Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), le droit à la santé constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain. Il suppose notamment de pouvoir accéder, en temps opportun, à des soins et de pouvoir financer les traitements et autres actes médicaux. En France, ce droit, garanti par le préambule de la Constitution, est au fondement de la création du système d’Assurance maladie mis en place après la seconde guerre mondiale. À l’origine et aujourd’hui encore, la mission principale de l’Assurance maladie consiste à verser à ses ressortissants des prestations en nature, correspondant au remboursement de leurs frais de santé, et des prestations en espèce pour compenser la perte de revenu pour les personnes devant cesser leur activité professionnelle à cause de raisons de santé. Le système a originellement été construit selon une logique assurantielle, à vocation universelle : les personnes qui travaillent cotisent pour bénéficier et faire bénéficier leurs ayants droit d’une protection contre le risque maladie. Chacun contribue selon ses moyens et reçoit en fonction de ses besoins, à travers un mécanisme de solidarité horizontale entre malades et bien portants.
Dès les années 1970 cependant, ce système a rencontré des limites financières. La croissance du nombre de chômeurs a réduit le montant des cotisations, alors que les dépenses de soins n’ont fait qu’augmenter durant la seconde moitié du XXe siècle. La maîtrise des dépenses est progressivement devenue indispensable et les pouvoirs publics ont pris des mesures de régulation en tentant d’agir sur l’offre et la demande de soins (Palier, 2002). S’agissant de ce dernier point, ils ont augmenté la participation financière des patients aux frais de santé, en particulier pour les soins dits courants (Tabuteau, 2010). Ces mesures n’ont toutefois pas eu l’effet escompté en ce qui concerne la maîtrise des dépenses de santé ; les personnes disposant de revenus suffisants ont en effet souscrit un contrat auprès d’un organisme complémentaire pour bénéficier du remboursement de leurs restes à charge. Des millions de personnes n’ayant que peu de revenus n’ont en revanche pas pu accéder à une telle protection. Les mesures de régulation des dépenses par une action sur la demande de soins ont ainsi induit une augmentation forte des inégalités financières d’accès aux soins en France. Dès les années 1980, les pouvoirs publics, interpellés par les associations au premier rang desquelles Médecins du monde (MDM), ont tenté d’apporter une réponse à ces difficultés. L’Aide médicale départementale (AMD) a notamment été mise en place en 1983. Complexe d’accès et proposant des prestations très inégalitaires d’un département à l’autre (Ruault, 2000), l’AMD a été rapidement critiquée et la Direction de la Sécurité sociale (DSS) du ministère de la Santé s’est efforcée d’élaborer un dispositif plus homogène sur l’ensemble du territoire français.
Ciblage et non-recours
La Couverture maladie universelle (CMU) est le fruit de ces réflexions ; votée en 1999 et mise en application en 2000, elle tend à apporter une réponse à deux types de situations : couvrir les personnes qui n’ont pas de protection maladie de base et permettre à celles qui ont de faibles ressources de bénéficier d’une complémentaire. La Couverture maladie universelle de base (CMU B) permet ainsi l’accès à l’Assurance maladie obligatoire (AMO) pour toutes les personnes résidant en France de manière stable et régulière depuis plus de trois mois. Mais l’innovation de la CMU relève surtout de son volet complémentaire. La CMU C ouvre droit, sous conditions de ressources et sur critère de résidence, à une protection complémentaire santé gratuite. Elle garantit ainsi à ses bénéficiaires la possibilité d’accéder à l’offre de soins sans dépense à charge et sans avance de frais.
En 2004, l’Aide complémentaire santé (ACS) est mise en place. Initialement dénommée crédit d’impôt, elle consiste en une aide pour financer une complémentaire santé individuelle afin de « minimiser l’incidence négative de l’effet de seuil [de la CMU C] sur l’accès effectif aux soins » (IGAS, 2001) [1]. Entre 2002 et 2004, plusieurs mesures du genre ont déjà été expérimentées, sans jamais trouver leur public. Elles ont en outre été l’objet de virulentes critiques concernant leurs modalités de financement et le flou qu’elles induisent dans la répartition des rôles entre Assurance maladie obligatoire et Assurance maladie complémentaire. Certains acteurs au sein de « l’élite du Welfare » (Genieys et Hassenteufel, 2001) ont proposé des solutions alternatives, par exemple le bouclier sanitaire [2], pour préserver, dans notre pays, un égal accès aux soins pour tous.
Avec la création de dispositifs assistanciels tels ceux de la CMU C et de l’ACS, il s’agit en effet de faire en sorte que les personnes ne renoncent pas à se faire soigner pour des raisons financières. Il est d’ailleurs important de préciser que la loi afférente à la CMU a été votée dans le sillage d’un autre texte législatif majeur, plaçant en son cœur l’exigence de rendre effectifs les droits fondamentaux : la loi relative à la lutte contre l’exclusion de 1998 dont l’article 1er stipule la nécessité « de garantir l’accès effectif de tous aux droits fondamentaux, tels que l’emploi, le logement, la protection de la santé et les soins, l’éducation et la culture ». Bien que symbole de l’universalisation de l’accès à la protection de la santé en France, la CMU C et l’ACS n’en restent pas moins des dispositifs qui relèvent du ciblage, technique consistant à concentrer les budgets sociaux sur ceux qui en ont le plus besoin. Or le ciblage de la protection sociale peut avoir des conséquences paradoxales ; en définissant tout un ensemble de critères pour délimiter la cible d’un dispositif de protection, il complexifie l’accès aux droits des populations potentiellement éligibles. Il induit également une forme de stigmatisation découlant du processus de désignation de cibles (Handler et al., 1969). En ce sens, les dispositifs ciblés sont plus exposés au non-recours aux droits que les prestations de type assurantiel (Millar et al., 1984 ; Hernanz et al., 2004). Le non-recours désigne le fait que des personnes qui pourraient prétendre à certaines offres publiques n’en bénéficient pas (Warin, 2010).
La « découverte » du non-recours à la CMU
En matière de CMU, le phénomène est toutefois peu investigué dans les premières années de mise en œuvre du dispositif. Poser la question du non-recours semble, à cette période, quelque peu à contre-courant, la CMU C ayant précisément été créée pour répondre au problème des « sans complémentaires » comme les dénomme le Haut comité de la santé publique (HCSP, 1998). D’autant qu’en quelques années, le nombre de personnes couvertes par la complémentaire gratuite dépasse largement celui de l’AMD. Alors qu’en 1998, 3 millions de personnes en disposent, la CMU C, dès sa seconde année de mise en œuvre, concerne 4,5 millions de bénéficiaires (Volovitch, 2003). Dans ce contexte, on s’accorde à affirmer que la nouvelle prestation apporte une réponse forte aux difficultés financières d’accès aux soins (IGAS, 2001) et au problème du non-recours à la complémentaire. Parallèlement, les organismes d’Assurance maladie, auxquels la gestion des droits CMU a été confiée, perçoivent le non-recours comme une critique potentielle de leur manière d’appliquer le dispositif (Revil, 2014). Leurs fonctionnements productifs ont en outre tendance à « invisibiliser » les multiples difficultés d’accès aux droits que peuvent rencontrer leurs ressortissants. Une autre raison permet en partie d’expliquer le peu d’intérêt porté au non-recours à la complémentaire gratuite et aidée à cette période : le début des années 2000 marque pour les organismes sociaux en France un renforcement des pratiques de lutte contre la fraude aux prestations sociales (Revil, 2012). L’heure est ainsi davantage à la traque des abus qu’à la prise en compte de la sous-utilisation des droits assistanciels (Revil, 2014).
Les raisons expliquant le désintérêt pour le non-recours à la CMU sont rarement exposées au grand jour et les acteurs de la protection maladie se justifient en invoquant l’invisibilité du phénomène, l’absence de connaissances et la difficulté d’en produire. Il est vrai que, de manière générale, le non-recours aux droits se caractérise par une forme d’invisibilité et n’est pas directement observable (Revil, 2008a). Il n’est pas aisé de repérer, d’identifier et de « mesurer ce que l’on ne connaît pas » (Afsa, 1996). En 2006, le Fonds de financement de la protection maladie complémentaire, plus communément dénommé Fonds CMU, décide d’enclencher l’effort méthodologique pour lever le voile sur le non-recours à la CMU C.
Le non-recours dans la santé : quantification
L’organisme commande plusieurs études afin de construire des données chiffrées et qualitatives. Les trois équipes de recherche chargées de réaliser les travaux soulignent unanimement la complexité des opérations de mise en visibilité du phénomène. Elles arrivent tout de même à estimer des taux de non-recours primaire, c’est-à-dire à quantifier combien de personnes au sein d’une population repérée comme potentiellement éligible à la CMU C ne bénéficient pas de leurs droits, et indiquent communément que le non-recours n’est pas marginal. Ainsi, les premiers taux élaborés oscillent entre 14 et 32% (Berrat et Paul, 2006 ; Revil, 2006 ; Dufour-Kippelen, Legal et Wittwer, 2006). Le chiffrage du non-recours à la complémentaire devient plus fréquent dans les années suivantes, en particulier concernant les minima sociaux. En 2007, 16% des allocataires du RMI sont en non-recours, en 2008 les taux sont de 25% pour les allocataires de l’Allocation adulte handicapé (AAH) et de 38% pour ceux de l’Allocation parent isolé (API) (Revil, 2008b). En 2010, les estimations du Fonds CMU indiquent un taux global de non-recours de 29% parmi les ressortissants du Revenu de solidarité active (RSA) « socle » (Fonds CMU, 2010). Pour l’ACS les taux ont toujours été nettement plus élevés. En 2007, le bénéfice de cette aide ne concerne que 10% de la cible (Franc et Perronnin, 2007). En 2008, dans un département français, le non-recours atteint 81% pour l’API et 92% en ce qui concerne l’AAH (Revil, 2008b). En 2014, le Fonds estime globalement que le phénomène se situe, en fonction des départements, entre 21 et 34% s’agissant de la CMU C et entre 57% et 70% pour l’ACS (Références CMU, 2014).
Non-recours, manque d’information et complexité administrative
L’ignorance est la première cause du non-recours. S’agissant de la CMU C, les personnes qui méconnaissent totalement le dispositif sont, somme toute, minoritaires ; cependant, les informations dont disposent celles qui disent connaître le dispositif sont lacunaires et entachées d’incompréhensions (Revil, 2014). Les manques d’information sont relatifs aux caractéristiques du dispositif – par exemple, s’agissant du droit d’option pour décider du gestionnaire de la CMU C –, mais portent aussi sur le lieu où les personnes doivent se présenter pour entamer des démarches et sur les modalités du renouvellement des droits. Les parcours individuels sont ainsi jalonnés d’incompréhensions successives qui sont autant de possibilités d’abandon des démarches. Les problématiques informationnelles sont encore plus présentes en ce qui concerne l’ACS ; plus de la moitié des bénéficiaires potentiels expliquent en effet ne pas connaître le dispositif (Revil, 2008b). Malgré la multiplication de campagnes de communication entre 2007 et 2009, la connaissance minimale qu’ont les ressortissants potentiels de cette aide reste donc insuffisante et les incompréhensions sont par la même légion.
Si les problèmes de nature informationnelle existent pour l’une et l’autre des prestations CMU C et ACS, ils ne se positionnent pas au même moment du processus de recours (Revil, 2014). Dans le cas de la complémentaire gratuite, le manque d’information est particulièrement problématique durant ce que Wim Van Oorschot, chercheur néerlandais qui a élaboré un modèle d’analyse dynamique de la demande et de la non-demande, nomme le « processus d’instruction des droits » (application), incluant le moment du renouvellement (Van Oorschot, 1996). Concernant la complémentaire aidée, le facteur informationnel est davantage actif au moment de la « phase du seuil » (threshold) et de « l’arbitrage » (trade-offs). En effet, pour ce dispositif, le manque d’une connaissance de base empêche nombre de bénéficiaires potentiels de passer la première étape, celle du seuil où « l’individu doit devenir conscient du fait que la prestation existe » (Van Oorschot, 1996). Par ailleurs, le défaut d’une information claire sur la manière d’utiliser l’attestation ACS et sur le type de contrats auxquels elle donne droit, a un impact sur le processus d’arbitrage, autrement dit lorsque « les individus considèrent les facteurs encourageant et inhibant la demande de prestation » (Van Oorschot, 1996). Le fait de ne pas être suffisamment informé peut ainsi amener à juger de manière erronée l’utilité de l’offre par rapport à une situation personnelle.
D’une manière générale, c’est finalement la complexité administrative et les capacités à « s’en débrouiller » que l’on devine en filigrane des situations de non-connaissance et de non-réception des droits à la complémentaire. La « juridicisation » à outrance des procédures d’accès (Chevallier, 1986) et la multiplicité des acteurs entraînent une complexité décourageante, largement source de non-recours. Dans ce contexte, les rencontres avec des professionnels du social, les interactions avec les agents des organismes peuvent constituer des moments d’information sur les droits. Toutefois, la complexité administrative est souvent ressentie comme pesante par les travailleurs sociaux, les services de tutelle et les agents de l’Assurance maladie eux-mêmes. Certains reconnaissent en effet avoir des difficultés à disposer d’une connaissance actualisée sur les droits et être régulièrement à la recherche d’informations précises leur permettant de répondre à l’ensemble des interrogations des potentiels ressortissants (Revil, 2008b ; Chauveaud et Warin, 2009).
Ne pas ou ne plus vouloir demander ses droits
Si des obstacles de type informationnels jalonnent les parcours, induisant des situations de non-connaissance et de non-réception, d’autres raisons contribuent à expliquer le non-recours à la complémentaire. Certains n’arrivent pas à accéder à leurs droits ; d’autres ne veulent pas ou plus les demander. La situation est différente selon que l’on s’intéresse à la CMU C ou à l’ACS. On peut néanmoins regrouper certains cas de non-recours dans la catégorie « non-demande » élaborée par l’Observatoire des non-recours aux droits et services (ODENORE) [3].
S’agissant du non-recours à la CMU C, la question de la stigmatisation est prégnante ; si certains ressortissants potentiels ne veulent pas en bénéficier, c’est bien parce qu’ils refusent d’entrer dans une catégorie qu’ils jugent disqualifiante. Nous l’avons dit, les prestations ciblées sont considérées par leurs bénéficiaires potentiels comme plus stigmatisantes que les droits sans condition de ressources (Handler et al., 1969). La stigmatisation découle alors du processus de désignation, concomitant au ciblage de la protection sociale, par lequel les pouvoirs publics rendent visibles certaines populations plus que d’autres, jetant par là même les bases de la construction d’une image particulière du public concerné. Le degré de stigmatisation dépend en effet de la façon dont le bénéficiaire potentiel et surtout le reste de la société se représentent le rôle d’une prestation.
En ce qui concerne la CMU C, des représentations sont très tôt associées à la prestation, attribuant à ses bénéficiaires une situation de précarité, voire de grande précarité. Alors que les situations des personnes sont nettement plus hétérogènes que cela, le regard commun rattache le « CMUiste » à la grande précarité. Le premier rapport d’évaluation de la CMU indique parallèlement que certains membres du corps médical décrivent des comportements spécifiques chez les bénéficiaires de la CMU C (IGAS, 2001). Des études signalent par la suite que de telles représentations peuvent contribuer à expliquer les comportements de refus de soins de certains professionnels de santé envers les personnes couvertes par la prestation (MDM, 2006). Refus qui ne sont pas sans conséquences sur le recours aux droits. Ainsi, des personnes ayant déjà bénéficié de la CMU C expliquent ne pas vouloir la renouveler à cause des refus de soins qu’ils ont essuyés (Revil, 2006 ; 2008b). Face au sentiment de disqualification découlant de tels comportements, ils disent « préférer » renoncer aux soins ou essayer tant bien que mal de régler les restes à charge ou de payer une complémentaire hors CMU, même si cela leur coûte très cher.
Pour d’autres personnes potentiellement éligibles, la stigmatisation n’est pas en lien avec les comportements des professionnels de santé, mais davantage avec ceux des agents des organismes d’Assurance maladie. Elle peut ainsi être induite ou renforcée par une forme de « culture du soupçon » qui s’est progressivement déployée au sein des caisses, et au delà. La légitimité de la CMU C a très vite été questionnée par les agents de l’Assurance maladie, davantage habitués à la gestion de droits assurantiels connectés au monde du travail (Leduc, 2008). Dans sa thèse intitulée Les ressentiments de la société au travail. La Couverture maladie universelle en quête de légitimité, Sacha Leduc explique dans quelle mesure une logique de ressentiment s’est installée au sein des CPAM par rapport à la prestation assistancielle de la CMU C, poussant certains agents à discriminer les bénéficiaires potentiels et à différencier les demandeurs légitimes de ceux qui ne le seraient pas (Leduc, 2008).
Certaines dispositions prises par les pouvoirs publics sont en outre venues attiser la suspicion ; la Loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2006 a par exemple permis aux CPAM d’évaluer « le train de vie » des demandeurs de la CMU C et de l’ACS lorsque les agents constatent, à l’occasion de l’instruction d’un dossier, une disproportion marquée entre « le train de vie » de ceux-ci et les ressources qu’ils déclarent. Bien que très complexe à mettre en œuvre et finalement peu appliquée, cette disposition tend toutefois à apporter une légitimation aux contrôles informels effectués par certains agents d’accueil (Leduc, 2008).
En ce qui concerne l’ACS, les situations de non-demande sont d’une autre nature. Une partie des bénéficiaires potentiels, bien que connaissant cette aide et les modalités pour y accéder, ne veulent pas en bénéficier. Ils indiquent en effet ne pas pouvoir assumer le reste à payer pour obtenir une complémentaire, même en utilisant l’ACS (Revil, 2008b). Cela se comprend mieux lorsque l’on s’attarde sur leurs restes à vivre mensuels [4], après paiement de l’ensemble des charges fixes. Une étude réalisée en 2010-2011 par l’ODENORE signale que, pour 42% des personnes éligibles à cette aide, le reste à vivre mensuel est inférieur à 100€. En fonction des populations enquêtées, entre 10% et 25% des personnes signalent même n’avoir aucun reste à vivre (André-Poyaud et al., 2011). En mettant en regard la faiblesse des restes à vivre, le prix d’un contrat complémentaire même de gamme intermédiaire et le montant de l’ACS, on peut s’interroger sur l’adaptation du principe de cette aide à la population qu’elle cible.
Une prise en compte du non-recours accrue, mais freinée par des difficultés organisationnelles
Au fil des années, de la production de connaissances, de la mise en évidence du problème par quelques acteurs individuels, le non-recours à la complémentaire trouve une place dans les préoccupations des pouvoirs publics. En 2010, il fait son entrée dans la Convention d’objectif et de gestion (COG) signée entre l’État et la Caisse nationale d’Assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS). Cette convention indique que « les personnes les plus précaires ont droit à des dispositifs spécifiques de protection, mais [que] toutes ne recourent pas à la couverture à laquelle elles peuvent prétendre. [En ce sens], l’objectif de l’Assurance maladie est de réduire les taux de non-recours à ces dispositifs ». Cette reconnaissance clairement exprimée de l’existence de situations de non-recours en matière d’Assurance maladie marque un tournant. Il faut dire que « le recours à la complémentaire santé » est devenu ces dernières années l’un des indicateurs permanents de l’objectif « assurer un égal accès aux soins » du Plan qualité et efficience (PQE) de la branche Maladie [5].
Dans un contexte de gestion du risque visant à maintenir un bon état de santé des populations tout en contraignant les dépenses de soins, l’absence de complémentaire apparaît de plus en plus problématique. Dans ce cadre, la limitation du non-recours à la CMU C et à l’ACS est moins perçue que par le passé comme un coût, mais plus comme une nécessité pour éviter l’aggravation potentielle des problématiques de santé qui peut découler du renoncement aux soins. En France, pays où l’organisation des soins primaires reste faible et où leur accès n’est pas basé sur un principe de gratuité intégrale, les dispositifs visant à renforcer l’accessibilité financière aux soins constituent pour l’instant les principaux leviers pour limiter les inégalités sociales de santé (Bourgueil et al., 2012). Lors du colloque organisé à l’occasion des dix ans de la loi CMU, la Direction de la sécurité sociale (DSS) du ministère de la Santé a d’ailleurs rappelé la priorité du gouvernement de généraliser l’accès de tous les Français à une complémentaire santé. Le gouvernement Ayrault a fait de même en 2013 dans son Plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté. On comprend alors que l’intérêt croissant porté au non-recours n’est pas conduit par une volonté de supprimer ces droits, d’en modifier profondément la nature ou de chercher d’autres moyens de protection, mais bien de les rendre effectifs.
Le non-recours à la complémentaire devient ainsi l’affaire, en premier lieu, des organismes de l’Assurance maladie instructeurs et gestionnaires de ces dispositifs. Ceux-ci se voient contraints de « réduire les décalages qui peuvent exister entre l’affirmation des droits et leur exercice réel » (Borgetto, 2008). La concrétisation de la lutte contre le non-recours ne va cependant pas de soi et bouscule des pratiques et une organisation du travail mises en place pour gérer des droits de nature assurantielle, dans une logique principalement productive. Elle emporte la reconnaissance de la « non-captivité » de certains publics, une nécessaire évolution de la posture d’action des organismes administratifs, habituellement en attente de l’usager, et une prise en charge plus individualisée des personnes rencontrant des difficultés d’accès aux droits.
Autant d’éléments qui peuvent venir contrarier l’organisation traditionnelle des services, heurter les indicateurs de productivité, mais également travailler les représentations des agents administratifs quant à leurs missions et à la manière de les remplir. Si certains perçoivent le non-recours aux prestations ciblées de l’Assurance maladie comme un problème pouvant potentiellement empêcher ou complexifier l’accès aux soins, pour d’autres, la limitation du non-recours aux droits ne participe toujours pas des priorités institutionnelles. Elle reste alors perçue comme étant à l’extrême limite de la responsabilité des organismes, la représentation du rapport avec les publics demeurant pour beaucoup du type « à prendre ou à laisser ». Dans cette perspective, la responsabilité de se porter demandeur et de franchir les étapes qui mènent à l’ouverture des droits repose encore bien souvent unilatéralement sur les individus (Revil, 2014). Les injonctions à la responsabilisation et à l’autonomie adressées aux bénéficiaires potentiels ou effectifs des politiques sociales tendent en parallèle à nourrir un refus d’assister les personnes dans la réalisation de leurs démarches administratives.
Aller plus loin
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