Recensé : L’Occident vu de Russie. Anthologie de la pensée russe de Karamzine à Poutine, choix, présentations et traductions de Michel Niqueux, préface de Georges Nivat, Paris, Institut d’études slaves, 2016, 790 p., 36 €.
« La Russie est un sphinx.
Exultante et triste
Ruisselante d’un sang noir ruisselant sur elle
Elle te regarde, te regarde toujours,
Avec haine, avec amour »
C’est en janvier 1918 qu’Alexandre Blok lançait à l’Europe son appel célèbre et ambigu à rejoindre le « festin fraternel et joyeux » de la Révolution. Traduit en 1922 par Pierre Pascal dans la revue Clarté, le poème « Les Scythes » prend un sens nouveau à la lecture de la magistrale anthologie proposée par Michel Niqueux, L’Occident vu de Russie. Anthologie de la pensée russe de Karamzine à Poutine.
Loin des clichés
Dans sa préface, Georges Nivat souligne avec raison que les Français n’aiment guère les anthologies, préférant à une réflexion argumentée et référencée les chocs spectaculaires d’idées souvent simplifiées et décontextualisées. On pourrait ajouter qu’ils préfèrent aussi aux dictionnaires critiques les « dictionnaires amoureux » reflétant, avec plus ou moins de pertinence, l’opinion d’un seul auteur. De fait, qu’elle soit abordée sur le papier, sur Internet ou dans les conversations de salon, la question de la relation entre la Russie et l’Occident fait fleurir à grande vitesse les points de vue personnels et les clichés.
Peuple jeune contre vieille Europe décadente, sens du collectif contre individualisme, religion contre raison, esprit contre matérialisme, élève contre maître, humiliation contre domination – autant de couples polémiques, autant d’antinomies essentialisées qui illustreraient une relation d’amour/haine, sans synthèse ni évolution possible, entre la Russie et l’Occident.
Il faut donc saluer l’entreprise de Michel Niqueux, qui permet précisément de comprendre la construction idéologique de la différence par un retour aux sources mêmes du débat d’idées. Celui-ci a fait de l’Occident, comme l’indique l’exergue de l’ouvrage, un « modèle à imiter, rattraper, dépasser, régénérer ou rejeter ». 365 textes de 140 auteurs russes sont présentés, dont deux tiers de traductions inédites, grâce à l’immense culture de l’auteur, mais aussi au travail éditorial et critique particulièrement soigneux réalisé par l’Institut d’études slaves, proposant la généalogie des documents, des biographies, des portraits illustrés, une bibliographie, un index des noms propres et des thèmes (qui permet de suivre transversalement des enjeux-clés tels que l’usage de la langue russe ou l’éducation).
Une érudition intelligente est placée au service de tout lecteur curieux de se faire lui-même une opinion et de s’immerger, sans anachronisme ni parti pris, dans un débat qui se déploie de la Révolution française à nos jours.
Slavophiles versus occidentalistes
Michel Niqueux contribue à rééquilibrer une profonde dissymétrie dans la traduction et la lecture des auteurs russes, beaucoup moins connus et lus en France que ne le sont les philosophes, historiens, sociologues ou écrivains français en Russie. Les auteurs russes polyglottes – beaucoup écrivent directement en français – sont souvent des voyageurs, des passeurs, parfois des agents d’influence, qui polémiquent tant entre eux qu’avec l’élite française, allemande ou britannique. Ils sont journalistes, professeurs, recteurs, parfois ministres comme Sergueï Ouvarov, auteur sous Nicolas Ier de la formule qui fondera le nationalisme officiel jusqu’en 1917 : « orthodoxie, autocratie, nationalité (narodnost’) ». Ils sont aussi poètes et écrivains, de Pouchkine dénonçant les « calomniateurs de la Russie » en 1831 à Dostoïevski et son « idée russe » de synthèse universelle, de Tolstoï à Soljenitsyne.
On voit émerger de tragiques figures de persécutés : les « Décembristes » emprisonnés, Piotr Tchadaev déclaré fou et interdit de publication pour les Lettres philosophiques où il dénie tout apport de la Russie à la civilisation, les socialistes condamnés au bagne (Tchernychevski), exilés (Piotr Dolgoroukov, Piotr Struve), ou les deux successivement (Herzen), les émigrés qui placent leurs espoirs dans le « national-bolchevisme » comme Nicolas Oustrialov qui fut fusillé à son retour en URSS en 1937, les opposants assassinés comme Boris Nemtsov. De fascinantes circulations se dessinent avec la pensée allemande (Herder notamment) et les romantiques français, les lectures de Rousseau par Tolstoï, de Flaubert par Gorki, de Nietzsche par Vassili Rozanov, de Balzac par Staline, ou d’Alain de Benoist et de Carl Schmitt par Alexandre Douguine. Le socialisme utopique et le marxisme infusent chez Plekhanov et Lénine, mais aussi chez le philosophe Nicolas Berdiaev, qui s’en détournera en émigration.
Dans une moindre mesure, on perçoit en miroir la fascination des légitimistes français pour la Russie comme conservatoire des principes traditionnels, antirévolutionnaires et antilibéraux, le ping-pong des thèmes renvoyés et inversés (l’Occident pourri, malade, décadent, la tentation de la « muraille de Chine » ou du « cordon sanitaire » contre une contagion redoutée des deux côtés), la séduction du modèle communiste soviétique auprès de grands intellectuels occidentaux, analysée avec finesse par l’historien émigré George Fedotov, puis avec plus d’amertume par Andreï Sakharov dans les années 1960-1970.
L’auteur ne cache guère sa sympathie pour des esprits lucides et inclassables comme Fedotov, l’historien et publiciste Alexandre Gradovski à la fin des années 1880, et pour les rares plumes qui proposent une réflexion large sur le national et l’universel, l’européanité et la russité, en tentant de sortir d’un affrontement binaire. Deux grands courants antagonistes se mettent en place dès la première moitié du 19e siècle, après le rejet fondateur de la double menace politique et militaire représentée par la Révolution française et Napoléon arrivant aux portes de Moscou. Les slavophiles, ainsi désignés par leurs adversaires, défendent une altérité critique face à l’Occident, un retour aux sources russes ou slaves, contre l’« auto-humiliation » (Alexis Khomiakov) de leur pays. Les occidentalistes, Russes « européens » (ou « Français du Nord », selon la formule d’Alexandre Oulybychev) se pensent comme partie prenante d’une civilisation commune et adoptent les grands principes de liberté ou de tolérance.
Les termes eux-mêmes font débat : quel est le sens de « civilisation », de « culture », et comment traduire ces mots en russe ? Le terme d’Occident rivalise avec celui d’Europe. Plus ample, plus idéologique aussi, il s’impose et sera adopté par les Soviétiques, tandis que l’ « eurasisme » déplace la focale géographique du monde slave européen vers l’Asie. Dans le même temps où se déploient des controverses subtiles, c’est tout un répertoire qui se fige. Il s’appuie sur des formules (la « sixième partie du monde », Moscou « troisième Rome »), des stéréotypes politiques (le « complot judéo-maçonnique », la mission de « régénération » de l’Europe par la Russie) et des réalités historiques mythifiées (le baptême de la Russie par Vladimir en 988, le geste démiurgique de Pierre le Grand ouvrant une « fenêtre sur l’Europe » avec la fondation de Saint-Pétersbourg, l’esprit collectif de la communauté rurale ou mir, théorisé dans les années 1850).
L’instrumentalisation de la religion et de l’histoire
À parcourir ces textes, on comprend bien comment certaines idées restent de l’ordre de la controverse, tandis que d’autres – du fait de leurs auteurs ou d’une instrumentalisation postérieure – deviennent des doctrines géopolitiques. L’usage politique du roman national ou de la religion, largement partagé par les États modernes et bien connu en France et en Allemagne, prend dans sa version russe un relief saisissant.
On ne saurait trop souligner l’importance de la dimension religieuse de la coupure entre la Russie et l’Occident et de la nature conflictuelle de la relation entre l’orthodoxie et le catholicisme « latin ». L’interrogation sur la nature chrétienne de l’ « âme russe », sur la liberté de conscience, sur les relations entre l’Église et l’État, sur l’universalisme chrétien, traverse le 19e siècle. Avant 1917, l’orthodoxie vient fonder le pouvoir des tsars et la dénonciation du soutien de l’Europe chrétienne aux Turcs, qui oppriment les Slaves orthodoxes des Balkans, pendant la guerre de Crimée en 1854-1856. Le messianisme russe se tourne aussi vers le Moyen-Orient et l’Asie, pour « refermer l’anneau chrétien qui enserre l’islamisme », comme l’écrit le philosophe Nicolas Fiodorov en 1906.
Après la révolution d’Octobre, les bolcheviks matérialistes et marxistes brisent la synthèse mystique tentée par Maxime Gorki et les « constructeurs de Dieu ». Pour Michel Niqueux, le marxisme-léninisme représente le « stade suprême du courant occidentaliste », s’imposant au détriment du populisme, qui est un slavophilisme sans dimension religieuse, centré sur les enjeux socio-économiques. Lénine critique la culture nationale « grand-russe », mais aussi polonaise, juive et ukrainienne. Staline fera évoluer l’internationalisme vers un « patriotisme soviétique », reprenant une partie de la mythologie nationale et imposant la domination de la langue russe. Les textes montrent bien l’habileté rhétorique des dirigeants soviétiques. Ils se mesurent avec pragmatisme à l’efficacité américaine et se réfèrent à un humanisme partagé contre le fascisme, mais se retournent pendant la Guerre froide contre le « cosmopolitisme occidental » et présentent leur rôle civilisateur et émancipateur envers les « peuples d’Orient » au miroir négatif de l’Europe colonisatrice et de sa bourgeoisie décadente.
La question religieuse retrouve une actualité nouvelle dans l’émigration « blanche ». Quelles que soient leurs divergences, Semion Frank, Dmitri Merejkovski, Nicolas Berdiaev partagent l’idée que la perte de l’« âme chrétienne » du pays doit être une leçon pour l’Europe et que la Russie doit retrouver son rôle spirituel d’intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, entre Dieu et les hommes. Ils se distinguent en cela des « eurasistes » de la revue Changement de jalons, qui s’appuient sur l’orthodoxie comme un simple marqueur culturel. Contre le matérialisme et l’universalisme de la civilisation « romano-germanique », ces derniers refondent un messianisme national, anticolonial et antioccidental, qui amène certains se rallier à l’URSS et d’autres, tel Ivan Ilyne, à rester critiques du stalinisme et considérer favorablement le fascisme. Tous resteront cependant interdits de publication jusqu’à la fin des années 1980.
Comprendre la Russie de Poutine
Les derniers chapitres de L’Occident vu de Russie sont particulièrement utiles pour suivre les hésitations entre la perestroïka et la « contre-perestroïka » (expression d’Alexandre Zinoviev), entre l’occidentalisme de Gorbatchev avec sa « maison commune européenne » et les usages d’un répertoire slavophile et eurasiste qui resurgit dans l’entourage du président Vladimir Poutine après des années de cheminements souterrains.
Depuis plus de vingt ans, Alexandre Douguine et Alexandre Panarine fondent par leurs nombreux écrits une véritable révolution conservatrice, nourrie du russo-centrisme nationaliste de Nicolas Danilevski (La Russie et l’Europe, 1871) et de sa théorie des types « historico-culturels » formant communauté et civilisation. Poutine reprend à la tradition orthodoxe la soumission de l’Église à l’État et s’appuie sur la dénonciation de la « conception moderne des droits de l’homme » par le métropolite Cyrille en 2006. Le pouvoir russe emprunte à Ivan Ilyne sa défense de la démocratie autoritaire et sa dénonciation d’une destruction – militaire puis révolutionnaire – de la Russie, qui serait souhaitée, voire organisée par l’Occident, retournant savamment les stéréotypes européens du « danger russe ».
Le motif séculaire du « sentiment d’humiliation » est réanimé au moment de la crise économique des années 1990, attribuée aux États-Unis ou aux réformateurs occidentalistes. Il réapparaît au moment du conflit ukrainien et de l’annexion de la Crimée dans les années 2010. Puisée dans le répertoire soviétique, la dénonciation du « cosmopolitisme » et des valeurs universelles, instruments idéologiques des États-Unis, permet de critiquer l’ONU et l’OTAN.
En face, l’avertissement du recteur de l’université d’État en sciences humaines de Moscou Youri Afanassiev en 2002 contre le refus des Russes de devenir « citoyens du monde », l’appel angoissé de l’écrivaine Lioudmilla Oulitskaia, « Adieu, Europe ! », en 2014 ne pèsent pas très lourd. Historiens et sociologues des médias, de la censure et de la culture populaire russe travaillent toujours à expliquer le triomphe d’un courant puissamment anti-occidental, qui semble d’autant plus paradoxal que l’occidentalisation domine la vie quotidienne et que la langue russe s’américanise à grande vitesse. La lecture de ces textes qui s’affrontent et se répondent s’impose pour comprendre la Russie des années 2010.