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Recension Philosophie

Le libéralisme contre l’émancipation ?

À propos de : Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, La Découverte


par Eva Debray , le 28 novembre 2013


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Philosophe, historien et militant communiste, Domenico Losurdo considère que les grands auteurs libéraux, loin d’être des défenseurs conséquents de la liberté individuelle, n’ont cessé de justifier l’oppression lorsqu’ils se sont prononcés sur les questions politiques de leur temps. La réflexion est stimulante, mais manque sans doute trop souvent de précision.

Recensé : Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, La Découverte, 2013, 390 p., 25€.

Dans plusieurs de ses ouvrages précédents (notamment Le révisionnisme en histoire et Le péché originel du XXe siècle), Domenico Losurdo s’est déjà prêté à une étude d’histoire politique critique des deux pays de la tradition libérale classique, l’Angleterre et les États-Unis. Contre-histoire du libéralisme prend pour objet d’étude la tradition libérale elle-même. Paru initialement en italien en 2006 sous le titre Controstoria del liberalismo, l’ouvrage de Domenico Losurdo se positionne à l’encontre « des » histoires du libéralisme qui, selon lui, sont « déjà publiées et qui de plus en plus nombreuses, continuent de paraître » (p. 7). Se présentant comme une contre-histoire, ce livre s’attache cependant moins à réécrire l’histoire du libéralisme, qu’à pointer certains de ses aspects qui ont été généralement négligés.

Cette occultation explique, selon l’auteur, que les histoires du libéralisme tombent habituellement dans l’hagiographie. Par hagiographie il faut tout d’abord entendre une histoire qui adopte un « registre apologétique et édifiant » (p. 383), et quitte ainsi le terrain de l’histoire que l’ouvrage de Losurdo s’attache au contraire à ressaisir, afin de produire une démystification du libéralisme. Losurdo s’attaque à ce qu’il considère comme le mythe généalogique constitutif de l’idéologie libérale. Cette histoire hagiographique, promue et mise en œuvre, selon lui, par les chercheurs libéraux eux-mêmes, ferait notamment du libéralisme, et c’est sur cet aspect qu’il se concentre, une « tradition de pensée qui place la liberté de l’individu au centre de ses préoccupations » (p. 9), plus précisément une tradition qui défendrait la possibilité d’une « égale jouissance par tout individu d’une sphère de liberté [i.e. une sphère de liberté privée] garantie par la loi » (p. 101, nous soulignons). L’auteur propose également une discussion, au cours de l’ouvrage, des catégories concomitantes ou articulées à cette idée qu’utilisent « d’habitude », selon lui, les défenseurs de ce courant de pensée pour retracer l’histoire de l’Occident libéral (outre l’idée indiquée, il s’attaque à la conception de la liberté comme liberté négative, ou encore aux catégories d’antiétatisme et d’individualisme) (p. 334) mais également des catégories utilisées dans une intention critique mais qui manquent leur but (notamment la catégorie d’« individualisme propriétaire » ou « possessif »).

La thèse que l’auteur s’attache à défendre, par la mise au jour de ces éléments occultés du libéralisme, est que ce dernier se caractérise par une « dialectique d’émancipation/désémancipation » (p. 385). Il s’agit pour lui d’interroger le potentiel d’émancipation du libéralisme lui-même. L’enquête menée par Losurdo permet ainsi d’interroger à nouveaux frais les promesses d’émancipation liées au capitalisme contemporain issu de la guerre froide qui se réclame de cette tradition de pensée.

Appréhender le libéralisme dans sa réalité concrète

L’auteur refuse de considérer le libéralisme uniquement comme un ensemble d’élaborations conceptuelles, et de l’étudier seulement « dans sa pureté abstraite » (p. 8). De fait, l’auteur ne produit pas une histoire des théories libérales. Il est nécessaire selon lui, d’analyser le libéralisme avant tout dans sa « réalité concrète », et ce, sous deux perspectives. D’une part, l’auteur analyse la manière dont le libéralisme s’affirme sur le « plan politique concret » (p. 332), c’est-à-dire dans les deux pays qui ont emprunté la « voie du libéralisme », l’Angleterre et les États-Unis, et ce, de la période allant de la Glorieuse révolution au début de la Première Guerre mondiale. D’autre part, il se penche sur la manière dont les auteurs des élaborations conceptuelles du libéralisme, qu’il nomme, non sans ironie, les « grands esprits de la tradition et du panthéon libéraux », se sont exprimés sur certains problèmes politiques et sociaux de leur temps et de ces sociétés dites libérales. L’auteur cite et analyse les développements d’un grand nombre d’entre eux, notamment Grotius (ses écrits sont évoqués dans la mesure où il consacre deux de ses ouvrages à la révolte contre Philippe II et au pays, la Hollande, qui en est issu), Locke, Burke, Smith, Constant, ou encore Tocqueville. Ce faisant, on comprend que l’auteur s’attache à montrer ce que leurs élaborations conceptuelles, qui touchent notamment à leur conception de la liberté, signifient « concrètement ».

C’est sur ce terrain de l’histoire que Losurdo va donc principalement concentrer ses analyses, car c’est là qu’il est nécessaire, selon lui, de produire un examen critique des histoires du libéralisme produites par les défenseurs de cette tradition de pensée. Comme il le précise dans l’article « Avec Gramsci, par-delà Marx et par-delà Gramsci » (Nouvelles fondations, 3/4, 2007), « élaborer une pensée et un projet d’émancipation équivaut à tracer un bilan historique des mouvements d’émancipation qui se sont manifestés et développés concrètement ». Il considère suivre, ce faisant, « la leçon de Hegel et de Marx ». La question est précisément de savoir, dans l’ouvrage, si l’on peut inclure le libéralisme dans ces mouvements. L’auteur ne consacre pas de chapitre à une présentation de ses adversaires et n’en cite explicitement que quelques uns. Il critique par exemple la description de la société anglaise que John Gray, dans son ouvrage Liberalism (Open University Press, Milton Keynes, 1986), présente comme « le paradigme historique de la civilisation libérale » (p. 332). Il expose les aspects de l’histoire du libéralisme qui, selon lui, ont été injustement négligés et qui permettent de répondre à nouveaux frais à la question « qu’est-ce que le libéralisme ? » : ces aspects, que l’auteur s’attache à révéler par une enquête riche et fouillée, touchent principalement à l’institution de l’esclavage, à la traite des Noirs, à la condition des Noirs non soumis à l’esclavage et donc « théoriquement libres » (p. 64), au sort réservé aux peuples coloniaux (chapitre un, deux et sept), aux contraintes imposées aux vagabonds et aux pauvres notamment dans les workhouses, au traitement infligé aux enfants de condition pauvre, aux conditions de travail des ouvriers (chapitre trois). Si l’auteur se concentre sur certains grands moments importants ponctuant ce mouvement historique du libéralisme, l’organisation de l’ouvrage n’obéit cependant pas strictement à un ordre chronologique. Il s’agit avant tout de pointer ces éléments négligés, de faire entendre les souffrances endurées par ces populations, et ce, tout le long de ces deux siècles de libéralisme, ainsi que de révéler les procédés de justification élaborés par les auteurs libéraux relativement à ces éléments - la manière dont Locke a pu légitimer par exemple le sort réservé aux Indiens, en assimilant ces derniers à des « bêtes sauvages » (p. 35) ; ou encore la manière dont Smith justifie l’interdiction des rassemblements ouvriers et de la formation de liens de solidarité entre eux (p. 104). Le caractère foisonnant de cette Contre-histoire est propre à donner l’impression au lecteur que toute la tradition libérale, du moins dans sa dimension « concrète », est entachée de ces souffrances et violences, dont l’exposition sans fard est bien faite pour marquer durablement l’esprit du lecteur (il n’est qu’à se référer à la couverture particulièrement frappante, et plus généralement au goût de l’auteur pour les formulations provocantes).

Mettre au jour les clauses d’exclusion de la tradition libérale

L’auteur s’appuie sur ces éléments pour révéler ce qu’il caractérise comme un « paradoxe » constitutif de la tradition libérale, et qu’il expose dès le premier chapitre de l’ouvrage, pour ensuite donner les moyens d’en rendre compte. Ce paradoxe se manifeste dans tout son éclat dans les « trois révolutions libérales » (la révolte des Pays-Bas contre l’absolutisme de Philippe II, considérée comme un prélude aux deux révolutions suivantes et de ce fait peu étudiée dans l’ouvrage, la Glorieuse Révolution et la Révolution américaine) : à chaque fois, la revendication de la liberté, la justification de l’esclavagisme et la décimation des populations qualifiées à l’époque de « barbares » sont étroitement mêlées (p. 38). L’auteur s’attache à souligner ce faisant l’existence d’un curieux mélange d’émancipation et de « désémancipation » au sein de la tradition libérale elle-même (la Hollande libérale s’engage par exemple immédiatement dans son expansion outre-mer et dans le commerce des esclaves).

Ce paradoxe, selon Losurdo, s’explique du fait que cette tradition s’est développée sur la base d’un certain nombre de clauses ou de règles d’exclusion qui lui sont constitutives : la pleine jouissance, non seulement des droits civils, mais également de la liberté négative, est le privilège d’une petite minorité (p. 101). La « communauté des hommes libres » fait l’objet de délimitations raciales et sociales très strictes : les « peuples coloniaux » comme les couches les plus pauvres de la communauté blanche en sont exclues. Il s’agit de la communauté des propriétaires blancs et mâles (p. 112). Même au sein de cette communauté, l’auteur en vient à pointer d’autres règles de restriction, par exemple celle qu’entérine la clause constitutionnelle des « trois cinquièmes » selon laquelle, « pour calculer le nombre de sièges revenant aux États du Sud, on tient partiellement compte du nombre des esclaves lui-même » (Ibid.) et qui privilégiait de fait les propriétaires d’esclaves. La catégorie qu’il considère par conséquent comme la plus adaptée pour décrire cette histoire du libéralisme est celle de « démocratie qui ne vaut que pour le peuple des seigneurs ». Il insiste, dans cette perspective, dans le chapitre quatre, sur le fait que le « libéralisme » est introuvable dans l’Angleterre et les États-Unis du XVIIIe et XIXe siècle, si l’on entend par libéralisme la défense d’une égale jouissance de la liberté par tout individu et que l’on occulte donc les clauses d’exclusion qui le constituent. Cette démarche permet à l’auteur de préciser ce en quoi consiste cette hagiographie qu’il entend mettre à mal dans son ouvrage. Il indique que, dans son « sens technique », il s’agit d’un « discours entièrement centré sur ce qui, pour la communauté des hommes libres, est l’espace sacré restreint » (p. 333), c’est-à-dire un discours qui fait siennes, sans les exposer comme telles, les clauses d’exclusion évoquées.

Le fait que ces clauses soient constitutives du libéralisme devient d’autant plus évident lorsque l’on prête attention au fait que la pleine critique et le dépassement de ces clauses au cours de l’histoire ne furent pas le fait des protagonistes du libéralisme. Il oppose ainsi, dans le cinquième chapitre, les révolutions anglaises et américaines aux révolutions en France et à Saint-Domingue, met au jour le rôle du radicalisme français ou encore celui du radicalisme américain alimenté par le christianisme.

Assumer l’héritage du libéralisme ?

Pourquoi écrire cette contre-histoire ? Une première réponse consisterait à affirmer qu’il s’agit pour l’auteur de révéler la dimension idéologique des histoires qu’il entend mettre à mal. L’auteur souligne à cet égard l’importance de cette entreprise de démystification des discours que le libéralisme produit car « l’idéologie n’est jamais anodine » (p. 53). Il faut croire, selon lui, à son incidence sur la « réalité concrète » (p. 53), en l’occurrence son incidence sur le processus d’émancipation lui-même. Cependant, l’auteur n’en vient pas à considérer le libéralisme uniquement comme un obstacle à ce processus. Losurdo souligne certes principalement les éléments de « désémancipation », de manière à mettre à mal l’histoire « hagiographique » (on pourra de ce point de vue confronter l’ouvrage de Losurdo à celui de Jennifer Pitts, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques et la question impériale (1770-1870), Les éditions de l’atelier, 2008, qui propose une analyse, si ce n’est plus nuancée, du moins plus complète, en invoquant, plus que Losurdo ne le fait, la manière dont des auteurs libéraux, notamment au XVIIIe, ont réfléchi sur les conditions concrètes de l’émancipation). Mais il entend bien, dans le chapitre conclusif, « assumer l’héritage du libéralisme ». Pour ce faire, il faut notamment prendre au sérieux cette idée de paradoxe constitutif du libéralisme, qui consiste bien en une dialectique d’émancipation/désémancipation : ce paradoxe n’est pas qu’apparent, et ne se dissout donc pas par la mise en évidence des clauses d’exclusion évoquées, si fortes que soient ces dernières. Elles ne viennent que l’éclairer. Il s’agit donc de mettre au jour ce qui, dans le libéralisme, doit être conservé, et ce qui doit être sévèrement critiqué, pour élaborer une pensée et un projet d’émancipation. C’est dans cette perspective que l’auteur s’attache à dégager deux formes du libéralisme, compris comme « idéaux-types », dans le chapitre huit, entre lesquels les auteurs libéraux oscillent eux-mêmes. Ils correspondent tous deux à une certaine conception de la liberté : la liberté revendiquée par une petite minorité, et qui coïncide avec l’exercice d’une domination par cette minorité sur d’autres populations (la liberté qui est initialement celle du seigneur sur sa famille, ses biens et ses serviteurs) ; la liberté qui correspond à la suppression des rapports d’oppression dans la société civile (p. 313). Losurdo privilégie l’exemple d’Adam Smith qui condamne les coalitions ouvrières mais s’exprime par ailleurs en faveur de l’abolition de l’esclavage.

Si stimulante que soit cette investigation, de par les contradictions et tensions qu’elle met au jour, on se demandera si elle n’aurait pas gagné à compléter ses analyses par une étude plus poussée des principes théoriques du libéralisme. La « réalité concrète » du libéralisme révèle en effet de manière frappante et percutante ces contradictions, mais dit-elle tout du courant de pensée du libéralisme pris dans sa totalité dont cherche à rendre compte l’auteur, c’est-à-dire du libéralisme y compris comme ensemble d’élaborations conceptuelles ? On pourrait par exemple se demander si ces contradictions ne trouvent pas leur source, ne serait-ce qu’à titre de condition de possibilité, dans ces principes théoriques eux-mêmes. Cependant, Losurdo ne s’engage pas dans une telle enquête et, à certains égards, on peut se demander si le second « idéal-type » de libéralisme que l’auteur distingue n’est pas celui qu’expriment peu ou prou, tels qu’il les présente, les principes du libéralisme dans leur « pureté abstraite ». Le libéralisme qu’il promeut, celui qui échappe à l’emprise des clauses d’exclusion révélées dans son ouvrage, n’est-il pas celui qu’il décèle dans les principes théoriques du libéralisme eux-mêmes ? En outre, et dans la continuité de cette première remarque, on se demandera si l’articulation entre ces deux niveaux du libéralisme que l’auteur caractérise comme celui des élaborations conceptuelles et celui de sa réalité concrète ne gagnerait pas à être plus explicitée et affermie. La question que l’on posera pour conclure sera de ce point de vue la suivante : à quel point les éléments de désémancipation que souligne l’auteur peuvent-ils être tenus comme relevant du libéralisme lui-même ? Pour le dire autrement : un libéralisme qui se renie autant lui-même dans son application, dans sa dimension concrète, peut-il encore être tenu pour un « libéralisme » ? L’argument avancé contre l’ « historicisme vulgaire » au début de l’ouvrage livre quelques éléments de réponse à cette question. On attendrait cependant plus de précisions méthodologiques sur ce point.

par Eva Debray, le 28 novembre 2013

Pour citer cet article :

Eva Debray, « Le libéralisme contre l’émancipation ? », La Vie des idées , 28 novembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-liberalisme-contre-l

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