à la loi du 26 mars 1891 relative à l’atténuation et à l’aggravation des peines, elle instaure le sursis pour l’inculpé qui « n’a pas subi de condamnation antérieure à la prison pour crime ou délit de droit commun » et aggrave automatiquement les peines des récidivistes. Autrement dit, il s’agit de mettre en place pour la première catégorie de délinquants des mesures « humanistes » facilitant le retour du « déviant accidentel » au sein de la société, et pour la seconde catégorie des processus d’élimination ou au moins de mise à l’écart de longue durée. Si, durant les décennies 1880-1900, un certain équilibre entre les lois humanistes/préventives et les dispositions de durcissement répressif est maintenu, dans les années 1900, sur fond de discours sécuritaire, la balance penche franchement du côté de la répression.

Le changement de paradigme en matière d’analyse de la délinquance et le déséquilibre du tournant du siècle sont à l’œuvre dans la justice pénale des mineurs et dans le vote de nouvelles lois. L’évolution des dispositions législatives qui concernent le vagabondage des enfants délaissés ou victimes de maltraitance illustre bien ce virage.

La répression du vagabondage

L’article 270 du Code pénal fait du vagabondage un délit. Si l’application de cet article aux mineurs de seize ans pose à certains magistrats des problèmes de conscience d’ordre juridique (les mineurs sont normalement domiciliés chez leurs parents ; dans ces conditions peuvent-ils se trouver en état de vagabondage quand ils se retrouvent sans domicile ni moyen de subsistance suite aux décès de ces derniers ?), le vagabondage n’en constitue pas moins l’une des premières causes d’envoi en correction des enfants. Pratiquement, cela ne signifie pas que tous les mineurs en situation d’errance soient arrêtés et emprisonnés. Le phénomène est bien trop massif pour qu’il puisse en être autrement. Par contre, la crainte d’une arrestation et d’un envoi en correction pour de longues années pèsent sur tous les enfants qui vaguent dans les villes ou les campagnes quelle que soit la cause de leur mobilité.

La loi du 22 juillet 1889 sur la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés et la loi du 19 avril 1898 sur la répression des violences, voies de fait, actes de cruauté et attentat commis envers les enfants viennent rompre avec cette indifférenciation. Ces lois visent d’abord à punir les parents indignes, en les privant de la puissance paternelle pour la première, en faisant des violences envers les enfants un délit spécifique puni plus sévèrement pour la seconde. Elles comportent aussi des dispositions qui permettent la prise en charge des enfants victimes. Logiquement donc, les mineurs dont le vagabondage résulte de mauvais traitements ou d’abandon ne sont plus poursuivis mais secourus. Concrètement, ils peuvent être confiés à un parent, à une personne ou à une institution charitable, ou enfin à l’Assistance publique. Une disposition de la loi du 19 avril 1898 entend même étendre ces possibilités « dans tous les cas de délits ou de crimes commis par ou sur des enfants ». Le projet consiste bien à « éviter pour l’enfant coupable auteur de délits la détention préventive ou l’envoi en colonie pénitentiaire ». Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas de supprimer l’enfermement carcéral ou « colonial » pour tous les mineurs délinquants, mais d’épargner l’incarcération aux enfants considérés plutôt comme victimes des conditions sociales, des circonstances ou d’un mauvais exemple que réellement « vicieux » (le terme est fréquemment employé).

Des bagnes pour enfants

En matière de justice des mineurs comme en matière de justice des majeurs, il s’agit en fait de distinguer et de traiter différemment les délinquants d’occasion et les « criminels nés ». Pratiquement, la législation et la réglementation de la IIIe République vont bien construire un cadre propice à cette séparation. Ainsi, bien que les mineurs ne soient pas concernés par l’envoi à Cayenne, ils vont « bénéficier » de leur propre système de relégation. La IIIe République crée en 1895 la colonie correctionnelle d’Eysses. Cet établissement est destiné aux mineurs condamnés à plus de deux ans de prison et surtout aux jeunes détenus insubordonnés des autres établissements. Le juriste Paul Cuche trace le programme « éducatif » de ces établissements :

« Avec la précocité croissante du crime, on se trouve aujourd’hui avoir affaire à des adolescents aussi incorrigibles que des adultes, vétérans de la récidive. Certes, on peut espérer que nos moyens de moralisation se perfectionneront, mais en attendant ce perfectionnement, […] il semble inutile et même dangereux d’envoyer les jeunes criminels d’habitude dans les colonies pénitentiaires, à moins d’en choisir une, comme on l’a fait en France pour la colonie d’Eysses, et de la transformer en véritable bagne d’enfants. »

L’expression « bagne d’enfant » n’est donc pas une invention de ceux qui ont dénoncé ces établissements durant l’entre-deux-guerres, mais l’horizon programmatique des tenants de la défense sociale républicaine. Bien sûr, pour vraiment protéger la société, la mise à l’écart doit être de longue durée. Ainsi le substitut Maxell propose-t-il de conserver les enfants dans les colonies pénitentiaires « jusqu’au moment où ils doivent aller sous les drapeaux [afin] que la discipline militaire succédant à celle de l’établissement d’éducation [...] complète la cure morale de ces jeunes gens. »

Le phénomène de renforcement du pôle répressif et d’affaiblissement du pôle humaniste évoqué plus haut joue aussi pour les mineurs, même si les plus jeunes, nous y reviendrons, échappent relativement à ce processus régressif. La loi du 28 juin 1904 relative à l’éducation des pupilles de l’Assistance publique difficiles ou vicieux illustre bien ce mouvement. La loi de 1898 permettait de remettre des mineurs délinquants à l’assistance publique afin qu’ils soient éduqués. La loi de 1904 permet à l’Assistance publique de confier les mineurs qui lui posent problème, sans que le moindre délit ait été commis, à l’administration pénitentiaire qui les place dans une colonie. Cette éviction/pénalisation des enfants « vicieux », « dégénérés », constitutionnellement « pervers » se fait sur la base d’une classification « scientifique ». La criminologie joue là pleinement son rôle de détection des incorrigibles.

Majorités pénales et nouveau regard sur l’enfance

Le mouvement de redéfinition des âges de la vie, et notamment le redécoupage des vingt premières années de l’existence, est largement amorcé dans les dernières décennies du XIXe siècle. Il ne s’agit pas ici de retracer ce mouvement très complexe qui voit notamment l’invention de la petite enfance ou de l’adolescence , mais de voir comment le droit pénal intègre ou même contribue à cette redéfinition et d’analyser ses répercussions sur la justice des mineurs.

Les codes pénaux de 1791 et de 1810 n’engendrent pas de transformations fondamentales en matière de droit pénal des mineurs. Les députés républicains, comme les jurisconsultes de l’Empire, reformulent en fait trois principes plus ou moins stables de l’Ancien Régime. Premièrement, ils instituent une majorité pénale dont l’âge est fixé à seize ans. Secondement, ils diminuent le quantum des peines applicables aux mineurs. Enfin, ils font de la notion de discernement, avatar de la notion d’âge de raison, le critère de la « punissabilité » des moins de seize ans.

Notons que la minorité pénale n’est pas synonyme d’irresponsabilité pénale, mais simplement d’atténuation. Il n’y a pas dans le droit révolutionnaire français, contrairement, par exemple, à la situation en droit romain, de telle limite. C’est au cas par cas, en s’appuyant sur la notion de discernement que le juge évalue la responsabilité du mineur. Si un mineur est jugé avoir agi avec discernement, il est donc condamné à une peine moindre qu’un majeur. « S’il est décidé qu’il a agi sans discernement, il sera acquitté ; mais il sera, selon les circonstances, remis à ses parents, ou conduit dans une maison de correction pour y être élevé et détenu pendant tel nombre d’années que le jugement déterminera, et qui toutefois ne pourra excéder l’époque où il aura accompli sa vingtième année. » Concrètement, cette disposition fabrique un curieux objet juridique : l’enfant virtuellement acquitté et pratiquement privé de liberté. Il permet surtout d’envoyer en maison de correction pour de longues années un enfant auteur d’un petit délit que le Code sanctionne normalement de quelques mois de prison.

La loi de 1906, nouvelle étape dans la répression des mineurs « discernant »

En 1906, le seuil de la minorité pénale est relevé de 16 à 18 ans. Cette réforme est votée alors que la France traverse une de ces périodes où les débats sur l’insécurité alimentent les gazettes et nourrissent les joutes oratoires parlementaires sur un registre que l’on peut souvent qualifier de démagogique. La campagne contre les « Apaches », nom médiatique donné à la jeunesse délinquante, bat son plein. La loi de 1906, en apparence « libérale », concourt en fait au renforcement de la répression.

Une première disposition de la loi prolonge le période d’envoi en correction des mineurs acquittés pour avoir agi sans discernement : « Tout le monde est d’accord pour reconnaître que lorsque a été fait l’article 66 en 1810, son rédacteur a commis une confusion : il a cru que vingt ans accomplis signifiait vingt et un ans, tandis que ce n’est que le commencement de la vingt et unième année. Cette erreur a toujours été regrettée ; il est absolument désirable que l’éducation correctionnelle soit continuée jusqu’à la majorité légale. »

Une seconde disposition exclut du dispositif de l’excuse atténuante de minorité les mineurs de 16 à 18 ans reconnus discernant. Ils encourent les mêmes peines que les adultes, y compris la peine de mort. Il faudra attendre l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante pour que les mineurs de 16 à 18 ans puissent bénéficier de l’excuse atténuante de minorité, excuse qui peut ne pas être retenue par le jury.

Reste le dernier point de la loi : l’application aux mineurs de 16 à 18 ans de la notion de discernement. Cette disposition peut faire penser à un progrès de l’idée d’éducabilité du mineur de justice. Il n’est pas exclu que cette pensée réformatrice et progressiste ait animé certains protagonistes de la réforme. Cependant, en pratique, le mineur de 16 à 18 ans, auteur d’une petite infraction, qui ne risquait que quelques mois, voire quelques jours de prison, notamment en cas de vagabondage ou de mendicité, peut désormais être envoyé en correction jusqu’à 21 ans. Cette disposition va notamment générer un mouvement de révolte chez des jeunes prostituées qui s’attendaient à passer quelques jours de détention administrative et sanitaire à Saint-Lazare et qui se voient envoyées en correction jusqu’à 21 ans.

La loi de 1912, fondement de la justice des mineurs ?

La loi du 22 juillet 1912 sur les tribunaux pour enfants et adolescents et la liberté surveillée distingue trois catégories de mineurs pénaux : ceux qui n’ont pas treize ans lors de la commission de l’infraction, ceux qui ont entre 13 ans et 16 ans moins un jour, et ceux qui sont âgés de 16 à 18 ans moins un jour.

Si le mineur a moins de 13 ans, au niveau de l’instruction, la citation directe par le ministère ou la partie civile est impossible ; l’information est donc obligatoire et seul le parquet peut la mettre en mouvement. Le juge d’instruction, désigné spécialement par le premier président, ne peut user de la détention préventive que dans le cas des affaires criminelles. Il doit alors rendre une ordonnance motivée. Dés qu’il est saisi, il doit avertir le président du Comité de défense des enfants traduits en justice et désigner un avocat. De plus, il ne doit pas seulement instruire les faits mais réunir des renseignements sur « la situation matérielle et morale de la famille, sur le caractère et les antécédents de l’enfant, sur les conditions dans lesquelles celui-ci a vécu et a été élevé, et sur les mesures propres à assurer son amendement. » Si les faits sont établis et imputables au mineur, il « n’est pas déféré à la juridiction répressive » mais jugé par « le tribunal civil statuant en chambre du conseil ». Les audiences de cette chambre ne sont pas publiques et seules les personnes autorisées peuvent assister aux débats. La chambre ne peut pas prononcer de peines afflictives. Elle peut seulement remettre l’enfant à sa famille, le placer chez une personne digne de confiance, dans un asile ou un internat approprié, dans un établissement pour anormaux, dans une institution charitable ou enfin à l’assistance publique. Elle peut ordonner une mesure de liberté surveillée que la loi vient d’instituer.

Peut-on parler de présomption légale et irréfragable d’irresponsabilité pénale alors que l’instruction est menée selon les règles essentielles du droit pénal et que le jugement est rendu par une juridiction qui agit comme au civil ? Nous laisserons aux juristes le soin de trancher ces questions. Remarquons simplement que la circulaire du 30 janvier 1914 donne une lecture de la loi du 22 juillet 1912 qui nous rapproche encore de l’ordonnance du 2 février 1945 : « Il ne suppose pas absolument l’irresponsabilité de l’enfant puisque les mesures à prendre seront les suites judiciaires d’actes appréciés selon le droit pénal et poursuivis d’après les règles essentielles du Code d’instruction criminelle. Mais il repose sur une présomption légale et irréfragable de défaut de discernement ayant pour résultat de soustraire, en matière de crimes et de délits, le mineur de 13 ans à toute pénalité. » Autrement dit, le mineur de 13 ans est pénalement responsable, mais il n’est pas punissable.

Dans le régime propre aux mineurs de 13 à 18 ans, au niveau de l’instruction, il n’y a pas vraiment de différence. Nous retrouvons les règles mises en place pour les mineurs de 13 ans avec la spécialisation du magistrat et instruction obligatoire portant sur les faits et les conditions d’existence du mineur. Si nous examinons maintenant la procédure de jugement, nous retrouvons la division introduite par la loi du 12 avril 1906 entre les 13-16 ans et les 16-18 ans. En effet, le tribunal pour enfants et adolescents créé par la loi peut décider que, tout mineur de 13 à 18 ans ayant agi sans discernement, sera remis à ses parents, confié à une personne ou une institution charitable, ou encore envoyé en correction pour une période qui « ne pourra excéder l’époque où il aura atteint l’âge de 21 ans ». Le mineur discernant, lui, n’est pas traité de la même façon selon son âge. Âgé de 13 à 16 ans, il bénéficie de l’excuse atténuante de minorité ; s’il a entre 16 et 18 ans, il est assimilé à un majeur. Il encourt donc éventuellement la peine de mort. La loi du 22 juillet 1912 ne modifie pas les dispositions, et donc la philosophie, de la loi du 6 avril 1906.

L’invention des trois âges de la minorité pénale

Dès 1912, les trois âges de la minorité pénale sont donc bien constitués comme le souligne la circulaire du 30 janvier 1914 : « Désormais, doivent être distinguées, dans l’âge de ces inculpés, trois périodes à chacune desquelles correspond un régime différent : moins de 13 ans ; de 13 à 16 ans ; de 16 à 18 ans. Cette distinction est la base même de la législation nouvelle. Elle ne doit à aucun moment être perdue de vue ni dans l’instruction, ni lors du jugement. » Ces catégories juridiques sont construites en fonction du regard que l’on porte sur l’enfance et l’adolescence, mais sont liées aussi, puisqu’il s’agit de catégories du droit pénal, aux conceptions de la délinquance et de la dangerosité des individus. L’invention du seuil de 13 ans est la marque d’un changement fort qui touche autant la place de l’enfant dans la société que les lectures de la déviance.

L’idée d’irresponsabilité pénale des enfants n’est pas nouvelle. Même si les hommes de la Convention et les jurisconsultes du Premier Empire n’ont pas retenu, comme nous l’avons vu, ce principe, il est bien présent dans le droit romain, matière enseignée obligatoirement dans toutes les facultés de droit de l’Hexagone. De nombreux juristes sont donc tout disposés à « sortir » les enfants du droit pénal. Nous avons vu que la Chancellerie invitait à plusieurs reprises les procureurs à ne pas poursuivre les jeunes enfants, façon de construire une irresponsabilité de fait, à défaut d’une irresponsabilité de droit. La nouveauté réside dans le déplacement du seuil d’âge. La tradition romaine avait fixé à 7 ans l’entrée dans « l’âge de raison ». Dés le milieu du XIXe siècle, l’âge de 13 ans est mentionné. En 1857, par exemple, un fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, introduisant un volume de la Statistique des prisons et établissements pénitentiaires, distingue clairement entre enfance irresponsable et adolescence coupable :

« Il n’y a pas sans doute de comparaison à établir entre la population des adultes des prisons et celle des jeunes détenus. Bien que l’une et l’autre aient à répondre d’actes qui constituent également des crimes et délits, le caractère de la détention est, pour les premiers, un châtiment, pour les seconds, un bienfait. […] En voyant que le tiers environ n’a pas dépassé l’âge de 13 ans, on se demande quelle responsabilité légale peut peser sur des êtres si jeunes, pour lesquels l’éducation correctionnelle est évidemment une forme déguisée de l’assistance, et s’il ne vaudrait pas mieux leur assurer ce bienfait sans lui donner le caractère d’une répression pénale, quelque mitigée qu’elle soit. Dans un grand établissement du Midi, une colonie distincte est spécialement affectée aux enfants de cet âge. Il est regrettable que cet avantage ne puisse être étendu à tous, car les divisions par familles ou par quartiers ne réalisent pas assez complètement l’entière séparation qu’il conviendrait d’établir entre cette catégorie et celle des adolescents. »

Considérer que le treizième anniversaire marque la fin de l’enfance est une fiction juridique qui fait fi de la singularité des individus. Pour autant, ce n’est pas une décision arbitraire même s’il y a quelques hésitations dans les débats sur la loi de 1912 et si les sénateurs à l’origine de la loi ont un temps proposé « de choisir la limite de douze ans qui paraît convenir au développement moyen de la race française. » Elle s’appuie sur toute une série de savoirs, notamment médicaux, qui fixent aux alentours de treize ans le début de la maturité sexuelle. Rappelons, en effet, que le premier usage juridique de cet âge se trouve dans la loi du 13 mai 1863 réformant le Code pénal, notamment l’article 331 qui précise que, désormais, « tout attentat à la pudeur consommé ou tenté sans violence sur la personne d’un enfants de l’un ou l’autre sexe, âgé de moins de treize ans, sera puni de la réclusion. » Bientôt, les premiers travaux de psychologie de l’enfance renforceront cette idée. G.-L. Duprat, directeur du laboratoire de psychologie expérimentale d’Aix-en-Provence, auteur de l’un des premiers livres de psychologie consacrés à la déviance juvénile, refuse de considérer les dix-treize ans comme véritablement délinquants avant d’insister : « Ce serait méconnaître l’importance de la puberté que de ne pas vouloir séparer nettement, au point de vue criminologique, l’enfance de l’adolescence. »

L’exclusion des enfants du champ pénal et surtout pénitentiaire est la marque d’un nouveau regard sur l’enfance mais aussi sur la délinquance. Les figures de la dangerosité changent : sous la monarchie de Juillet on craint tous les enfants des classes populaires. Désormais, c’est l’adolescent rebelle, « l’apache », qui représente le péril. Le gamin, métamorphosé en gosse, n’est plus qu’une victime. Au début du XXe siècle, Emile Faguet, professeur à la Sorbonne, académicien mais aussi chroniqueur au Journal des débats où il remplace Jules Lemaître, commente la condamnation à mort par le jury de la Seine de Desmaret et Tessier, jeunes meurtriers d’un garçon de recettes : « De quinze à vingt ans, l’être moral, sollicité au crime par l’éveil des passions et le désir des jouissances et n’ayant pas encore été moralisé par la vie, est le bandit à l’état pur […] ne vous y trompez pas, le plus grand danger social, c’est le bandit imberbe. » Gavroche ne fait plus peur, c’est Montparnasse qui concentre les angoisses.

Conclusion

La politique pénale de la IIIe République, même si elle pouvait être très dure à l’égard des jeunes délinquants jugés « incorrigibles », a réduit en âge et sociologiquement le périmètre de la dangerosité. En abandonnant pour l’essentiel la rhétorique de la classe dangereuse et en « sortant du droit pénal » les mineurs de 13 ans, elle a vidé les prisons et les maisons de correction des enfants les plus jeunes et a globalement beaucoup moins enfermé les mineurs. Or on assiste peut-être aujourd’hui à une nouvelle extension du périmètre de la dangerosité juvénile. D’une part, on retrouve souvent dans les propos sur les « jeunes des banlieues » des accents qui ne sont pas sans rappeler la teneur des enquêtes de la monarchie de Juillet sur les classes dangereuses des grandes villes. D’autre part, on insiste dans bien des discours publics sur le rajeunissement supposé des mineurs délinquants, sur la nécessité de dépister « scientifiquement » dès le plus jeune âge leurs déviances, et surtout sur leur responsabilité et sur son corollaire, la sanction pénale.

Dossier(s) :
Où va la justice ?

par Jean-Jacques Yvorel, le 16 juin 2009

Pour citer cet article :

Jean-Jacques Yvorel, « « Le plus grand danger social, c’est le bandit imberbe ». La justice des mineurs à la Belle Époque », La Vie des idées , 16 juin 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-plus-grand-danger-social-c-est

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