Loin de constituer un monde gris et uniforme, les grands ensembles d’habitat social érigés dans les années 1960 abritent un foisonnement de vies et de mémoires, comme le montre Renaud Epstein à partir d’une importante collection de cartes postales les figurant.
Le livre de Renaud Epstein prolonge le geste à la fois artistique, politique et sociologique par lequel cet auteur, enseignant-chercheur à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, refuse les représentations stéréotypées des grands ensembles et les choix politiques les condamnant aujourd’hui, pour une partie d’entre eux, à la destruction.
« Tout a commencé en 1994 dans un bar-tabac de la ZUP [Zone à Urbaniser en Priorité] des Trois Ponts à Roubaix où je menais ma première recherche sur la politique de la ville », écrit-il pour introduire son nouvel ouvrage (p. 9). Il y trouve sa première carte postale de grand ensemble au milieu d’autres cartes de vœux. Il en débute la collection un peu au hasard de ses trouvailles dans les communes où ses enquêtes le mènent, puis plus systématiquement en fouillant brocantes et vide-greniers. L’accumulation de petits cartons montrant des barres et des tours n’a déjà plus le même sens. Si, au départ, c’est un brin amusé que Renaud Epstein regroupe ces clichés surannés de quartiers comme on n’en construit plus, largement tombés en disgrâce, leur accumulation répond bientôt à d’autres objectifs : « il ne s’agissait plus seulement de conserver des images des quartiers dans lesquels j’avais travaillé, tel un touriste qui souhaite rapporter des souvenirs de ses lieux de villégiature, mais d’archiver les traces d’un monde en voie de disparition » (p. 9). Le tournant se produit au début des années 2000 avec la nouvelle orientation de la Politique de la ville et le plan Borloo de 2003, qui imposent partout la démolition des immeubles comme solution aux problèmes rencontrés par les populations des grands ensembles.
Une collection politique
Rassembler des cartes postales montrant les grands ensembles se mue alors en un acte politique autant que sociologique : « archives populaires des Trente glorieuses » (p. 10), il s’agit pour Renaud Epstein de les conserver comme autant de traces de la période où l’État construisait massivement des logements abordables, et de la vie sociale qui prenait forme dans les nouveaux quartiers dont les cartes accumulées témoignent encore aujourd’hui. Par sa manière de remettre ces cartes postales en circulation, Renaud Epstein transforme également sa collection en un acte artistique dont Georges Perec semble avoir été l’inspirateur : chaque jour, depuis 2014, il alimente sa série « Un jour, une ZUP, une carte postale » en postant sur Twitter une nouvelle carte de grand ensemble.
Cette sorte d’inventaire photographique des cités nouvelles dans les années 1960 a généré, comme l’explique l’auteur, un flux continu de commentaires
qui témoignent des rapports contrastés et ambivalents de la société française avec les grands ensembles, oscillant entre rejet et attachement, et de la place qu’occupent ces quartiers dans les mémoires individuelles et l’imaginaire collectif (p. 19).
Sans doute ces cartes postales n’auraient-elles pas suscité autant de commentaires si elles avaient été diffusées autrement que sous cette forme empruntée aux artistes. La constance avec laquelle Renaud Epstein expose ses cartes, le rendez-vous quotidien qu’il organise avec une tranche de l’histoire urbaine récente de la France, l’espoir qu’il fait naître de voir surgir un jour un quartier personnellement connu, la stimulation des émotions qu’il provoque par la répétition de son geste, le pied de nez qu’il adresse aux préjugés sur les cités sont autant d’artifices favorisant l’attention et l’expression des sentiments. Les artistes se sont d’ailleurs eux-mêmes emparés de l’œuvre de Renaud Epstein, comme le collectif allemand Initiative urbane Kulturen qui en a tiré une création originale exposée en 2019 aux Rencontres d’Arles. Le travail de l’auteur a aussi été relayé dans plusieurs journaux comme Les Inrocks ou Le Monde qui en ont souligné le caractère novateur ainsi que la capacité à explorer – comme l’art parvient à le faire – l’histoire et la mémoire.
L’art du sociologue
Paru aux éditions Le Nouvel Attila en 2022, l’ouvrage de Renaud Epstein prolonge son geste artistique, politique et sociologique de plusieurs manières. La dimension artistique du livre s’exprime dans son graphisme et la qualité avec laquelle les cartes postales sont reproduites. Le texte de présentation est réduit à une dizaine de pages, les cent vingt autres présentent un échantillon des cartes – soixante-six en tout – selon un mode de classement respectant leur vocation touristique originale. Le tour de France des grands ensembles proposé à la lecture débute à Mourenx-Ville-Nouvelle dans les Pyrénées-Atlantiques et s’achève dans le quartier de l’Arlequin, à Grenoble, dans l’Isère. Le corpus reflète l’implantation des grands ensembles construits dans les années 1960, bien qu’il fasse la part belle à la région parisienne. La conception artiste du livre ressort également des citations très diverses qui accompagnent les cartes postales.
Des extraits de textes juridiques, de discours politiques, d’analyses sociologiques, d’articles de presse, de romans, de films, de chansons, de tweets, et dans un très petit nombre de cas du verso même des cartes postales émaillent l’ouvrage, sans ordre apparent, comme pour symboliser l’abondance sinon la surcharge des propos et des représentations que le projet puis les réalités des grands ensembles, dans des registres très différents et selon des intentions elles-mêmes dépareillées, ont suscitées depuis un demi-siècle. Ces phrases peuvent aussi être lues comme autant d’invitations faites au lecteur de s’interroger sur les grandes cités, les utopies qui les ont enfantées, les progrès sociaux qu’elles ont favorisés, les désillusions qu’elles ont fait naître, le désespoir qui s’y rattache, la démagogie qui les utilise.
Œuvre artistique, l’ouvrage de Renaud Epstein est aussi sociologique et engagé. En dépit de sa brièveté, la présentation initiale est dense et instructive. Elle rappelle d’abord utilement les raisons de la « crise » du logement avant que l’État ne se fasse constructeur et apporte une solution aux millions de mal-logés. Elle rappelle aussi combien l’État a su se donner les moyens politiques et institutionnels pour mener son projet de construction massive en un temps record : de 1959 à 1973, près de 200 ZUP réunissant 2,2 millions d’unités d’habitation s’élèvent sur l’ensemble du territoire national. Elle rappelle enfin comment l’État a tout aussi rapidement mis fin à son entreprise de construction de logements en confiant aux banques et aux constructeurs privés, au tournant des années 1970-1980, le soin désormais de loger le peuple dans les nouveaux lotissements du périurbain. La richesse de cette présentation réside dans la mise en lien qu’elle opère entre ces moments de la politique urbaine et la mise en images des grands ensembles. Dès le lancement des grands chantiers de la reconstruction, l’État met en effet en place « une politique visuelle » (p. 11) afin de promouvoir son action. Les services photographiques et cinématographiques privilégient alors les prises de vue aériennes montrant la modernité des nouveaux quartiers et la place accordée aux espaces verts. Par la suite, le tournant libéral de la politique du logement conduira l’administration à produire d’autres images reflétant au contraire la faillite du grand projet planificateur et constructeur de l’après-guerre. Les images montrent les grands ensembles vus du sol. Elles corroborent alors les discours sur l’enfermement et l’écrasement architectural. Le cinéma connaît une même évolution en passant des films célébrant les cités nouvelles à ceux les réprouvant puis stigmatisant les grands ensembles devenus cités pour familles pauvres et immigrées.
Les cartes postales de grands ensembles s’inscrivent donc dans un spectre large d’images. Appartenant à l’iconographie de valorisation des nouveaux quartiers, leur édition s’est poursuivie jusqu’à la fin des années 1970. Adressées à des parents ou des amis, elles auront, selon l’auteur, « fait entrer les grands ensembles dans l’intimité des foyers français, bien au-delà des grandes villes et des bassins industriels où ceux-ci s’installaient dans le paysage » (p. 13). Utilisées pour donner des nouvelles à des proches, mais aussi pour des fonctions désormais assurées par les SMS, leur usage n’a pas résisté à la diffusion du téléphone puis du mobile ni évidemment à la disqualification sociale et architecturale des grandes cités.
La diversité des cités
Renaud Epstein leur accorde une fonction nouvelle : celle de documenter sociologiquement la diversité du monde des grands ensembles et la vie de leurs habitants. Les cartes postales offrent en effet à voir la diversité sous trois angles. D’abord celui de la géographie. Elles montrent que les grands ensembles ne se réduisent pas aux seules banlieues dont les médias font leurs choux gras. On trouve des grands ensembles de centre-ville, d’autres associés à des zones pavillonnaires, d’autres encore isolés au milieu de la campagne. Un deuxième angle est architectural : si les cartes postales reflètent l’uniformité interne des grands ensembles, leur juxtaposition révèle aussi le style propre à chacun, défini par l’architecte en chef de l’opération, mais aussi par les normes et techniques de construction qui n’ont pas cessé d’évoluer depuis les premières cités d’habitat social des années 1930. Enfin, bien que les cartes postales ne donnent pas directement à voir les grands ensembles sous l’angle de la stratification de leur population, celle-ci les caractérise néanmoins : tous réunissent des logements HLM et des copropriétés privées et donc des groupes d’habitants hétérogènes au regard de leurs potentialités économiques.
Les cartes postales portent aussi témoignage, à travers divers types de textes à leur verso, que les grands ensembles ont été dès l’origine des espaces vécus, c’est-à-dire non subis, qui ne se réduisent pas au « métro-boulot-dodo » et à la consommation de masse auxquels les discours critiques des années 1960/1970 les associent fréquemment. La vie s’y développe et s’exprime au travers les nouvelles envoyées à la famille, aux proches et les retrouvailles qu’elles organisent. « Chers parents et tantine, venez nous chercher dimanche au train de 9h20 (…) » est-il écrit au verso d’une carte découvrant les Cités de Fontbouillant à Montluçon, dans l’Allier. Sur l’ensemble des 3000 cartes recueillies, aucune ne porte trace des critiques sur la vie dans les nouveaux quartiers qui se multiplient pourtant au cinéma, dans la presse et dans les paroles d’habitants recueillies par les sociologues. Renaud Epstein note malicieusement que les habitants les moins satisfaits utilisaient sans doute d’autres cartes pour leur correspondance, mais on peut aussi juger, avec lui, cette absence de plainte significative du fossé social et culturel qui séparait déjà les producteurs des discours (médiatiques et politiques) et les habitants des grands ensembles.
La fonction sociologique des cartes postales des grands ensembles se double d’une fonction politique. Rappeler, cartes à l’appui, leur diversité géographique, architecturale, socio-économique et le fait que des vies individuelles et familiales s’y logeaient, c’est « casser l’image stéréotypée et stigmatisée des grands ensembles, qui rejaillit sur leurs habitants et vient renforcer les discriminations dont ils sont victimes » (p. 15). C’est conserver la mémoire de quartiers aujourd’hui condamnés pour partie à disparaître par des décideurs gouvernementaux et municipaux pariant sur le retour des classes moyennes et des familles françaises dans les nouveaux immeubles construits en lieu et place des anciens. C’est finalement lutter contre l’erreur sans cesse répétée de la solution par le béton quand les problèmes trouvent leurs origines avant tout dans les discriminations racistes et les inégalités de conditions qui entravent, pour les employées et les ouvriers logés dans les cités, la possibilité de trouver un emploi et de vivre normalement de leur travail. Renaud Epstein exhume dans son ouvrage une période heureuse des grands ensembles. C’est dire si le malheur ne leur est pas intrinsèque et si leur démolition peut être un gâchis.
Renaud Epstein, On est bien arrivés. Un tour de France des grands ensembles, Paris, Le Nouvel Attila, 2022. 160 p., 18 €.
Olivier Masclet, « Le grand jeu de cartes des barres »,
La Vie des idées
, 19 avril 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-grand-jeu-de-cartes-des-barres
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