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Le monde des critiques d’art

À propos de : Isabelle Mayaud et Séverine Sofio (dir.), « Nouveaux regards sur la critique d’art au XIXe siècle », Sociétés & Représentations.


par Adèle Cassigneul , le 12 septembre 2016


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À partir de la fin du XVIIIe siècle, un discours critique émerge qui s’impose bientôt comme un intermédiaire entre le public et les œuvres. La revue Sociétés et Représentations revient sur la professionnalisation progressive du milieu, et sur sa féminisation.

Recensé : Isabelle Mayaud et Séverine Sofio (dir.), « Nouveaux regards sur la critique d’art au XIXe siècle », Sociétés & Représentations, n° 40, automne 2015.

Pour sa dernière livraison, Sociétés & Représentations a fait coup double. Le numéro regroupe exceptionnellement deux volets. L’un poursuit l’approche thématique de la revue, avec un dossier consacré à la figure du critique d’art au XIXe siècle ; pour fêter les vingt ans de l’aventure lancée en 1995, l’autre propose une pause réflexive et rétrospective pour évaluer le chemin parcouru depuis lors au travers d’une série de passionnants témoignages.

Plus que jamais, ce volume colle à son ambition première, celle d’interroger les représentations au prisme des sciences humaines et sociales. Faisant le pari d’un « sérieux sans académisme », la revue propose d’éclairer des questions de société par une approche pluridisciplinaire qui emprunte ses outils à la sociologie, à l’histoire politique, culturelle et des sensibilités, à l’histoire de l’art et des médias ou à l’anthropologie, et couvre une large période depuis l’époque moderne jusqu’à la période contemporaine. Elle souhaite « permettre des jeux de regards aux frontières partagées entre les disciplines » (p. 255) et cultive un goût assumé pour le « bricolage » que son refus des cloisonnements présuppose.

Domaines artistiques

Fidèle à cette ligne, le dossier coordonné par I. Mayaud et S. Sofio vise à faire un état des lieux sur la critique des arts comme champ d’étude et, partant, à remédier à l’atomisation et à l’isolement des chercheurs venant d’horizons différents (histoire, sociologie, histoire de l’art et musicologie), ainsi qu’à proposer de nouveaux éclairages sur la critique des arts au XIXe siècle. Plus précisément, il offre un regard sur des domaines artistiques variés (peinture, photographie, lithographie et musique) afin de « promouvoir l’investissement de la critique par les sciences sociales » (p. 21). Contre la spécialisation sous-disciplinaire, les coordinatrices du numéro ont privilégié une pluralité d’approches afin de mettre en dialogue différents domaines de l’art.

À la croisée des regards, les articles s’attachent à « comprendre comment les critiques procèdent afin de faire valoir la légitimité de l’expression de leur point de vue et de consolider leur position au sein de l’espace public » (p. 21). Adoptant une perspective sociale, ils recoupent quatre grandes thématiques pour participer « du et au renouvellement des études de la critique » (p. 14). Ainsi témoignent-ils de l’apparition d’un discours spécifique et spécialisé pour souligner l’hétérogénéité des pratiques et des profils de ceux qui constituent une instance intermédiaire nécessaire et revenir sur l’aspect créatif de la critique alors pratiquée.

Par souci de lisibilité et pour mieux mettre en valeur l’intérêt du travail présenté, je retiendrai ces fils directeurs que les études entrecroisent : à la faveur de virulents débats esthétiques, la critique d’art du XIXe siècle fait émerger une communauté de goût et commence à protéger ses intérêts ; innovante et relativement ouverte, elle participe de l’apparition de femmes critiques et rend compte des bouleversements provoqués par certaines innovations techniques dans le champ de l’art.

Une communauté de goût

Comme le souligne l’introduction,

le discours critique se fait plus homogène à partir de l’Empire, à mesure que la pratique de la critique se professionnalise, se légitime elle-même et se normalise dans le contexte de l’essor de la presse et de l’extension du public pour les beaux-arts ou la musique. (p. 15)

Pour autant, S. Bakkali rappelle que, dès la fin du XVIIIe siècle, des marchands experts, véritables connoisseurs, se démarquent des critiques littéraires et des artistes pour produire un discours sur l’art qu’ils diffusent dans les catalogues de vente. Forts d’une éducation picturale, ces marchands, maîtres peintres pour la plupart, revendiquent de pouvoir juger de la valeur esthétique des tableaux. Diffusés à un large public, leurs catalogues se révèlent être de véritables outils de connaissance et d’érudition qui permettent au discours marchand d’asseoir sa légitimité morale dans l’espace public.

À cette dimension professionnelle, s’ajoute, dans les premières années du XIXe siècle, une question de génération. S’intéressant aux formes de « dissidence esthétique et morale » (p. 19), S. Hanselaar et S. Sofio reviennent sur les débats houleux entre anciens et modernes autour du groupe des Méditateurs pour l’une et de la bataille romantique pour l’autre. Chaque fois le discours critique prend position. Soit, autour de 1800, il s’attache à construire « une image négative de la pensée des Méditateurs » (p. 131) qui contestent le manque de modernité de leur maître, David ; soit, suite à l’éclatement de l’École française après 1815, devenu légitime et prescriptif, il se voit monopolisé pas la jeune génération des « enfants du siècle » qui impose un cadre critique romantique emprunté à l’espace littéraire.

Devenu performatif, le discours critique détient peu à peu le monopole du discours sur les œuvres et s’impose de fait comme un intermédiaire indispensable entre le public, d’une part, et les artistes et leurs œuvres, d’autre part.

Défense et illustration de la critique

Avec l’homogénéisation et la normalisation de la critique entre la fin de l’Ancien Régime et le milieu du XIXe siècle, les critiques d’art ressentent le besoin de produire une identité professionnelle collective. I. Mayaud s’attarde sur la création, en 1877, du Cercle de la critique musicale et dramatique, collectif « familial » qui se professionnalise pour devenir, en 1902, l’Association syndicale professionnelle et mutuelle de la critique dramatique et musicale. Véritable « autorité normative » (p. 92), celle-ci va façonner l’identité professionnelle des critiques, représenter et défendre les intérêts politiques, économiques et sociaux de la profession.

En lien avec ce « processus d’autolégitimation », qui implique des « discours de justification et de positionnement » (p. 18), un « droit de critique » se met en place. M. Béra se penche sur les lois de 1819 et de 1822 qui, à l’époque, régissent le droit de la presse et à partir desquelles « la jurisprudence a modelé un droit [et] dessiné les contours d’une pratique légitime » (p. 59). Dans ce contexte, l’affaire Van Beers-Solvay de 1882 vient confirmer cette reconnaissance d’un « droit incontestable de la critique », ainsi que l’affirmation d’une critique « exigeante, spécialisée et digne de l’art ».

K. Dierckx lit dans la victoire du critique L. Solvay la revendication d’une autonomie et d’une indépendance, que l’affaire de l’Orgue de Gand avait mis à mal en 1856. Examinant le problème de la liberté de parole de journalistes complaisants, qui dépendaient de banquiers et de commerçants ou des institutions, R. Campos souligne l’« aspect mercantile de la plupart des informations diffusées par la presse » à l’époque du scandale. Il analyse une pratique journalistique qui s’impose comme « une des formes du négoce artistique ». Sur le marché des biens musicaux, « idées et opinions esthétiques se monnayent sans états d’âme » (p. 245).

Les femmes critiques

Avec la consolidation du statut du critique, le milieu du siècle assiste également à l’émergence de la femme critique d’art et à la féminisation concomitante des discours et des pensées critiques sur l’art. C. Foucher Zarmanian étudie le « dialogue solidaire et fécond entre praticiennes et critiques d’art du même sexe » (p. 127) pour souligner l’avènement de visions singulières dans un contexte culturel et éditorial militant. Faisant valoir les compétences et le talent des femmes artistes, les femmes critiques prenaient « le contre-pied de la critique dominante qui reléguait les [premières] au rang d’aimables dilettantes ». Faisant de leur féminité l’origine d’un point de vue privilégié, elles capitalisent sur leur « place d’outsider » (p. 146) dès la fin du XVIIIe siècle et, selon H. Jensen, invoquent leur sexe pour donner une légitimité sensible et morale à leur stratégie rhétorique.

Le portrait de Camille Delaville que dresse J. Rogers est bienvenu. Voulant « exalter les femmes-artistes célèbres et montrer leur quotidien », la critique, chroniqueuse de « mes contemporaines » à la fin des années 1880, revendiquait un point de vue « spécifiquement féminin » (p. 118) dans le but de négocier une place et d’articuler un discours à l’époque où le droit des femmes à intégrer la sphère publique n’était pas acquis.

Arts de la reproductibilité

Enfin, le numéro accorde une place à la naissance des nouvelles visibilités : il s’intéresse à l’élaboration d’un discours critique autour d’innovations techniques, ici la lithographie et la photographie.

Revenant sur l’indifférence critique qui accueillit les débuts de la lithographie en Europe, G. Brouwers remarque que la presse « signale une évolution technique », mais ne l’accompagne d’ « aucune réflexion esthétique » (p. 187). Jugé industriel, le procédé était méprisé, car destiné « au petit peuple et à la propagande bonapartiste ». Le manque d’intérêt critique allait alors à contre-courant des usages de l’époque.
Pour sa part, la photographie s’est vue ériger en contre-modèle scandaleux de la peinture. Comme le rappelle P.-L. Roubert, elle s’est imposée comme un véritable leitmotiv critique pour mesurer les limites de l’art. Évincé des débats esthétiques, le « fait photographique » s’impose dès lors comme un élément essentiel des analyses picturales. Le diagnostic de l’état de la peinture qu’il permet contribue ainsi à construire la photographie comme « objet de la critique d’art » (p. 20).

par Adèle Cassigneul, le 12 septembre 2016

Pour citer cet article :

Adèle Cassigneul, « Le monde des critiques d’art », La Vie des idées , 12 septembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-monde-des-critiques-d-art

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