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Recension Société

Le droit des inventeurs

À propos de : Christian Bessy, L’expropriation par le droit : propriété intellectuelle, valeur et travail, EHESS


par Sophie Harnay , le 9 février 2023


Les salariés sont les premiers inventeurs, mais ils sont bien souvent expropriés de leurs droits par des stratégies juridiques qui captent leur savoir-faire. Se mettent alors en place des formes nouvelles de résistance, fondées sur l’open access.

Disons-le d’emblée, l’ouvrage de Christian Bessy soulève des questions essentielles. Il s’agit en effet d’étudier l’expansion des droits de propriété intellectuelle (DPI) durant les dernières décennies et leurs conséquences, notamment pour les travailleurs. L’auteur développe à ce sujet une thèse originale et stimulante, qui alimente la réflexion actuelle en sciences sociales sur l’appropriation généralisée comme fondement de la dynamique du capitalisme contemporain, en contrepoint utile à plusieurs analyses récentes sur des thématiques proches [1].

Appropriation de l’invention vs. expropriation des inventeurs

De façon argumentée, l’ouvrage s’attache à mettre en lumière la tension contemporaine qui s’observe entre un mouvement croissant d’appropriation généralisée sur « des choses jugées jusqu’ici inappropriables (comme le vivant) » (p. 12) et les nouvelles formes d’expropriation des inventeurs et du travail créatif qui lui sont associées. Le dévoilement de cette tension est réalisé en deux temps. Dans un premier temps, l’ouvrage étudie en détail l’« inflation des DPI [qui] témoigne du développement du capitalisme, à la recherche de nouvelles sources de profit en transformant en capital actif des titres considérés antérieurement comme du patrimoine technologique, valorisable par des accords de licence, ou comme des éléments du statut de créateur » (p. 15), qui est analysée comme la conséquence d’un « intérêt croissant des entreprises pour les droits de propriété intellectuelle, qui leur permettent de renforcer leur capital immatériel et leur compétitivité » (p. 9). Une contribution essentielle de l’ouvrage est à ce titre de documenter empiriquement la financiarisation contemporaine de la propriété intellectuelle, le développement d’un marché des brevets et le rôle majeur qu’y jouent les « intermédiaires du droit ». Dans un second temps, l’auteur s’emploie à démontrer comment la dynamique actuelle d’appropriation de la création intellectuelle va de pair avec un mouvement d’expropriation de la richesse produite par les travailleurs de l’innovation, de telle sorte que « ce qui était censé protéger la propriété du créateur a rendu possible son expropriation » (p. 17). En définitive, l’ouvrage établit que « créer une propriété intellectuelle, c’est paradoxalement créer un droit à céder une propriété et à la valoriser sur les marchés » (ibid.).

L’ouvrage adopte une approche pluridisciplinaire articulant des analyses économique, juridique, sociologique et historique. Ce choix méthodologique présente l’intérêt de ne pas réduire le droit de la propriété intellectuelle à une « simple règle d’incitation exogène et définie par les macro-acteurs, tels que le législateur, les administrations et le juge », comme cela est souvent le cas dans les analyses économiques standard. Au contraire, l’objectif affiché est de développer « une conception plus endogène du droit, défini en partie par les acteurs qu’il cherche justement à réguler ». De façon cohérente avec cet objectif, l’ouvrage emprunte à la socio-économie des marchés – pour l’étude de la construction sociale du marché des brevets, à la sociologie du droit – pour celle des professions du droit, ou encore à l’économie néo-institutionnaliste de Williamson – pour l’étude des ordres privés en matière de résolution des litiges (voir le chapitre 5). Plus généralement, il adopte une démarche de sciences sociales appliquées, puisque l’ouvrage reprend et prolonge les résultats de plusieurs enquêtes (quantitatives et qualitatives) réalisées par l’auteur depuis trois décennies. Il constitue à cet égard une contribution empirique importante permettant de mieux cerner l’émergence et la dynamique du « capitalisme intellectuel » (p. 22) dans le cas français.

Évolution des conventions de valorisation des brevets, économicisation de la création intellectuelle et droit des brevets

Du point de vue théorique, l’ouvrage mobilise principalement la grille de lecture de la théorie des conventions, le concept de convention étant très précisément défini « au sens d’un accord inter-subjectif informel et auto-émergent » (p. 49) [2]. L’idée centrale est en effet que, selon les époques, le brevet repose sur des conventions de valorisation des créations intellectuelles différentes, « qui soutiennent son institutionnalisation et qui se renforcent bien qu’elles puissent aussi parfois entrer en tension » (Ibid.). Ces conventions évoluent en fonction notamment de la nature des acteurs impliqués, des usages et des espaces de diffusion des brevets et des conceptions de l’entreprise et de l’innovation sous-jacentes. Un apport essentiel de l’ouvrage est à cet égard de montrer comment l’évolution des conventions de valorisation dans le temps a permis la transformation des DPI en actifs négociables sur un marché et, in fine, la constitution d’un marché des brevets.

Si l’imputation de l’économicisation des brevets à la seule évolution des conventions de valorisation conduit probablement à négliger d’autres facteurs explicatifs de leur changement de nature, l’analyse en termes de conventions éclaire le phénomène de financiarisation des DPI dans toute sa complexité (p. 70 sq), en lien avec l’émergence et les stratégies de nouveaux acteurs du marché de la propriété intellectuelle. Le sens de la causalité peut toutefois être discuté : est-ce l’évolution des conventions de valorisation qui est responsable du changement de nature des brevets ou plutôt ce dernier, réciproquement, qui induit une évolution des conventions ?

Le rôle central des intermédiaires du droit dans les mutations du droit de la propriété intellectuelle

Une contribution majeure de l’ouvrage est de mettre en évidence le rôle central joué par les professions du droit dans la construction du marché des brevets. À rebours de la conception dominante de la règle de droit en économie, le plus souvent considérée comme une contrainte exogène s’imposant aux agents et sur laquelle ils n’ont pas d’influence, l’auteur insiste sur l’importance d’une conception endogène du droit, construit par et pour les acteurs, dans le cadre d’un « processus interactif entre l’édiction de règles légales et les dispositifs de ‘régulation’ inventés par les acteurs dans leur domaine d’activité » (p. 88). Le rôle actif joué dans le processus de construction progressive du droit européen des brevets par les intermédiaires juridiques est ainsi précisément décrit : si le droit européen des brevets a été en large part créé à l’initiative de la Commission et des États-membres, il est aussi (ou surtout) le résultat de négociations entre de nombreux acteurs ayant très largement contribué à définir des conventions de brevetabilité et d’appropriation dans divers domaines technologiques : les professions juridiques (notamment les grands cabinets d’avocats internationaux et de CPI), les acteurs privés (représentants des industries), les examinateurs et les juges de l’Office européen des brevets (OEB), les sociétés savantes, les autorités de régulation, les administrations publiques, les associations et ONG. Ces différents acteurs, agissant comme autant d’« entrepreneurs institutionnels », se sont ainsi employés à orienter les négociations dans un sens favorable à leurs vues – ou à leurs intérêts.

Cette mise en lumière du rôle central des intermédiaires juridiques amène logiquement l’auteur à s’intéresser au marché des services juridiques produits par les intermédiaires du droit et, de façon novatrice, à ses interactions avec le marché des brevets. Est par exemple très précisément documentée la façon dont la reconfiguration régulière des relations de concurrence et coopération entre les avocats et les conseils en propriété industrielle (CPI) sur le marché des services juridiques participe directement de la construction et des évolutions du marché des brevets.

L’analyse se concentre de ce fait sur l’offre des services juridiques, au détriment de l’étude de la demande, dont on peut penser qu’elle constitue un facteur important pour comprendre le fonctionnement et les évolutions du marché. L’internationalisation de l’activité des intermédiaires juridiques n’occupe également que peu de place dans l’analyse, au risque de sous-estimer l’influence des grands cabinets internationaux sur les institutions juridiques et économiques françaises et les processus de la formation des conventions de valorisation dans le domaine de la propriété intellectuelle.

Le droit de la propriété intellectuelle comme mécanisme d’expropriation des travailleurs créatifs

La dernière partie de l’ouvrage s’intéresse aux conséquences de la politique des DPI sur l’appropriation des inventions des salariés, dans un contexte où plus de 90% des inventions brevetées sont aujourd’hui le fait d’inventeurs salariés et où les employeurs déploient des stratégies juridiques et judiciaires variées pour exproprier les salariés de leur travail créatif et capter leurs savoir-faire.

Au-delà de la réservation des droits de brevet à leur bénéfice et de la limitation générale des formes de copropriété, les employeurs contraignent ainsi les salariés à l’explicitation de leurs savoirs par le biais de dispositifs de codification et de patrimonialisation des connaissances, dans un contexte de reconfiguration du marché du travail caractérisé par la mobilité croissante des salariés, l’accélération technologique et l’émergence des « micro-travailleurs » des plateformes numériques. Surtout, le passage d’un « régime du secret » à un « régime des propriétés », la flexibilisation de la main-d’œuvre dans les entreprises, ainsi que la mise en place d’une politique pro-brevet dans la fonction publique sont à l’origine d’un nombre croissant de litiges, opposant le plus souvent des salariés s’estimant trop faiblement rémunérés pour leur invention à leurs employeurs. Ces litiges, qui sont réglés par voie de conciliation devant la Commission nationale d’inventions de salariés (CNIS) ou par voie contentieuse devant les tribunaux, font l’objet d’une analyse détaillée de la part de l’auteur. D’une part, l’étude des décisions de la CNIS permet d’établir le rôle central de cette instance de médiation paritaire rassemblant des juges non professionnels : analysée en tant qu’« intermédiaire du droit articulant des sources de normativité différentes et faisant ressortir l’importance des milieux professionnels dans la définition des règles de travail et d’emploi » (p. 167), elle contribue notamment à faire évoluer les critères et conventions présidant à la fixation des compensations financières accordées, en tenant compte des pratiques des entreprises et des investissements spécifiques consentis par les parties. D’autre part, l’analyse statistique du contentieux devant les tribunaux de grande instance (TGI), menée sur 123 décisions rendues entre 2001 et 2018 et codées en fonction de la nature des litiges, du montant des rémunérations et des caractéristiques et catégories d’entreprises et de salariés inventeurs permet de dresser une typologie originale des litiges rendant compte de la diversité des configurations de production et conventions d’attribution des DPI rencontrées.

La force de ces résultats est de donner à voir, sur le cas français, le double mouvement caractéristique de la dynamique du capitalisme intellectuel contemporain, articulant appropriation croissante du travail créatif et expropriation des travailleurs par les dispositifs juridiques de propriété intellectuelle. Les réactions des acteurs à ces deux processus sont cependant peu évoquées, à l’exception d’une brève mention de la critique de la capitalisation des DPI par des mouvements alternatifs (chapitre 1) et d’éléments ponctuels sur le développement de l’open innovation (chap. 2, p. 74). Or l’une des réactions au double mouvement d’appropriation/expropriation du travail créatif nous semble bien être aujourd’hui le développement d’institutions reposant sur l’open access, le partage libre de droits, les formes d’organisation collaborative et, plus largement, la remise en cause du modèle propriétaire et d’enclosure traditionnel.

Même si on peut la considérer comme encore limitée, cette contestation n’en pose pas moins la question de son articulation avec le modèle de capitalisme intellectuel décrit dans l’ouvrage. Dès lors, comment expliquer que certaines conventions d’appropriation (ou, plus exactement, de non-appropriation) gagnent aujourd’hui du terrain dans un nombre croissant de communautés (notamment académiques) ? Quels effets attendre de l’engagement actuel de certains intermédiaires juridiques au service de formes alternatives de protection de la création intellectuelle ? Et cet engagement peut-il accompagner une nouvelle évolution des conventions de valorisation de la propriété intellectuelle, qui viendrait mettre fin à la « surenchère des DPI » (p. 240) et à « l’expropriation des travailleurs les plus fragilisés » (ibid.) sur lesquelles conclut l’ouvrage ? Autant de questions que l’ouvrage de C. Bessy aide à formuler et à propos desquelles il ouvre des pistes de réflexion nouvelles à explorer.

Christian Bessy, L’expropriation par le droit : propriété intellectuelle, valeur et travail, Paris, éditions de l’EHESS, 2022, 240 p., 20 €.

par Sophie Harnay, le 9 février 2023

Pour citer cet article :

Sophie Harnay, « Le droit des inventeurs », La Vie des idées , 9 février 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-droit-des-inventeurs

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Notes

[1Voir par exemple, sur la question de la propriété scientifique et du partage des gains de la recherche entre scientifiques et industrie, G. Galvez-Behar (2020), Posséder la science. La propriété scientifique au temps du capitalisme industriel, Éditions de l’EHESS, 2020  ; pour une discussion de la tradition propriétaire, P. Crétois (2020), La part commune, Critique de la propriété privée, Éditions Amsterdam  ; sur le rôle des grands cabinets juridiques dans la transformation par le droit de nombreux actifs (tels que la terre ou la connaissance) en capital, voir K. Pistor (2018), The Code of Capital : How the Law Creates Wealth and Inequality, Princeton University Press.

[2Pour une présentation de l’économie des conventions et de la diversité de ses objets d’étude, on peut se reporter au Dictionnaire des conventions – autour des travaux d’Olivier Favereau, Ph. Batifoulier, F. Bessis, A. Ghirardello, G. de Larquier, Delphine Remillon (dir), Presses universitaires du Septentrion (2016).

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