Le Larzac est célèbre et paradoxal : comme théâtre d’une lutte contre l’État devenue emblématique, mais aussi parce que son économie est un modèle d’intégration dans le capitalisme mondial. Philippe Artières en retrace l’histoire.
Le Larzac est célèbre et paradoxal : comme théâtre d’une lutte contre l’État devenue emblématique, mais aussi parce que son économie est un modèle d’intégration dans le capitalisme mondial. Philippe Artières en retrace l’histoire.
Le peuple du Larzac produit une sorte de coupe stratigraphique du plus célèbre des plateaux du Massif central. Soucieux de placer l’histoire récente du Causse dans son histoire longue, Philippe Artières présente le devenir du Larzac de la préhistoire, à nos jours, c’est-à-dire des chasseurs-cueilleurs des temps héroïques aux touristes de passages du XXIe siècle. Il ne faut cependant pas s’y tromper, le véritable objet de l’enquête de cet historien est bien l’affrontement, qui a culminé dans les années 1970, entre les plans des militaires et de l’État central d’un côté, et la nébuleuse paysanne et militante, de l’autre. Le travail d’Artières consiste donc à insérer ce conflit emblématique dans l’histoire du plateau, et à lui conférer une onction d’autochtonie.
Balayer 2500 ans d’histoire en 307 pages relève de la gageure. Par une approche structurée et une qualité d’écriture évidente, Artières relève ce défi avec élégance et conviction. Nourrie de son expertise sur l’approche des marges et des institutions disciplinaires, ouverte à de nouvelles perspectives historiographies et enrichie d’une histoire économique plus classique, son enquête s’apparente à une histoire tout à la fois totale et modeste. Trois temps, convergeant finalement au XXIe siècle, charpentent le récit : celui de l’économie agro-pastorale, puis celui de l’armée et enfin celui de la lutte. Pour Artières, les luttes larzaciennes procèdent de l’affrontement de logiques opposées : l’économie pastorale ouverte sur le marché d’une part, et la planification territoriale étatique et militaire de l’autre. La première l’emportant, quoi que de manière temporaire, par la constitution du plateau en territoire de convergence de luttes et en enjeu politique démocratique.
L’histoire du plateau du Larzac illustre de manière exemplaire le triomphe d’une économie pastorale dominée par les établissements religieux. Un climat redoutable et des sols rocailleux contraignent fortement le travail rural sur le causse. Au XIIe siècle, les Templiers s’installent durablement sur ce territoire austère et lui assignent les premiers sa vocation ovine. La tendance ouverte par les religieux n’a plus été démentie par la suite, si bien que la dimension touristique actuelle la valorise habilement. Dans l’économie préindustrielle, l’élevage a une destination commerciale et alimentaire, mais il supporte également le déploiement d’activités artisanales incontournables. Les parchemins médiévaux, empilées dans les archives et les bibliothèques, en sont la première trace évidente. Mais le travail du cuir est plus généralement un support de développement fondamental dans l’économie d’Ancien Régime. L’élevage ovin a non seulement façonné l’environnement du causse mais aussi l’économie des vallées voisines et conditionné son urbanisation.
Dans son fondement, l’histoire du Larzac ne se distingue finalement guère de celles de nombreuses régions françaises. Mais l’entrée dans l’ère du roquefort constitue une bifurcation tout à fait originale. La spécialisation régionale est fille du XIXe siècle et du chemin de fer. La diversification des terroirs et le renforcement des identités économiques locales ont dès lors façonné la géographie française. Dans ce mouvement, ce fromage de brebis à pâte persillée, fabriqué à Roquefort-sur-Soulzon (d’où son nom), marque par ses spécificités. Longuement affiné et à la conservation relativement aisée, il a permis de valoriser des quantités astronomiques de lait à très grande échelle. Le Roquefort est devenu une marque exportée et appuyée sur une économie capitaliste efficace ayant définitivement noué l’histoire du plateau à celle du monde. Lequel plateau s’est vite et si bien inséré dans l’économie monde qu’il en est devenu importateur de lait.
Artières est malheureusement peu loquace sur les causes de ce succès commercial et de sa dimension strictement humaine et sociale. La question intéresse d’autant plus que, dans les années 1970, le mouvement amicaliste parisien joue un rôle important dans le devenir de la mobilisation. Or, même si les ressortissants du causse préfèrent s’expatrier à Marseille, les liens entre le Causse et Paris sont déjà intenses et anciens. L’ensemble du Massif central joue le rôle de réservoir démographique au service de la capitale [1]. Au XIXe siècle, les bougnats aveyronnais monopolisent l’économie des débits de boissons parisiens. Le Larzac est, en réalité, un espace ouvert sur le marché national et international par la diaspora auvergnate si présente sur les rives de la Seine. Le peuple du Larzac vit bien au-delà des limites du plateau, contribuant à façonner son identité locale et à en forger la renommée.
L’ouverture du plateau sur l’économie mondiale a son pendant : reculé, voire enclavé, le Larzac est également le territoire de la mise au pas et de la discipline de fer. Les ouvrières du cuir en sont les premières victimes par leurs conditions de travail. On a par la suite beaucoup enfermé sur le haut plateau. Un camp de redressement par le travail agricole y est installé au XIXe siècle. Puis, l’armée entre en jeu, d’abord en plaçant des réfugiés espagnols, puis en y emprisonnant des militants indépendantistes algériens avant d’y accueillir, temporairement, des harkis.
Cet ouvrage montre ainsi comment l’histoire militaire du plateau s’avère d’abord être celle de la surveillance et de la discipline. Son isolement constitue une ressource recherchée. Avant d’être un champ de manœuvre, le plateau a été un camp d’internement. Mais, dans le contexte de la Guerre froide, d’une armée de conscription et de défaite coloniale, le Larzac attise naturellement la convoitise d’un état-major en mal de terres pour ses préparations militaires. Depuis l’entre-deux-guerres, l’État renforce sa présence militaire dans le Sud de la France, principalement en réponse à la menace allemande et à la volonté de préserver l’appareil militaro-industriel. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, cette entreprise se renforce et change de nature dans un même mouvement.
En immergeant les projets de l’armée dans le contexte modernisateur des années 1960, Artières explique bien pourquoi les militaires n’ont guère lieu de douter du succès de leur entreprise qui s’intègre dans une démarche globale de « colonisation intérieure », comme l’évoquent les militants paysans. Sans doute, l’auteur aurait-il pu davantage souligner que l’État aménageur n’est alors plus seulement l’État militaire. L’emprise parisienne sur les territoires méridionaux se manifeste par la planification industrielle, le développement des infrastructures touristiques, mais aussi la protection de la nature. Gabrielle Hecht a ainsi montré comment l’installation des sites nucléaires méridionaux a été conçue et défendue en tant que pôle de modernisation censée sortir des contrées rurales et reculées d’un, relatif, sous-développement [2]. La création du parc national des Cévennes ou la mise en œuvre de la mission Racine autour de Montpellier participait d’une logique de même ordre [3]. La volonté d’extension du camp tant souhaitée par les militaires prolonge une histoire multiséculaire de descente de l’État central, et parisien, vers la France méridionale.
Dans cette perspective, l’histoire de la mobilisation du plateau du Larzac gagne en intensité et en sens. Il s’agit simplement de la seule opposition victorieuse aux grands projets d’aménagements de la Ve République. Certes, la volonté politique ne fut certainement pas aussi forte à La Cavalerie qu’à Palavas-les-Flots, à Port-Leucate ou à Marcoule, mais la mobilisation protéiforme du causse et de ses alliés entraîna l’échec du projet. Par sa détermination et sa patience, elle grippa une redoutable machine administrative.
Suivant la progression de la mobilisation pour la sauvegarde étape par étape, presque au jour le jour, Artières redonne vie à un processus de socialisation originale et puissant. La force et la longévité du mouvement tient à la solidité de son ancrage et à la quasi-unanimité du plateau contre les plans des militaires. Il s’agissait d’abord pour les paysans de défendre leur terre, leurs biens comme leur outil de travail. Mais, sans jamais renoncer à leur engagement séminal, le peuple du Larzac a transformé son plateau en caisse de résonnance des luttes et des causes du temps. Il s’est ainsi opéré une forme d’échange entre des acteurs que rien, au départ, ne devait réunir : un ancrage et un terrain d’un côté, des idéaux et des mots de l’autre. N’est-ce pas, en définitive, ce cocktail que l’on retrouve dans les différentes oppositions aux grands projets d’infrastructures, hors d’âge avant même d’être sortis de terre ? À Notre-Dame-des-Landes comme sur le Larzac, c’est d’ailleurs l’État qui, par ses hésitations et ses atermoiements dans la réalisation de ses projets, a donné à ses opposants le temps nécessaire à leur victoire.
Pour le Larzac, cette alchimie est ce qui fait la force de son histoire et de son ancrage dans les mémoires. Elle a rendu possible, très tôt et de manière très structurée, la formalisation d’enjeux essentiels du monde actuel. Le maintien d’un peuplement rural dynamique, relié à la terre par la propriété comme par le travail, constitue un levier essentiel non seulement de sécurité, et de plaisir, alimentaire, mais aussi de préservation des milieux et de la biodiversité. À l’heure où les puissances du marketing et de l’économie « post-industrielle », tels les géants du numérique et les tenants du véganisme, font de la coupure avec la nature et avec la terre une condition du salut de la planète, le livre d’Artières vient opportunément rappeler que, bien au contraire, renforcer ce lien est une nécessité du temps. En ce sens, Le peuple du Larzac, par son écriture immersive, ravira les lecteurs intéressés par l’histoire de la lutte, et attisera, par les pistes ouvertes, la curiosité de tous ceux qui souhaitent comprendre davantage les spécificités du plateau.
par , le 5 novembre 2021
Raphaël Morera, « Le plateau-monde », La Vie des idées , 5 novembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-plateau-monde
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[1] Roger Béteille, Les Aveyronnais. Essai géographique sur l’espace humain, Poitiers, Imprimerie de l’Union, 1974, 593 p.
[2] Gabrielle Hecht, Le rayonnement de la France. Énergie nucléaire et identité nationale après la seconde guerre mondiale, Paris, La Découverte, 2004, p. 187-194.
[3] Guillaume Blanc, Une histoire environnementale de la nation. Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, 320 p. ; Giacomo Parinello et Renaud Bécot, « Regional Planning and the Environmental Impact of Coastal Tourism : The Mission Racine for the Redevelopment of Languedoc-Roussillon’s littoral », Humanities, 2019, 8(1), 13.