Historiennes du religieux, Élisabeth Lusset et Isabelle Poutrin publient un Dictionnaire du fouet et de la fessée. Des notices telles que « Armée », « Correction paternelle », « Gifles dans les séries télévisées » montrent que la fessée et ses déclinaisons sont complémentaires de la violence d’État.
À propos de : Élisabeth Lusset et Isabelle Poutrin, dir., Dictionnaire du fouet et de la fessée, Puf 2022. 816 p., 28, 50 €.
Élisabeth Lusset, historienne, est chargée de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur le gouvernement de l’Église, les ordres religieux et la justice au Moyen Âge. Elle est notamment l’autrice de Crime, châtiment et grâce dans les monastères au Moyen Âge (Brepols, 2017).
Isabelle Poutrin est professeure d’histoire à l’université de Reims Champagne-Ardenne et membre honoraire de l’IUF. Ses recherches portent sur la conversion religieuse aux XVIe-XVIIe siècles en Espagne et en Italie. Elle est notamment l’autrice de Convertir les musulmans. Espagne 1491-1609 (Puf, 2012) .
La Vie des Idées : En découvrant votre dictionnaire, on a un sentiment de surprise : « Une histoire du fouet et de la fessée, est-ce possible ? » Et puis l’on découvre l’univers de la flagellation, avec ses férules et ses verges, ses martinets et ses cravaches, ses règlements et ses sévices. Comment avez-vous eu l’idée de vous intéresser à ces objets historiques assez négligés ?
Isabelle Poutrin : Le point commun de ces instruments est que leurs coups font mal, mais ne sont pas mortels, sauf s’ils sont répétés avec force. Au cours de mes recherches sur le consentement et la contrainte à l’époque moderne, j’ai rencontré le concept de « droit de correction » dans des traités juridiques et des procès pour violences maritales, où ce « droit » était invoqué pour justifier les coups du mari. Les juges en déploraient les excès, sans jamais en définir l’ampleur et les limites.
Parce que le père ou le mari avait le droit de punir ceux qui habitaient sous son toit (femme, enfants, domestiques), ceux-ci vivaient dans la soumission, conscients que leur désobéissance pouvait être punie – et fortement. Ce système explique par exemple l’attitude de Marianne dans Le Tartuffe de Molière : elle n’ose pas s’opposer frontalement au mariage que son père lui impose, parce qu’elle a été éduquée dans l’obéissance due à un père qui peut toujours la punir.
Il n’était pas possible d’explorer seule tous les aspects du « droit de correction ». Rapidement, une équipe d’une dizaine d’historiens s’est constituée et plus de 160 auteurs ont participé au projet. Nous avons conçu un dictionnaire avec des entrées portant sur des objets, des personnages, des corpus de documents précis. Le but était de proposer le point de vue de spécialistes pour produire une réflexion originale sur la correction et la punition, et non un catalogue des sévices.
L’ensemble donne à voir combien le thème des violences prétendument « éducatives » est ancré dans les pratiques sociales, dans les contextes les plus divers, des comédies de la Grèce antique aux émissions de télé-coaching pour parents dépassés. Comme les chercheurs étudient habituellement de manière séparée les groupes victimes des violences (femmes, enfants, esclaves, etc.), le caractère systémique du « droit de correction » passe souvent inaperçu. Ce travail transversal a permis de le faire émerger.
La Vie des Idées : Vous montrez que les châtiments corporels s’inscrivent dans une longue tradition éducative et religieuse. Comment justifie-t-on l’idée qu’une fessée non seulement « n’a jamais fait de mal à personne », mais aussi qu’elle peut avoir un effet positif sur les personnes qui la subissent ?
Isabelle Poutrin : Ce qui caractérise le « droit de correction » est, justement, qu’il est aussi un devoir d’éducation. « Qui aime bien châtie bien », « corrige ton enfant et il te donnera du repos, il fera la joie de ton âme » : la Bible fournit un modèle de comportement parental qui passe par les coups, pour le bien de l’enfant, de la famille et de la société.
L’idée qui sous-tend le discours sur la légitimité de la punition est celle d’un échelonnement des risques, pour ceux qui ne respectent pas les règles instaurées par le chef de famille. Si l’enfant n’est pas puni par ses parents, à l’âge adulte il deviendra délinquant et sera rattrapé par la justice pénale. C’est ce qu’illustre une gravure du XVIIe siècle où l’on voit une mère fesser vigoureusement son enfant (« les verges pour l’enfant »), puis un homme frappé par un sergent (« le bâton pour le grand ») et, à l’arrière-plan, un homme pendu au gibet. La leçon est claire : en frappant les enfants, les parents leur évitent de devenir des criminels.
Le pouvoir du père de famille est donc complémentaire de celui de l’État (la mère, elle, ne frappant que par délégation de ce pouvoir paternel). En retour, l’État peut sanctionner les parents défaillants. Aujourd’hui encore, ce schéma est reproduit avec la menace de suppression des aides sociales aux familles de jeunes délinquants.
La croyance dans les vertus éducatives de la violence physique ou psychologique est d’autant plus enracinée qu’elle est associée à des récompenses pour l’enfant, l’élève, l’épouse, le domestique, l’apprenti obéissant. La correction est censée intervenir quand l’individu commet une faute ; ce sont les coups « injustifiés » qui sont contestés. Ce mode d’éducation semblait normal, naturel et nécessaire. Tant qu’on se contente de sanctionner les « excès » de la punition violente, on maintient la croyance en son pouvoir bénéfique.
À partir du XIXe siècle, le législateur intervient pour proscrire la violence dans le traitement des animaux domestiques, des élèves, dans le couple et, enfin, dans l’éducation des enfants – dans cet ordre, selon l’évolution des sensibilités. Dernière venue, la loi de 2019 contre les « violences éducatives ordinaires » (VEO) sanctionne l’emploi habituel et systématique de la violence.
La Vie des Idées : Cette violence donnée est aussi évidemment une violence reçue – par des enfants, des écoliers, des valets, des esclaves, des Indiens colonisés, etc. Que sait-on des victimes du fouet ?
Isabelle Poutrin : L’expérience de la violence parentale ou scolaire est amplement décrite dans la littérature : on pense à Folcoche, personnage de mère sadique [1], ou à Robert Musil pour le harcèlement scolaire [2]. Quant à la violence maritale, les plaintes déposées par les femmes devant les juges ou la police à différentes époques permettent de saisir le point de vue des victimes et les stratégies déployées pour échapper aux violences.
Pour les esclaves, de multiples documents montrent qu’ils ne restaient pas passifs face au « droit de correction » exercé par le maître. Le but était de soumettre les esclaves et d’exploiter leur force de travail en les traitant comme des animaux domestiques. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, pour le Brésil colonial, des hommes et des femmes esclaves recourent au roi du Portugal ou aux autorités de l’Église pour se plaindre de maîtres violents. Au XIXe siècle, les récits d’anciens esclaves aux États-Unis, comme l’autobiographie de Frédérick Douglass (1845) ou Douze ans d’esclavage (1853) de Solomon Northup, sensibilisent l’opinion à la cause abolitionniste. Ces récits montrent comment le fouet, employé avec une extrême cruauté, est au cœur de l’institution de l’esclavage.
La Vie des Idées : Certains pratiquent l’auto-flagellation. D’où vient cette pratique et que signifie-t-elle ?
Élisabeth Lusset : Aux yeux des chrétiens, l’autoflagellation est une manière de se laver du péché, de se purifier et de faire pénitence, bref de s’auto-corriger. Elle est d’abord pratiquée par les moines et les religieuses, qui se frappent les épaules ou les flancs avec un petit fouet appelé « discipline », seuls dans leur cellule ou en groupe.
Cette pratique se diffuse en dehors des monastères à partir du XIIe siècle, mais surtout aux XVIe-XVIIe siècles chez les fidèles qui manifestent ainsi leur piété, par exemple lors de processions en France, en Italie ou en Espagne. Mais l’autoflagellation ne sert pas seulement à se punir du péché : elle est censée endurcir le corps et prévenir les tentations de la chair. Elle est aussi un moyen de prier, en imitant la Passion du Christ et en partageant ses souffrances.
Encore pratiquée au milieu du XXe siècle, notamment par le pape Jean Paul II, elle est progressivement tombée en désuétude. Il faut dire qu’elle est volontiers associée aux excès sanglants du christianisme ou à la recherche du plaisir sexuel, sous couvert de dévotion. Dans l’adaptation cinématographique du Nom de la Rose par Jean-Jacques Annaud, le moine bibliothécaire cherche, en se flagellant, à canaliser ses passions coupables.
La Vie des Idées : Le sous-titre de votre dictionnaire précise qu’il s’agit de « corriger et punir », mais le fouet et la fessée donnent aussi lieu, au sens propre comme au sens figuré, à des « histoires de cul ». Une entrée est consacrée au BDSM et une autre à l’érotisation de la correction, avec la figure centrale de Jean-Jacques Rousseau. Qu’est-ce que la fessée nous apprend des usages sexuels ? Y a-t-il une volupté de la violence, quand celle-ci est consentie ?
Élisabeth Lusset : Le dictionnaire explore la manière dont la fessée et les flagellations sont devenues érotiques, et pas seulement punitives. Au XVIIe siècle, un médecin luthérien, Johann Heinrich Meibom, montre les effets excitants des coups portés sur les reins et prétend ainsi guérir l’impuissance masculine. Son ouvrage rencontre un grand succès : au XVIIIe siècle, les anticléricaux l’utilisent pour discréditer les flagellations pieuses, tandis que les libertins en font une lecture pornographique.
C’est aussi à cette époque que se développent, à Paris ou à Londres, les bordels spécialisés dans la flagellation. Au XIXe siècle, le regard porté sur la sexualité change. Relisant les Confessions de Rousseau, qui raconte l’émoi sexuel suscité par la fessée de Mlle Lambercier, médecins et psychiatres (comme Richard von Krafft-Ebing, l’inventeur du sadomasochisme) dénoncent ces pratiques comme déviantes : le plaisir pris à la douleur et, surtout, le désir de soumission des hommes face aux femmes sont considérés comme une perversion de l’instinct sexuel, en ce qu’il inverse l’ordre « naturel » des sexes.
Aujourd’hui encore, les pratiques SM peinent à se débarrasser de cette lecture pathologisante. Il a fallu attendre 2013 pour qu’elles ne soient plus considérées comme des troubles du comportement par l’Association américaine de psychiatrie. Par ailleurs, si certains insistent sur le fait que ces pratiques sexuelles non conventionnelles reposent sur le consentement des partenaires et sur une asymétrie contractualisée entre soumis et dominant, qui permet de se jouer des rapports de pouvoir et de domination, d’autres fustigent une fiction mensongère, symptôme et moteur de la violence des hommes envers les femmes.
La Vie des Idées : Vous consacrez des notices à la bastonnade satirique et au comique du slapstick. Peut-on rire du spectacle de la violence ?
Élisabeth Lusset : Qui n’a jamais ri face aux volées de bois vert que se prend Guignol et qu’il distribue au gendarme ? Dans le théâtre comique, les cartoons ou le cinéma burlesque, on rit de la violence parce que celle-ci est codée et stylisée, c’est-à-dire dépourvue de réalisme, et parce que les coups ne portent pas à conséquence : la victime les absorbe et se relève aussitôt, comme si de rien n’était.
On rit sans doute aussi parce que les coups rétablissent l’ordre. Rares sont les histoires pour enfants où les méchants ne sont pas châtiés, d’une manière ou d’une autre. Depuis notre tendre enfance, nous sommes abreuvés de récits, de chansons et d’images qui mettent en scène les violences « éducatives » de pères et de mères sévères, d’époux jaloux de leur autorité ou de maîtres intransigeants. L’imaginaire de la correction reste très ancré ; elle apparaît bien souvent, encore aujourd’hui, comme juste et nécessaire au bon ordre de la société. Notre dictionnaire entend mettre en lumière ces jeux de pouvoir et les interroger sur la longue durée.
La Vie des Idées : Visée par diverses lois à travers le monde, la fessée est-elle en voie de disparition ?
Isabelle Poutrin : Les lois viennent dire que la violence physique ou psychologique n’a aucune vertu éducative, et en cela, elles sont importantes. Mais on voit, à la lecture du dictionnaire, que cette violence s’inscrit dans une vision générale des relations sociales qui se fonde sur le « droit » du plus fort.
Aujourd’hui, les discours et les postures autoritaristes n’ont pas disparu. Les parents maltraitants ou les conjoints violents tendent encore à reporter sur leur victime la responsabilité des coups. Le système de pensée justifiant le « droit de correction » fonctionne aussi bien dans la sphère publique que dans la sphère privée. Par conséquent, même si les mentalités ont évolué dans le sens du respect de l’intégrité des individus et de la protection des victimes, rien n’est jamais définitivement gagné.
Ivan Jablonka, « Le droit de faire mal. Entretien avec Elisabeth Lusset et Isabelle Poutrin »,
La Vie des idées
, 1er avril 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Le-droit-de-faire-mal
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