Recensé : Laurent Dubois, Soccer Empire. The World Cup and the Future of France, Berkeley, University of California Press, 2010, 329 pages.
La lecture de Soccer Empire, au moment où l’équipe de France de football vient de livrer une prestation navrante en Afrique du Sud, est un exercice tout empreint de nostalgie. Car le morceau de bravoure du livre, la coupe du monde de 1998, apparaît aujourd’hui comme un moment d’histoire, une parenthèse exaltante et un rien aberrante, bien refermée depuis : non seulement en raison des résultats actuels des Bleus, mais surtout parce que les espoirs alors placés dans la victoire, ceux d’une nation réconciliée avec elle même, font figure d’illusion collective, dissipée dès l’élection présidentielle de 2002.
Entre histoire globale et goût du football
L’auteur, Laurent Dubois, historien réputé de la révolution haïtienne, est aussi un grand connaisseur du football et un supporteur patenté de l’équipe de France, capable de chanter la Marseillaise à tue-tête dans les rues de East Lansing, Michigan, un soir de victoire. Il explique, dans la préface, que c’est la dimension multiculturelle de cette équipe qui lui plaît tant, parce qu’il y voit « une promesse de solidarité, de tolérance, de communauté et de coopération » (p. XIV).
En accord avec cette profession de foi, Soccer Empire est une histoire très maîtrisée de l’équipe de France dans une perspective coloniale et postcoloniale. Dubois y décortique la manière dont les joueurs antillais, nord-africains, africains, ont été sélectionnés, dont le public a apprécié leurs talents, mais aussi les insultes racistes et les comportements discriminatoires qu’ils ont souvent subis. Il montre surtout, dans les passages les plus enlevés du livre, où l’érudition s’associe avec la passion du foot, les espoirs placés par les populations colonisées ou post-colonisées dans un sport qui a été beaucoup plus qu’un divertissement. Il a été une mise en scène poignante des débats sur la république et la nation. Dubois remarque très justement que l’équipe favorite des Antillais a longtemps été le Brésil, parce que l’identification à ses joueurs était plus immédiate et valorisante qu’à ceux de l’équipe de France. Si je puis me permettre cette remarque personnelle, je me rappelle qu’enfant, dans la banlieue de Paris où je vivais, c’était la mémoire encore fraîche de Pelé, Jairzinho et de leurs coéquipiers de l’équipe légendaire de 1970 qui occupait mon esprit lors des parties de foot, et auxquels je m’identifiais, plutôt que celle des Bleus, dont, avant 1978, je n’avais jamais entendu parler. L’attache nationale était en l’occurrence moins puissante que l’attache diasporique aux joueurs de couleur, dont j’étais fier.
Le ton général du livre est enjoué, et même réjoui lorsqu’il s’agit de narrer la demi-finale et la finale de 1998, la France transformée en un stade géant qui chavire de joie. En cela, ce livre plutôt allègre tranche avec la littérature sur les études postcoloniales, généralement morose. On sent aussi que l’auteur n’a pas seulement consulté la presse de l’époque, mais qu’il a vécu les moments de 1998 et 2006, ce qui confère à son récit une dimension très personnelle.
Des loyautés concurrentes
En cela, ce livre n’est pas celui d’un historien spécialisé du football, qui aurait pris soin de marquer une distance de bon aloi avec son objet. Plus l’objet de recherche est marginal dans le champ académique, plus ses praticiens tendent à signaler leur professionnalisme et à se distancier des sollicitations de l’émotion ou de l’engagement. Or Laurent Dubois est un historien qui aime assez le football pour se détourner de ses recherches habituelles et y consacrer quelques années de travail, et qui, de ce fait, est assez libre pour ne pas cacher son plaisir à voir des matchs, à rencontrer des footballeurs et à écrire sur le foot. Cela fait de Soccer Empire un livre jubilatoire, pour peu que le lecteur apprécie minimalement le football. Il ne convertira sans doute pas les plus réfractaires au ballon rond.
La construction du livre est un autre de ses points forts : globalement chronologique, le propos est traversé par de longues digressions historiques, adroitement cousues à la trame générale par une idée, un thème, un personnage. Le chapitre sur le match France-Algérie d’octobre 2001, par exemple, resté dans les mémoires en raison des sifflets qui accompagnèrent la Marseillaise et de l’envahissement du terrain par des supporteurs beurs à la 74e minute, sert de support à des propos sur la place du football dans l’Algérie coloniale. Dans les années 1910 et 1920, de nombreux clubs « musulmans » furent fondés, comme le FC musulman de Mascara ou le Mouloudia Club Algérois, avec une forte dimension anticoloniale. Plus tard, le FLN constitua sa propre équipe, porte-drapeau de la cause indépendantiste algérienne dans le monde, avec des joueurs de haut niveau dont la défection impressionna beaucoup en France. Puis nous revenons au match de 2001, pour comprendre qu’il fut imaginé comme une réconciliation, qui, bien entendu, ne se passa pas comme prévu. L’année suivante, le France-Sénégal de la coupe du monde se conclut mal pour les Français, mais l’élimination précoce des Bleus entraîna un transfert de loyauté vers le Sénégal, qui poursuivit son chemin jusqu’aux quarts de finale. C’est l’occasion de parler de Patrick Vieira, d’origine sénégalaise, ainsi que des joueurs de l’équipe sénégalaise, des « Sénéfs » employés par des clubs français, avant d’en venir au football en banlieue.
Zidane et Thuram : cas d’école ou exceptions ?
Deux figures emblématiques du football français font l’objet d’une attention particulière : le kabyle Zinédine Zidane et le guadeloupéen Lilian Thuram. Leurs parcours biographiques sont détaillés et fortement contextualisés. Thuram est un peu le héros du livre (il figure d’ailleurs sur la couverture, porté en triomphe par Henry et Lama), et l’affection et l’admiration de l’auteur pour le célèbre défenseur apparaissent clairement. Contrairement à Zidane, qui ne s’exprimait que balle au pied, Thuram a été une figure publique engagée, faisant entendre sa voix à de nombreuses reprises et marquant un intérêt inhabituel dans le football professionnel pour les questions civiques. La fin du chapitre sur les émeutes de 2005 présente justement un face à face entre Nicolas Sarkozy et Lilian Thuram, l’un fustigeant les « bandes », les « criminels » et la fameuse « racaille », l’autre évoquant la « justice sociale » et sa compréhension intime des événements : « je suis de la banlieue ». Mais Thuram est une figure très atypique du football professionnel. Pour des raisons diverses (leurs revenus et leur style de vie les isolent des préoccupations du monde ; les dirigeants du football réprouvent les prises de parole ; leur formation scolaire est souvent limitée), la plupart de ses coéquipiers – y compris les Antillais et les « Africains » – se taisent. On peut alors s’interroger sur l’exemplarité du cas Thuram, qui « tire » peut-être exagérément le point de vue de l’auteur dans le sens d’une équipe engagée et aimable de par l’origine même de ses joueurs.
Le « coup de boule » de Zidane, lors de la finale de la coupe du monde 2006, est minutieusement analysé dans le dernier chapitre : il fournit l’occasion à Laurent Dubois de passer en revue les réactions françaises et étrangères, depuis l’extrême droite se réjouissant de la retraite du joueur (« ciao voyou ! ») jusqu’au romancier Dany Laferrière saluant celui « qui ne sait pas se comporter en public ». Dubois prolonge le propos de Laferrière par une réflexion très juste sur la violence (post)coloniale et sur ses effets psychologiques, sur ces milliers d’insultes racistes qu’il faut avaler en silence quand on est footballeur noir ou arabe, jusqu’à ce que l’une d’elle soit celle de trop, celle à laquelle il faut répondre à tout prix. Comme marquée par cette étrange défaite, la fin de Soccer Empire est songeuse, à l’image de l’auteur, qui, en regardant des jeunes gens échanger quelques passes dans cette nuit trop silencieuse du 10 juillet 2006, conclut que le football demeure, malgré tout, une métaphore de l’échange et du dialogue.