Le passeport, censé favoriser la circulation des personnes, est selon John C. Torpey l’un des instruments par lesquels l’État moderne resserre son étreinte sur ses ressortissants. Processus que la guerre contre le terrorisme n’a fait qu’accentuer.
Le passeport, censé favoriser la circulation des personnes, est selon John C. Torpey l’un des instruments par lesquels l’État moderne resserre son étreinte sur ses ressortissants. Processus que la guerre contre le terrorisme n’a fait qu’accentuer.
Alors que cela fait près de vingt ans qu’est paru The invention of passport, inaugurant l’ouverture d’un champ nouveau d’investigation historique consacré aux pratiques d’identification des personnes – champ qui s’est depuis largement développé, en France notamment avec les travaux de chercheurs comme Vincent Denis, Ilsen About ou Pierre Piazza [1] –, l’ouvrage vient de faire l’objet d’une réédition augmentée d’un dernier chapitre qui nous porte jusqu’aux frontières de notre propre actualité. En croisant, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, les questions de la surveillance, de la citoyenneté et de l’État, le sociologue et historien américain John C. Torpey examine les conditions d’émergence de ce qui apparaît aujourd’hui comme l’outil indispensable de reconnaissance d’un individu en dehors du territoire dont il porte la nationalité : le passeport. Au-delà d’un simple outil de contrôle, le passeport agit comme acte de reconnaissance, par un État, de la qualité de ressortissant de l’individu à qui il est délivré. Ni strictement linéaire ni strictement comparatiste, l’analyse proposée tient le pari ambitieux de tirer de la singularité de contextes d’élaboration de pratiques de contrôle des mouvements de populations aussi différents que ceux de la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni ou encore des États-Unis, un ensemble de déclinaisons historiques du gouvernement des mobilités.
L’ouvrage éclaire les différentes manières par lesquelles l’État, et en l’occurrence les États occidentaux, a pu chercher et parvenir à « étreindre » (« to embrace ») les individus. Il est intéressant de noter que ce concept trouve ses origines dans le verbe allemand erfassen, qui renvoie tout autant à l’idée de saisir quelque chose, qu’à l’action de recenser, c’est-à-dire de saisir par l’enregistrement. J. Torpey substitue à l’image « masculine » et conquérante de l’État pénétrant (« penetrating state ») celle de l’État étreignant (« embracing state »), comme manière, par l’enregistrement, de rendre « lisible » (« legible ») une société (p. 14-15).
My metaphor of states ‘embracing’ their population much more akin to James Scott’s idea that states seek to render societies ‘legible’ and thus more readily available for governance.
[Au sens où je l’entends, la métaphore désignant « l’étreinte » de l’État sur les populations se rapproche de l’idée développée par James Scott sur la manière par laquelle les États rendent les sociétés ‘lisibles’ et ainsi plus vulnérables aux impératifs de la gouvernance] [2].
Cette idée renvoie tout à fait à la notion deleuzienne de l’appareil d’État [3], défini par sa capacité de capture, de « surcodage ». L’étreinte, comme forme spécifique de gouvernement étatique du social, s’incarne par une emprise de type bureaucratique, par l’édification progressive d’un lien insécable entre exercice de la citoyenneté, identité et État.
L’idée d’étreinte de l’État, comme l’idée de capture, invitent à penser non pas simplement une manière de lire la société depuis une position de pure extériorité. En effet, l’appareil d’État se caractérise comme manière de reformuler, d’encoder une société qui, dans une dimension performative, participe à sa propre fabrication. Le passeport s’est ainsi imposé au fur et à mesure du temps comme une technologie d’encodage du rapport entre nationalité et identité, une technologie de fixation qui conditionne l’exercice individuel de la liberté d’aller et venir en dehors des frontières nationales par son intégration dans un réseau complexe de jeux de reconnaissances interétatiques. J. Torpey indique bien que le périmètre géographique choisi pour son étude part du postulat d’une suprématie, durant la période considérée, des États occidentaux dans la diffusion des pratiques d’identification administrative et dont le système de contrôle des passeports « représente le produit du renforcement progressif des appareils étatiques en Europe et aux États-Unis au cours des deux derniers siècles » [4].
La pluralité des sources et des contextes étudiés dans cette enquête historique ambitieuse invite à observer les différentes situations qui ont contribué à établir progressivement un « monopole étatique des ‘moyens légitimes de circulation’ » (p. 9). Depuis une histoire du document qui s’appuie principalement sur des sources législatives, J. Torpey parvient à restituer tout un mouvement d’étatisation du contrôle des mobilités qui accompagne et structure notre modernité politique. Bien avant de constituer une forme administrative centralisée et normalisée, les modes d’identification reposaient essentiellement sur des modalités locales d’interconnaissance. L’auteur s’intéresse ainsi à la manière dont le « concept juridique d’étranger » évolue en France à la fin de l’époque médiévale d’une définition « locale » privée vers une définition « nationale » publique (p. 29). Ce changement d’échelle a une portée décisive, car il substitue à l’individualité de la menace contenue dans la figure de l’étranger, de celui qui n’est pas d’ici, une portée collective incarnée dans l’idée de « population » étrangère.
En consacrant un chapitre entier à la question du passeport durant la Révolution française, J. Torpey montre bien comment cette « nationalisation » du contrôle des mobilités est indissociable de l’édification des États-nations. Si la défense de la liberté de circulation est au cœur des préoccupations des représentants des États Généraux, les contingences de la période révolutionnaire conduisent à un accroissement des pratiques de contrôle. L’avènement de l’idée de nation contient, dans les antagonismes historiques qui lui sont inhérents, la figure de l’ennemi de la Nation, du contre-révolutionnaire. La figure de l’étranger est alors intimement attachée à la menace des alliances européennes fomentées par la noblesse française émigrée. De ce point de vue, l’étranger est pensé sous la Révolution Française comme l’incarnation d’une menace tout autant intérieure qu’extérieure que l’historienne Sophie Wahnich définit à travers les trois figures du « traître », du « sauvage » et du « nomade » [5].
J. Torpey explique pourquoi l’invention du passeport n’apparaît pas seulement comme prolongement naturel de la centralisation administrative des États modernes. Au-delà d’une condition d’exercice individuel de la liberté d’aller-et-venir, l’imposition du passeport s’origine historiquement comme une stratégie de défense qui se veut faire face à différents types de dangerosité sociale. Si cette dangerosité s’incarne effectivement dans les figures décrites par S. Wahnich, elle s’étend au cours du XIXe siècle à d’autres figures telles le vagabond, l’indigent, le sujet colonial ou encore l’ouvrier étranger.
La mise en regard des différents contextes nationaux que propose J. Torpey laisse voir la place centrale occupée par la guerre dans les moments de resserrement de l’étreinte de l’appareil d’État. Il n’est d’ailleurs pas surprenant de constater que les premiers systèmes d’identification centralisée élaborés en France sous l’ancien Régime visaient justement au contrôle des armées et à la prévention des phénomènes de désertion [6]. La guerre nourrit et accentue les représentations de la menace et les figures de l’étranger, du traître ou de l’espion, sont plus aisément associées à celles de la criminalité. Les pratiques d’identification des criminels et des étrangers s’ajustent dès lors au sein de référentiels de plus en plus partagés. L’exemple que rapporte l’auteur de la généralisation de l’identification anthropométrique des criminels, élaborée en France par Alphonse Bertillon, à toute la population étrangère du territoire est de ce point de vue particulièrement éclairant (pp. 131-132).
Le sixième chapitre, supplément à cette réédition de 2018, permet de rattacher cette longue et riche généalogie aux bouleversements les plus contemporains des pratiques d’identification dans l’ère qui s’ouvre au lendemain des attentats du 11 septembre. Une ère marquée par un phénomène d’extension toujours plus large du contrôle des mobilités articulé autour du principe nouveau de war of terror dont s’est prévalu le premier G.W. Bush pour annoncer l’intervention américaine en Irak. Le concept de guerre contre le terrorisme renvoie à une guerre non pas contre un ennemi identifiable, ni contre une ou plusieurs nations, mais contre une stratégie, contre une série de tactiques politiques qui visent à l’affaiblissement symbolique de la puissance des États. Pour les États occidentaux, la logique de cette guerre nouvelle n’est pas tant d’affaiblir un ennemi, par essence toujours fuyant, que de renforcer sa propre puissance de contrôle : Patriot Act, retour de l’internement préventif et de pratiques systématisées de torture par l’armée américaine, standardisation de l’identification biométrique, internalisation en France des dispositions de l’état d’urgence, etc. La guerre contre le terrorisme apparaît comme le nouveau ressort de resserrement de l’étreinte de l’appareil d’État, comme dynamique essentielle d’un mouvement sécuritaire de plus en plus irréversible.
On peut néanmoins reprocher à ce supplément son caractère extrêmement synthétique. En vingt pages, sont passées en revue les transformations fondamentales des services de sécurité intérieure américains, la généralisation de nouvelles procédures de contrôle des migrations et des populations aux États-Unis, au Canada, en Allemagne et en France. Le propos, très descriptif et appuyé essentiellement sur des références législatives, s’il permet bien de faire le point, manque d’un questionnement autour des généalogies propres de cette « war of terror ». Ses origines ne peuvent en effet être circonscrites à la période post-11 septembre, alors notamment que l’expérience de la guerre d’indépendance algérienne apparaît absolument décisive en matière d’élaboration de stratégies de contre-subversion. On aurait aimé retrouver la même richesse et puissance d’analyse que dans les chapitres précédents, mais J. Torpey semble davantage ici vouloir poser des lignes de lecture, proposer des pistes de travail à l’aune d’une histoire déjà écrite. Plus qu’une conclusion actualisée, le sixième chapitre est une invitation, au présent, à poursuivre le questionnement.
par , le 4 novembre 2019
Théophile Lavault, « Le passeport, technologie de capture », La Vie des idées , 4 novembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-passeport-technologie-de-capture
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[1] Pierre Piazza, Histoire de la carte nationale d’identité, Paris, éd. Odile Jacob, 2004 ; Vincent Denis, Une histoire de l’identité. France 1715-1815, Paris, éd. Champ Vallon, 2008 ; Ilsen About et Vincent Denis, Histoire de l’identification des personnes, Paris, éd. La Découverte, 2010.
[2] John Torpey, L’invention du passeport. États, citoyenneté et surveillance, trad. Elisabeth Lamothe, Paris, éd. Belin 2005, p. 19.
[3] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 434-443.
[4] J. Torpey, L’invention du passeport, op. cit., p. 7.
[5] Voir S. Wahnich, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, éd. Albin Michel, 2010 [1997], p. 353-361.
[6] Voir Ilsen About et Vincent Denis, op. cit.