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Recension Histoire

Le musée de l’Autre

À propos de : Delpuech, Laurière, Peltier-Caroff, dir., Les années folles de l’ethnographie. Trocadéro 1928-1937, Muséum national d’histoire naturelle


par Maria Beatrice Di Brizio , le 13 décembre 2018


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L’ethnologie française s’est longtemps distinguée par sa préoccupation pour les cultures matérielles, la conduisant à développer la forme muséale. Le Musée d’ethnographie du Trocadéro connaît un véritable âge d’or entre les années 1928 et 1937.

Ouvert au public en 1882, le Musée d’ethnographie du Trocadéro (MET) connaît une réorganisation profonde dans les années 1928-1937, avant de céder la place au Musée de l’Homme, inauguré en 1938. Le volume collectif Les années folles de l’ethnographie. Trocadéro 28-37, coordonné par André Delpuech, Christine Laurière et Carine Peltier-Caroff, prend pour objet cette dernière décennie du MET. Le choix d’une chronologie brève pour un ouvrage de grande envergure, totalisant plus de mille pages, permet d’explorer les dimensions muséologiques et scientifiques, sociales et culturelles du processus de rénovation du musée, ainsi que le rôle joué par le MET dans l’institutionnalisation de l’ethnologie française et dans la constitution de son identité disciplinaire. Ce souci d’exhaustivité microhistorique, allant jusqu’à documenter les pratiques d’étiquetage et de numérotation des collections, constitue l’apport véritablement novateur du présent volume, qui vient compléter et enrichir les travaux existants sur l’histoire du musée.

Focalisant l’attention sur la décennie 1928-1937, l’ouvrage décrit et analyse un véritable âge d’or des rapports entre musée et ethnologie. Le musée confère au savoir ethnologique une reconnaissance scientifique et sociale auprès d’un vaste public et le projet muséologique traduit, comme la recherche ethnographique de terrain, l’exigence d’organiser les archives des sociétés traditionnelles. Mobilisant une remarquable érudition, le volume nous restitue les différents aspects de cet âge d’or, qui n’a pas d’équivalents, à la même époque, en dehors du contexte français. Ailleurs, dans les années 1930 – au Royaume-Uni et aux États-Unis, notamment – le musée ne jouait pas le même rôle qu’il avait en France, l’anthropologie sociale et culturelle ayant trouvé son centre de gravité dans les institutions universitaires et relégué au second plan l’étude de la culture matérielle [1]. L’ouvrage nous offre ainsi un cadre passionnant du lien privilégié de l’ethnologie française des « années folles » avec l’institution muséale.

Un âge d’or des liens entre musée et ethnologie

Comme le précise C. Laurière (« Introduction », p. 7-45), les « années folles de l’ethnographie » sont ouvertes, en 1928, par le rattachement du MET au Muséum national d’histoire naturelle. Paul Rivet, titulaire de la chaire d’anthropologie du Muséum, en assume la direction : son projet est de réorganiser le MET pour en faire un « musée-laboratoire » (p. 9) associant recherche, conservation et exposition, diffusion des connaissances et vulgarisation, sur le modèle du Muséum. Ce programme de rénovation, qui se veut résolument modernisateur, est motivé par l’état de désuétude dans lequel verse le musée dans les années 1920 : sous-financé par les pouvoirs publics, dépourvu de réserves et manquant de personnel, l’établissement ne pouvait pas assurer la conservation, la valorisation et l’intelligibilité même de ses collections. Le projet de Rivet, visant à faire du MET la vitrine de l’ethnologie, traduit un idéal de démocratisation et d’internationalisation de la science et entend documenter « l’unité de l’homme dans la pluralité des cultures » (p. 44). Le musée est également envisagé comme témoin de la puissance coloniale française et d’un nouvel humanisme, refusant tous les stéréotypes dépréciatifs – « esthétiques, culturels, raciaux » – dont étaient frappées les populations lointaines (p. 44 ; cf. aussi C. Laurière p. 410, 443). Dans l’actualisation de cet ambitieux projet, Rivet sera secondé par Georges Henri Rivière, nommé sous-directeur en 1928. Compositeur et musicien, passionné par le jazz et proche des milieux artistiques et littéraires avant-gardistes, ainsi que des réseaux mondains parisiens, Rivière fut engagé après que Rivet eut visité l’exposition « Les arts anciens de l’Amérique », qu’il avait organisée avec Alfred Métraux au Musée des arts décoratifs en 1928. Conciliant érudition et valorisation des qualités esthétiques des objets, l’exposition suscita l’admiration de Rivet, qui fut également séduit par l’aptitude de Rivière à mobiliser plusieurs types de publics et réseaux sociaux, à la fois savants, artistiques et mondains.

Les études coordonnées par A. Delpuech, C. Laurière et C. Peltier-Caroff montrent qu’à partir de 1928, sous l’égide de Rivet et Rivière, le musée sera mis au diapason des nouvelles tendances muséologiques concernant la conservation et l’exposition des collections, ainsi que la communication muséale. Rétrospectivement désignée par Rivière comme la « grande aventure de la période 1928-1937 », cette phase de modernisation s’inscrit dans un contexte intellectuel et scientifique marqué par la redéfinition progressive de l’ethnologie comme discipline de terrain, visant à documenter la pluralité des cultures, ainsi que par le goût de l’exotisme et l’intérêt pour les arts dits « primitifs ». Les travaux réunis dans Les années folles de l’ethnographie, et l’introduction signée par C. Laurière, montrent qu’au cours des années 1928-1937 l’ethnologie, bien que faiblement institutionnalisée, parvient à dialoguer avec artistes, poètes, écrivains, musiciens et danseurs, son rayonnement dépassant le cadre des seuls mondes savants.

Par ses activités scientifiques et d’animation le MET contribue au processus de professionnalisation du champ de savoir ethnologique et à l’élargissement de sa sphère d’influence au-delà des cercles scientifiques. La rénovation du MET, accompagnée d’une politique très active d’enrichissement des collections et rythmée par plus de soixante inaugurations de salles nouvellement aménagées et d’expositions temporaires, connaît un franc succès et contribue à remettre en cause les représentations des peuples lointains comme « sauvages » voire « dégénérés » (C. Laurière p. 443, 410). Par l’analyse de la civilisation matérielle, le musée montre en effet « aux visiteurs tout ce qu’ils peuvent avoir en commun avec cette humanité exotique », notamment « le geste », « la technique et l’art » (C. Laurière, p. 410), promouvant ainsi une redéfinition du rapport à l’altérité culturelle chez ses publics.

L’ethnographie mise en musée

Les essais présentés dans Les années folles de l’ethnographie, organisés en trois grands axes thématiques, explorent tous les aspects de la restructuration du MET, en procédant de l’objet (première partie), aux activités scientifiques du musée, centrées sur la recherche de terrain et la collecte d’artefacts (deuxième partie), pour arriver à la médiatisation de l’ethnographie (troisième partie). Les études de la première partie nous renseignent ainsi sur les critères de sélection et présentation de l’objet ethnographique, visant à le distinguer de l’objet d’art et à rendre intelligibles ses significations sociales ; les modalités d’enregistrement, classement, catalogage et conservation des collections, ainsi que leurs moyens d’identification ; les innovations permettant de mettre le MET en résonance avec le discours muséologique contemporain, prescrivant une présentation sélective et pédagogique des collections et la constitution de réserves assurant le stockage des objets non exposés. Le Trocadéro adoptera une approche muséographique scientifique, privilégiant la valeur documentaire de l’objet et sa contextualisation ethnographique, sans renoncer à valoriser ses qualités esthétiques.

Les essais de cette première partie mettent également en évidence les différents réseaux sociaux mobilisés autour du MET – scientifiques, littéraires, artistiques, mondains, médiatiques, financiers - et notamment le réseau de la Société des amis du Musée d’ethnographie du Trocadéro (SAMET), tout en éclairant les politiques d’acquisition des objets, basées sur le don, la collecte de terrain et le transfert de fonds ethnographiques provenant des collections publiques. La première section du volume analyse enfin l’extension à la préhistoire exotique du domaine de compétence du MET et prend en compte les sources de financement de l’institution. Il en ressort ainsi que l’activisme de Rivet et Rivière, et la SAMET, comptant parmi ses membres plusieurs représentants des élites françaises, jouèrent un rôle crucial dans le financement du nouveau Trocadéro.

Le primat de l’objet et de la culture matérielle

La deuxième partie de l’ouvrage, consacrée aux activités scientifiques du MET, reconstitue la recherche de terrain financée ou patronnée par le musée : couvrant tous les continents, impliquant l’ethnologie, l’archéologie et la linguistique, les missions des années 1928-1937 traduisent une conception de l’ethnologie comme science du concret, visant à constituer les archives des sociétés traditionnelles et accordant une place centrale à la culture matérielle et à l’objet, dans le sillage des enseignements de l’Institut d’ethnologie fondé en 1925 par Marcel Mauss, Paul Rivet et Lucien Lévy-Bruhl. Plus d’une centaine de missions contribuèrent à l’enrichissement des collections du MET et à la professionnalisation de l’ethnologie, l’influence de Mauss et Rivet sur les méthodes des enquêteurs-collecteurs étant soulignée par les études de cette deuxième section.

Ces essais reconstituent les priorités de recherche, le contexte colonial et les variables biographiques structurant l’expérience de terrain, ainsi que les pratiques cognitives associées aux activités de collecte, y compris la rédaction des fiches descriptives consacrées aux objets prélevés. S’ils « sont loin d’être exclusifs », les « terrains sous domination coloniale » sont « privilégiés » (A. Delpuech, C. Laurière, C. Peltier-Caroff p. 339), mais si « l’impérialisme colonial » permet « toutes les enquêtes » (ibid.), la collecte de données anthropométriques est « reléguée au second plan » (C. Laurière p. 436). L’analyse des activités du musée porte enfin sur ses expositions temporaires, ses interactions avec les institutions et organismes scientifiques étrangers ou basés dans l’empire colonial français, et permet d’éclairer les différents réseaux de collaborateurs du MET, notamment les réseaux de collecteurs-observateurs coloniaux.

Faire sortir l’ethnologie des cercles scientifiques

La renaissance scientifique et muséographique du Trocadéro donna lieu à de nombreuses formes et stratégies de médiatisation, bien documentées par la troisième et dernière partie de l’ouvrage. Les études présentées dans cette section montrent ainsi qu’une partie de la recherche de terrain fut présentée dans les volumes de la série « L’espèce humaine » de Gallimard, s’adressant aux spécialistes tout en étant également accessibles au grand public. La presse, y compris les journaux populaires tels France Soir, la photographie et la radio, s’attacha à faire connaître les collections et activités du MET. Les expositions temporaires, les conférences et projections, l’inauguration des nouvelles salles du musée, ainsi que les événements mondains associés à ces initiatives, fournirent de multiples opportunités de diffusion et de médiatisation, ne craignant pas l’alliance entre savoir et vulgarisation. La « grande aventure » orchestrée par Rivet et Rivière s’achève en 1937, sans qu’il y ait une véritable continuité avec le Musée de l’Homme, selon C. Laurière : si le MET était un musée consacré à la culture matérielle des civilisations traditionnelles, le Musée de l’Homme prendra en compte « l’homme biologique et culturel » (« Introduction », p. 8, italiques de C. Laurière).

Enrichi par un vaste appareil iconographique et documentaire, de nombreux encadrés, des tableaux chronologiques de synthèse publiés en annexe, Les années folles de l’ethnographie s’avère un instrument incontournable pour la compréhension du rôle joué par le dernier MET dans le développement historique de l’ethnologie et de la muséographie ethnographique françaises. Offrant une multi-contextualisation de l’action muséale, l’ouvrage illustre les débuts du processus d’autonomisation de l’ethnologie vis-à-vis de l’anthropologie physique, tout en reconstituant ses relations avec la sociologie durkheimienne et ses expressions institutionnelles dans les années 1920 et 1930. Par l’attention accordée à la constitution de l’objet ethnographique et aux pratiques matérielles et cognitives qu’il implique, les auteurs du volume proposent aussi de précieux éclairages sur le mode de construction des empiricités des sciences humaines, permettant d’en appréhender le caractère historique et social. L’ouvrage contribue ainsi à la réflexion anthropologique sur l’ethnologie muséale, bien illustrée en France par les travaux de Benoît de l’Estoile (op. cit.), et permet d’apprécier pleinement la présence marquante de l’ethnologie dans la vie intellectuelle et culturelle française des années 1928-1937, ainsi que ses liens avec l’institution muséale.

Les années folles de l’ethnographie. Trocadéro 28-37. Sous la direction d’André Delpuech, Christine Laurière, Carine Peltier-Caroff, Publications scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 2017, collection « Archives », 1008 p.

par Maria Beatrice Di Brizio, le 13 décembre 2018

Pour citer cet article :

Maria Beatrice Di Brizio, « Le musée de l’Autre », La Vie des idées , 13 décembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-musee-de-l-Autre

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Notes

[1Benoît de L’Estoile, Le goût des Autres. De l’Exposition coloniale aux Arts premiers, Paris, Flammarion, 2007, p. 141, 182, 184 ; Alice L. Conklin, In the Museum of Man : Race, Anthropology and Empire in France, 1850-1950, Ithaca, London, Cornell University Press, 2013, p. 103-105 (tr. fr. Exposer l’humanité : race, ethnologie et empire en France, 1850-1950, Paris, Muséum national d’histoire naturelle, 2015) ; Christine Laurière, « Le Musée d’ethnographie du Trocadéro, centre de gravité de l’ethnologie française (années 1930) », in Jean-Louis Georget, Hélène Ivanoff, Richard Kuba (sous la dir.), Kulturkreise, Leo Frobenius und seine Zeit, Berlin, Reimer, 2016, p. 117-129, cf. p. 119 ; George W. Stocking, « Philanthropoids and Vanishing Cultures : Rockfeller Funding and the End of the Museum Era in Anglo-American Anthropology », in George W. Stocking (sous la dir.), Objects and Others : Essays on Museums and Material Culture, Madison, The University of Wisconsin Press, 1985, p. 112-145.

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