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« Spéciale Première » (The Front Page), Billy Wilder (1975)

Recension Société

Le journaliste, escroc des vanités ?

À propos de : Janet Malcom, Le Journaliste et l’Assassin, Editions du sous-sol


par Léonore Le Caisne , le 9 septembre


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Un journaliste fait semblant de croire à l’innocence d’un assassin pour gagner sa confiance et publier son enquête. S’estimant trahi, l’assassin poursuit le journaliste en justice. Qu’est-ce que cela nous dit de l’enquête en sciences sociales ?

Les Éditions du sous-sol viennent de publier le livre « culte » de la journaliste Janet Malcom, sorti il y a 35 ans aux États-Unis [1] où il a eu un vif succès et qui serait aujourd’hui encore étudié dans toutes les écoles de journalisme. En France, épuisé en quelques semaines, il a dû être réédité.

En 1984, MacDonald, un médecin militaire condamné et incarcéré sans preuve pour le meurtre de sa femme enceinte et de ses deux filles en 1979, intente un procès pour rupture du contrat de confiance au journaliste McGinniss qui, après les semaines qu’il avait passées à ses côtés parmi son équipe de défense pour mieux le comprendre et l’amitié qu’il lui avait exprimée, le dépeint, dans son livre comme un assassin psychopathe. À l’issue du procès, à défaut d’unanimité parmi les six membres du jury, le journaliste n’est pas condamné et un arrangement entre les deux parties est trouvé : McGinniss versera 325000 dollars à MacDonald.

À partir de cette affaire, Janet Malcom, elle-même poursuivie en justice pour diffamation par un psychanalyste américain dont elle a tracé le portrait, explore la relation du journaliste de non-fiction [2] et de son « sujet », c’est-à-dire la personne sur laquelle porte son livre.

Malcom mène l’enquête auprès des différents acteurs de l’affaire sur la manière dont le journaliste a travaillé. Selon elle, pendant quatre ans, McGinniss a fait semblant de croire en l’innocence de MacDonald pour conserver sa confiance et connaître son histoire. Mais elle ne l’accable pas et soutient au contraire, en ouverture de son livre, l’inéluctabilité de ce « cynisme » :

Le journaliste qui n’est pas trop bête ni trop imbu de lui-même pour regarder les choses en face le sait bien : ce qu’il fait est moralement indéfendable. Il est tel l’escroc qui se nourrit de la vanité des autres, de leur ignorance ou de leur solitude ; il gagne leur confiance et les trahit sans remords. (p. 17)

Ce constat ne peut qu’interroger l’anthropologue qui enquête elle aussi de nombreux mois sur ses terrains, entretient des relations fortes avec les personnes qu’elle rencontre puis qu’elle quitte après avoir réuni suffisamment de matériaux pour rédiger, seule également, son livre ou ses articles, sans toutefois espérer s’enrichir. L’anthropologue serait-elle, comme le journaliste de non-fiction selon Janet Malcom, une fieffée profiteuse ? Une analyse en termes de places occupées par les acteurs dans les différentes situations au cours de l’enquête (ici celles de journaliste, complice, source d’informations, meurtrier, ami, co-auteur, compagnon de jeu, « sujet », etc.) permet heureusement de relativiser l’assertion de Janet Malcom sur le cynisme du journaliste – et de la chercheuse en sciences sociales –, et d’éclaircir un exposé qui met à mal sa thèse et perd son lecteur : tout en assénant le cynisme de McGinniss et du journaliste de non-fiction en général, Janet Malcom montre en effet que, comme tout journaliste avec son « sujet » pendant son enquête, McGinniss a occupé des places et entretenu des relations différentes avec MacDonald. Ces places et ces relations ont nécessairement conduit le journaliste à un dilemme moral – devait-il rester fidèle à sa place d’auteur ou privilégier sa relation d’amitié avec MacDonald ? –, incompatible avec l’image de menteur dont elle l’affuble pourtant.

L’enquête

Lors de son enquête, Janet Malcom rencontre l’ensemble des protagonistes de l’affaire : McGinniss lui-même, bien sûr, mais aussi les avocats, psychiatres, magistrats, jurés, témoins, lors des deux procès (celui de MacDonald pour crimes et celui de McGinniss pour tromperie), certains eux-mêmes écrivains ou en passe de le devenir. Elle les interroge sur la manière dont ils jugent l’attitude du journaliste, son enquête, la nature de ses relations avec MacDonald, ses accusations contre le condamné, et sur ce que devraient être idéalement l’enquête et les techniques d’écriture d’un journaliste.

Janet Malcom décrit les lieux, les personnes, les contextes de ses rencontres, les présentations de soi. Elle expose, à la première personne du singulier, les modalités de l’enquête – la constitution de ses relations, ses attentes, la négociation d’un entretien. On sait ainsi comment s’est élaboré son récit. Elle présente les considérations de chacun, selon sa place et la situation d’interlocution, sur ce qui s’est passé aux procès de MacDonald et de McGinniss, lorsqu’ils ont témoigné ou défendu, et rencontré les accusés. Chacun s’exprime sur la manière dont un journaliste doit parler et se comporter auprès d’un « sujet », d’un criminel, d’un avocat…, et sur ce qu’il aurait fait à la place de l’un ou de l’autre. Se déploie alors tout un monde de présentations de soi à l’autre et de relations dans le contexte de l’écriture d’un livre de non-fiction sur un homme accusé d’un triple meurtre.

L’ « auteur » et son « sujet », des places fixes ?

Alors qu’elle montre que les propos, les représentations et les relations entre les gens diffèrent selon les places occupées par chacun (ici avocat, écrivain, ami, défendeur, accusé, sujet d’un livre, soutien moral, informateur…), Janet Malcom ne cesse pourtant de marteler, tout au long de son livre, l’amoralité de McGinniss et du journaliste de non-fiction en général, qui, dans le but de recueillir les informations nécessaires à l’écriture de leur livre et dans la perspective de forts émoluments, mentent à leur « sujet » en feignant, par exemple, leur amitié.

Ces affirmations reposent sur deux présupposés qui vont à l’encontre de ce que montre son enquête. Il existerait, d’abord des places fixes et sans nuance d’« auteur » et de « sujet », desquelles proviendrait l’inégalité de la relation :

- La relation entre auteur et sujet est fondée sur l’exploitation du premier sur le second » (p. 219) ;

- L’ambiguïté morale du journalisme n’est pas dans les écrits mais dans les relations humaines qui en sont à l’origine, et ces relations sont invariablement et inévitablement déséquilibrées (p. 236).

Il existerait, ensuite, une vérité du « sujet » à atteindre, présupposé qui exacerbe l’idée d’une exploitation du « sujet » par son « auteur ». Selon Janet Malcom, dans ses lettres envoyées en prison, McGinniss « essayait de faire sortir MacDonald de ses gonds (...) pour résoudre l’énigme dans laquelle il se trouvait ». McGinniss, lui, évoque auprès de son éditeur « les différentes couches du masque (de MacDonald qui) s’envolent les uns après les autres », et « l’essence même de l’horreur qui se cache derrière » (p. 55).

Ainsi, depuis sa rencontre avec MacDonald jusqu’à la publication de son livre, McGinniss aurait occupé cette seule place d’auteur de livres à succès intéressé par la rétribution à venir, et entretenu cette seule relation d’intérêt avec MacDonald. Les relations entretenues au-delà de ces places, comme la complicité par exemple, seraient feintes et calculées, et cette tricherie constitutive du lien « auteur »/« sujet » :

(…) Il semble que la relation auteur-sujet ne puisse survivre que dans le flou et l’opacité, sinon dans la complète dissimulation du but poursuivi. Si tout le monde jouait cartes sur table, la partie serait vite finie. Le journaliste est obligé d’accomplir sa tâche dans un état d’anarchie morale qu’il laisse délibérément s’installer. (p. 211)

Des places et des relations fluctuantes

Pourtant, les places d’« auteur » et de « sujet » ne valent qu’en dehors de l’enquête. Ces places et les relations qui en découlent pourront être occupées et entretenues lors de la première rencontre entre le journaliste et la personne sur laquelle il souhaite écrire son livre, lorsqu’ils discuteront du livre et des modalités de l’enquête, puis au moment de l’écriture du livre, de sa publication et de sa présentation publique. Pendant l’enquête, comme l’anthropologue sur son terrain et les personnes qu’il.elle rencontre, tous deux en occuperont d’autres à l’origine de nouvelles relations : l’un pourra être le confident ou le passe-temps de l’autre, ils deviendront amis, compagnons de jeu…
Lorsque l’on s’intéresse (et croit) à un « sujet » et à sa vérité, comme Janet Malcom le laisse penser de McGinniss, et donc à des positions établies une fois pour toute, le monde est univoque et manichéen, et le mensonge et la mauvaise foi abondent. Mais si l’on cherche à saisir une expérience humaine ou un fait social, on s’intéresse, comme l’anthropologue et Janet Malcom quand elle mène son enquête, aux contextes, aux situations d’interlocution et aux places occupées, et l’on se heurte au contraire à la multiplicité, à de la contradiction, à des relations et des sentiments fluctuants. Ce n’est alors pas l’identité et la fonction établie des personnes qui déterminent la nature de leurs relations, mais l’enquête, les situations qui la constituent et les places qui y sont occupées.

Ainsi, McGinniss n’a pas toujours été l’« auteur » qui fit de MacDonald un « assassin ». Après avoir signé leur contrat, ils ont été associés : ils ont eu un intérêt partagé et furent coauteurs. L’un devait gagner beaucoup d’argent, l’autre espérait prouver son innocence. Ils passèrent ensuite du temps ensemble, burent de nombreuses bières, lancèrent des fléchettes sur la photo du procureur et s’amusèrent de blagues potaches en regardant la retransmission de matchs de football. S’ils n’ont pas été amis [3], ils ont tout au moins été complices. Dans ces moments-là, la question de la culpabilité de MacDonald, objet pourtant important du livre, n’entrait pas en considération. Sans doute même que l’innocence de MacDonald allait de soi pour McGinniss.

Après le temps du compagnonnage est venu celui du procès. Les places et les relations ont encore changé : MacDonald se trouvait sur le banc des accusés, McGinniss sur celui du public. C’est à ce moment-là que le journaliste s’aperçut qu’il ne pouvait pas croire en l’innocence de MacDonald, comme le note Janet Malcom :

Mais, durant le procès pour meurtre, il en arriva à ne plus croire ce que disait MacDonald et à accepter - comme le jury, les juges et les autres journalistes présents – la thèse de l’accusation (…) (p. 190)

Pourtant, McGinniss est en pleurs à la condamnation de McDonald. Dans les courriers qu’il lui adresse en prison, il déplore sa condamnation. Interrogé par Janet Malcom, le journaliste explique la difficulté de sa position à ce moment-là :

J’étais terriblement partagé. Je savais qu’il l’avait fait, indiscutablement, mais je venais de passer tout l’été avec ce garçon qui, d’une certaine manière, est terriblement sympathique. Mais comment peut-on trouver sympathique un homme qui a tué sa femme et ses enfants ? J’étais pris dans un tourbillon d’émotions assez complexes, et très content de partir et de le laisser derrière moi dans sa prison.’ (p. 46)

Ainsi, quand il confie ses émotions dans ses lettres à MacDonald, McGinniss est l’« ami » de MacDonald, et quand il écrit son livre, il est « auteur ». Le journaliste s’interroge : devait-il respecter sa place d’« auteur », écrire ce livre qui lui garantissait de bons émoluments et trahir la relation qu’il avait entretenue avec MacDonald, ou devait-il être fidèle à la relation d’amitié qu’il avait tissée avec MacDonald, renoncer à son projet d’écriture et perdre beaucoup d’argent ? Devait-il, et pouvait-il, après le procès, quand il écrivait son livre chez lui, conserver les sentiments qu’il avait eus pour MacDonad quand il jouait avec lui ? Devait-il privilégier sa place d’« auteur » et ses principes, ou la relation entretenue ? Et jusqu’où pouvait tenir cette relation ? McGinniss privilégia son projet de départ et les émoluments à venir, et donc sa place d’ « auteur ». Mais, quel que fût son choix, il a été le produit de jugements moraux.

Tout occupé à défendre sa cause, et parce qu’il avait signé un contrat avec McGinniss et partagé cette amitié, MacDonald, lui, ne savait pas que l’enquête ne mènerait pas là où il l’espérait. Parce que lui n’avait pas changé de place, il s’est senti trahi et considéra qu’il y avait rupture de contrat légal, mais aussi moral.

Si, à travers la description de son enquête, Janet Malcom montre que les places occupées par chacun et les appréciations et les relations qui en résultent évoluent, elle n’en tire donc pas conséquence dans sa considération du comportement de McGinniss et du journaliste de non-fiction en général. Elle entretient la contradiction entre la place fixe et définitive d’auteur qu’aurait occupée McGinniss, et les différentes relations qu’il a entretenues avec MacDonald. Cette contradiction, présente tout au long du livre, noie la lectrice, mais rappelle à l’anthropologue la spécificité de ses analyses, construites à partir justement des places qu’il ou elle occupe.

Une fausse intrigue ?

Janet Malcom aurait-elle ainsi construit une fausse intrigue autour d’une mauvaise question – l’amoralité du journaliste de non-fiction –, qui, si elles font de son livre un best-seller, piège la réflexion ?

Si l’on considère les places fluctuantes du journaliste lors de ses enquêtes et les relations qui en découlent, selon le moment du travail, les personnes rencontrées et les situations d’interlocution, la question d’un contrat légal et/ou moral, qui fabrique des places neutres et établies une fois pour toute entre deux individus en position d’inégalité de principe (que ce contrat est censé prévenir), ne se pose plus. Les relations entretenues lors de l’enquête, subjectives, non maîtrisées, dans lesquelles est pris celui ou celle qui fait correctement son travail, qu’il ou elle soit journaliste de non-fiction ou anthropologue, contournent, dépassent les termes de cet éventuel contrat. Quand leur livre ou leurs articles sont publiés, leur crédibilité et leur moralité se jouent moins dans le respect d’un contrat posé d’avance, qu’à travers la description précise de l’enquête menée (des lieux, des personnes, des situations, des rencontres) et l’utilisation du « je » par l’auteur ou l’autrice, qui permettra de montrer les relations qu’il ou elle y a entretenues et les places qu’il ou elle y a occupées.

Janet Malcom, Le Journaliste et l’Assassin, Éditions du sous-sol, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun, préface d’E. Carrère, 2024, 237 p., 11 €.

par Léonore Le Caisne, le 9 septembre

Pour citer cet article :

Léonore Le Caisne, « Le journaliste, escroc des vanités ? », La Vie des idées , 9 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-journaliste-escroc-des-vanites

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Notes

[1Le texte fut publié pour la première fois en deux articles dans le New Yorker (1989), puis par Alfred A. Knopf, New York (1990). En France, il fut publié en 2015 en poche chez J’ai Lu.

[2Janet Malcom évoque ici le journaliste américain de non-fiction, qui écrit un livre sur une personnalité à partir d’une longue enquête et dans un style littéraire (parfois après l’avoir publié sous forme de chroniques dans un hebdomadaire). Ce journaliste se distingue du journaliste du quotidien, américain ou européen, prisonnier de contraintes de temps (son enquête doit être réalisée en quelques jours, voire en quelques heures) et d’espace (son article doit tenir dans une colonne ou dans une page), qui le situent d’emblée au-delà des considérations morales soulevées par Janet Malcom ici.

[3Du fait de l’intérêt que représentent l’écoute du journaliste pour les personnes qu’il rencontre, de son intérêt à lui de les écouter, les relations d’amitiés sont plus qu’ailleurs des relations de transfert – on est ami avec ce qu’on imagine que l’autre est – et le sentiment qu’une amitié pourrait exister en-dehors de l’enquête est sans doute rare. Néanmoins, des relations de complicité de situation se tissent certainement presque toujours dans ce temps partagé.

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