Guerres et conflits n’ont pas cessé pendant la pandémie. La guerre dans le Nagorno-Karabakh au printemps, ou l’explosion de la crise du Tigré en Éthiopie en novembre 2020, sont de sombres rappels de la persistance des violences armées dans le monde. Une large littérature scientifique s’est intéressée aux diverses causes des guerres et de la violence politique. Le commerce des armes constitue l’une d’entre elles : si certaines nuances doivent être émises, de nombreux résultats scientifiques attestent de l’impact négatif des transferts d’armes sur la paix et la sécurité des populations. Les risques liés au commerce des armes sont d’ailleurs reconnus de manière croissante par les gouvernements, qui ont mis en place, à échelle nationale, régionale ou multinationale, des cadres de régulation [1] de ce commerce.
Récemment, certains dossiers ont participé d’une plus grande visibilité de ces enjeux. Le Yémen est certainement le cas le plus emblématique des tensions entre exportations et régulations. Une campagne militaire orchestrée par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis a plongé le pays dans une crise humanitaire majeure selon l’ONU. Or les États belligérants sont approvisionnés par des armes occidentales, dont pour le côté européen l’Allemagne, la Belgique, la France, les Pays-Bas. Les critiques pointent en conséquence du doigt la responsabilité des gouvernements occidentaux dans les atrocités commises sur les populations civiles yéménites.
Nous revenons ici tout d’abord sur les controverses que soulève le commerce international des armes conventionnelles ou dites classiques (missiles, chars, etc.). Ce type d’armes, défini en opposition aux armes de destruction massive (armes biologiques, chimiques, nucléaires, radiologiques), a fait l’objet de tentatives de régulation concernant ses usages (par exemple, sur les mines anti-personnel), mais non quant à ses échanges marchands jusqu’à récemment. Comprendre le lien avec les conflits et plus généralement l’insécurité que ce commerce génère nécessite de revenir sur une dynamique de fond, à savoir l’augmentation notable des dépenses et exportations militaires ces dernières années. Face à cette dynamique, les tentatives de réguler les transferts d’armes, bien que louables et saluées, montrent toutefois des faiblesses, liées tant aux intérêts en présence qu’à la reconfiguration du paysage mondial de la production d’armes.
La sécurité par le doux commerce des armes ?
S’il est discuté par ailleurs, le principe libéral faisant du commerce un facteur de pacification des relations internationales est d’autant plus contesté quand il s’agit d’armement.
D’un point de vue scientifique, les analyses tentent de comprendre dans quelle mesure ce commerce stabilise ou déstabilise la sécurité internationale : les conflits et risques sécuritaires expliquent-ils le commerce d’armes, ou au contraire, ce dernier participe-t-il, voire cause-t-il les conflits ? Le lien de causalité entre commerce d’armes et conflits peut fonctionner dans les deux sens, ce qui rend l’analyse complexe et les résultats scientifiques disputés, variant selon les cas empiriques.
D’un côté, certains travaux scientifiques estiment que le commerce d’armes n’est pas une cause de conflits : ce serait plutôt l’inverse, les conflits expliquant l’importation d’armes ; un pays vendeur cible comme clients des pays stables et respectant les droits humains ; l’achat d’armes peut agir comme un moyen de dissuasion, dans le sens où l’État importateur, en augmentant ses capacités militaires, rend moins probable une attaque (insurrection, coup d’État) contre lui ou une guerre civile. On retrouve ces arguments dans le champ politique : le commerce des armes est censé apporter selon ses promoteurs des gains de sécurité en renforçant les capacités militaires des puissances alliées et en donnant un levier d’influence sur les pays clients. Le commerce des armes fait alors partie de la politique étrangère et stratégie d’influence des États exportateurs. Les transferts d’armement sont promus comme un substitut utile à l’envoi de soldats dans des opérations extérieures.
D’un autre côté, d’autres études insistent sur l’impact néfaste du commerce des armes : il serait non la conséquence, mais la cause ou l’une des causes des tensions et conflits. Le commerce des armes augmenterait la probabilité de l’explosion de nouveaux conflits : mieux armés, les États ou groupes agresseurs seraient plus enclins à aller au combat. Une fois le conflit existant, le commerce des armes rendrait le conflit plus létal (car avec plus d’armes ou des armes plus sophistiquées, il peut y avoir plus de morts), ainsi que ses effets négatifs sur les populations civiles. En effet, les craintes sont fortes que des régimes autocratiques et/ou ne respectant pas les droits humains retournent contre leurs populations civiles leur puissance militaire.
Dans une étude récente, Pamp et al., prenant de front méthodologiquement le problème de l’endogénéité dans la relation entre commerce des armes et conflits, concluent que « si les importations d’armement ne sont pas la cause véritable des conflits, elles augmentent de manière significative la probabilité de l’explosion d’un conflit dans les pays où les conditions sont notoirement propices au conflit. Dans ces situations, les armes ne sont pas un outil de dissuasion efficace, mais provoquent plutôt une escalade des conflits ». Il existe donc des nuances dans l’analyse du lien causal entre commerce des armes et conflits, tant les chercheur.es spécifient leur réponse selon le type d’armes, de conflits (internes/internationaux), de pays exportateurs et importateurs et de périodes historiques. Mais le consensus émergent sur la question repose sur l’idée que si le commerce des armes n’est pas le facteur causal direct et unique, il est un élément nécessaire dans l’équation de la conflictualité, aux côtés d’autres facteurs tels que les institutions d’un pays.
Cette position scientifique se reflète également dans le champ politique, national et international. De nombreuses voix critiquent l’impact négatif des exportations d’armement et préconisent, si ce n’est un arrêt, du moins un meilleur contrôle du commerce des armes. L’ONU et son Bureau des Affaires de Désarmement (UNODA) et de nombreuses ONGs [2] œuvrent depuis longtemps pour la cause du désarmement. Certains États, comme le Canada ou la Suède, se réclament de politiques étrangères féministes, dont les caractéristiques ne sont pas (uniquement) « d’inclure les femmes » dans l’équation, mais de repenser plus globalement les modalités de la paix et de questionner la militarisation des relations internationales [3]. Contre une définition focalisée sur les États et l’absence de conflits, ces dernières critiques mettent en avant une définition plus large de la sécurité – la sécurité humaine, centrée sur la survie, mais aussi les conditions de vie et la dignité des personnes – et de là, élargissent le débat quant aux méfaits du commerce des armes : conflits et armements ont des effets en termes de santé, d’environnement ou encore de relations de genre.
S’ils sont davantage centrés sur les motifs de la guerre et ses pratiques, les débats autour de l’éthique et de la « guerre juste » ont également pointé du doigt la responsabilité des États, mais aussi des industries. L’introduction et de la commercialisation de nouvelles technologies (des drones jusqu’aux systèmes d’armes létales autonomes) sont également analysées par le prisme de l’éthique, reliant les pratiques guerrières (peut-on tuer à distance ? quelle place pour la décision humaine ?) aux activités commerciales des industries de défense. En outre, les approches en termes de guerre juste sont critiquées en cela qu’elles cherchent les critères acceptables de la guerre, et qu’elles permettent en ce sens de justifier et de reproduire certaines formes de violence. [4]
Ce débat politique sur les bienfaits ou méfaits du commerce des armes a pris une certaine ampleur les dernières années, et a mené à des tentatives de régulation diverses comme on le verra. Mais pour comprendre l’ampleur de l’enjeu (et les difficultés de la régulation), il faut d’abord replacer ces tentatives dans leur contexte : celui d’une forte augmentation des dépenses militaires des États et des transferts d’armement observés ces dernières années.
Forte augmentation des dépenses militaires mondiales et des exportations d’armement depuis une décennie
D’après les données du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), les dépenses militaires mondiales ont crû de 3,6 % par rapport à 2018, en dollars constants 2019, et de 7,2 % sur la décennie depuis 2010. Ces dépenses atteignent ainsi en 2019 1917 milliards de dollars américains ($). Les États dont les dépenses ont été les plus importantes en 2019 sont les États-Unis ($732md) ; la Chine ($261md) ; l’Inde ($71,1md) ; la Russie ($65,1md), et l’Arabie Saoudite ($61,9md).
Cette croissance masque toutefois des disparités d’une région et d’un pays à l’autre. Les pays d’Europe occidentale ont sur la décennie plutôt connu une tendance à la baisse de leurs dépenses (-1% entre 2010 et 2019). Cela reflète le déclin des dépenses militaires à la suite de la crise financière de 2008. Toutefois, suite à l’invasion de la Crimée par la Russie en 2014, combinée à une reprise économique ainsi que les pressions de l’administration Trump pour une augmentation des budgets de défense, ces dépenses ont repris à la hausse depuis 2015. La France ($50,1md), l’Allemagne ($49,3md) et le Royaume-Uni ($48,7md) étaient respectivement 6e, 7e et 8e plus importants budgets de défense en 2019.
De la même manière, le budget américain de la défense a connu d’abord une diminution au début de la décennie, suite aux retraits d’Afghanistan et d’Irak des forces américaines à l’ère Obama. En revanche, durant le mandat de Donald Trump, les dépenses sont également reparties à la hausse. Ceci a été justifié en grande partie par une rhétorique de « retour à la compétition des grandes puissances » (great power competition). Il s’agit pour le Département de la Défense américain en particulier d’investir dans la modernisation des équipements des forces armées afin de conserver une avance militaire et technologique face à la montée en puissance de la Chine.
La Chine, elle, a connu une augmentation constante sur les dix dernières années, de même que toute l’Asie et l’Océanie. Cette augmentation a même été continue depuis au moins 1989, date à laquelle le SIPRI dispose de données pour l’ensemble de la région. Cette augmentation des dépenses militaires est principalement tirée par la forte croissance économique qu’a connue la région. Toutefois, l’Asie n’est pas exempte de tensions intra-régionales, entre l’Inde et le Pakistan, entre la Corée du Nord et ses voisins ; et les tensions sont également croissantes entre la Chine et son environnement immédiat, du fait de revendications opposées en mer de Chine de l’Est et mer de Chine du Sud.
La Russie et l’Arabie Saoudite font également partie du top 5. Ces deux États représentent une autre combinaison des principaux facteurs de dépenses militaires que sont les tensions et menaces perçues par les États d’une part, et les capacités économiques et financières d’autre part. La Russie a au début de la décennie fortement augmenté ses dépenses, suite à la guerre contre la Géorgie en 2008, qui a fait prendre conscience aux autorités russes d’une nécessité de la modernisation de l’armée russe. Un plan de modernisation a ainsi été lancé, menant à une forte augmentation du budget de défense jusqu’en 2015 (41 % par rapport à 2010). Toutefois, après 2014, un effondrement des prix du gaz et du pétrole a limité les revenus du gouvernement russe. Entre 2015 et 2019, les dépenses ont ainsi diminué de 13 %. De la même manière, l’Arabie Saoudite, en rivalité avec l’Iran, et intervenant au Yémen, a poursuivi une augmentation de ses dépenses militaires, quoiqu’à un rythme moins soutenu depuis 2014-2015 également du fait de la baisse des cours du pétrole. Son budget de défense était plus élevé de 14 % en 2019 par rapport au début de la décennie.
Ainsi, au-delà des aléas économiques, les régions et pays où les dépenses militaires ont le plus augmenté, en rythme de croissance, sont ceux où les tensions ont été les plus fortes (Asie, Moyen-Orient) ou bien sont réapparues récemment (comme en Europe). Cette évolution a en outre tiré la croissance des transferts d’armement dans le monde. Sur la période 2015-2019, les exportations d’armement ont augmenté de 5,5 % par rapport à la période 2010-2014, d’après la base de données sur les ventes d’armes du SIPRI.
On retrouve les États dont les budgets de défense sont les plus importants parmi les principaux exportateurs : États-Unis, Russie, France, Allemagne, Chine. À l’inverse, des États comme l’Inde ou l’Arabie Saoudite sont parmi les principaux importateurs.
Si les principaux exportateurs sont avant tout des pays aux capacités industrielles avancées, et à l’industrie de l’armement longuement établie (hormis dans le cas de la Chine, qui a fait un rattrapage spectaculaire suivant l’augmentation de sa croissance économique), les principaux importateurs sont non seulement des États riches, mais également ceux qui connaissent des tensions, ou qui ont une velléité d’étendre leur influence régionale. Les cinq États ayant importé le plus d’armes sur les cinq dernières années sont l’Arabie Saoudite, l’Inde, l’Égypte, l’Australie et la Chine. La présence de l’Australie dans cette liste peut étonner. Il faut toutefois noter que depuis quelques années, comme le montre le Livre Blanc sur la défense publié en 2016, l’Australie cherche à réagir à un regain de tensions et de rivalité dans la zone Asie-Pacifique, notamment face à la Chine. Cela s’est traduit non seulement par une augmentation des budgets militaires, mais également par un investissement dans son industrie de défense. Le contrat pour des sous-marins à propulsion conventionnelle avec la France annoncé en 2016 participe de cette stratégie.
Les flux d’armes mondiaux se dirigent ainsi principalement vers l’Asie et l’Océanie (41 % du total des exportations sur la période 2015-19) et le Moyen-Orient (35 %). Dans cette seconde région, les ventes d’armes peuvent alimenter des conflits en cours. C’est notamment le cas de la guerre au Yémen, où les principaux États engagés, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, continuent de recevoir des armes notamment de la part des États-Unis et des États européens.
L’augmentation continue des dépenses militaires et des exportations d’armement sur la dernière décennie, ainsi que l’émergence de nouveaux acteurs, permet de mieux comprendre le contexte des tentatives actuelles de régulation, leurs enjeux et difficultés.
La difficile régulation du commerce des armes
Face aux risques associés au commerce des armes, quelles solutions ? La régulation du commerce des armes conventionnelles a pris des formes différentes pendant l’histoire, ciblant divers types d’armes, et optant pour des instruments divers – mais jusque-là non coercitifs pour les États.
Au niveau de l’Union européenne, les États membres se sont dotés de différentes mesures relatives au contrôle des exportations d’armement. À la suite d’un code de conduite en 1998 qu’ONGs et Parlement européen trouvaient trop ambigu et peu contraignant, les États ont adopté une Position Commune en 2008, amendée récemment en 2019. L’objectif de ces textes est de permettre aux États d’harmoniser progressivement leurs politiques d’exportations nationales et ce vers un modèle plus transparent et respectueux des valeurs de l’Union (via l’édiction de critères devant être respectés par les exportations, mettant l’accent sur le respect des droits humains). Le Parlement européen est un allié des ONGs pour plus de contrôle. Au niveau global, l’adoption en 2013 du Traité sur le Commerce des Armes (TCA ou ATT, Arms Trade Treaty) par l’Assemblée générale des Nations Unies, entré en vigueur en 2014 et ayant actuellement 110 membres, est saluée comme une avancée majeure : il a pour objectif de mieux encadrer le commerce des armes, et notamment d’en prévenir le trafic illicite, par l’adoption de standards communs contraignants. L’entrée en vigueur de ce traité ne doit toutefois pas cacher sa nature contestée. Porté par la société civile dès le début des années 2000, il est ensuite difficilement sept années durant, bloqué un temps par les États-Unis aux côtés de la Russie, de la Corée du Nord, de Cuba et du Venezuela. [5] Les deux principaux États exportateurs, les États-Unis et la Russie, n’ont toujours pas ratifié le texte, tandis que la Chine a franchi le pas en 2020.
Malgré ces traités, les États bénéficient encore d’une large marge de manœuvre dans la conduite de leurs exportations et l’appréciation des critères politiques, comme l’a montré la poursuite pour un temps des exportations d’armement en direction de la Libye ou de l’Arabie Saoudite [6]. Plusieurs facteurs expliquent ces difficultés à réguler le commerce des armes. Nous en examinons ici certains de nature politique qui sont liés au type de commerce et à la forme de sa régulation, ainsi d’autres facteurs liés évolutions du paysage des entreprises de défense et sécurité.
Un commerce lié à de fortes coalitions d’intérêts, pour une régulation trop peu contraignante
Les difficultés à gouverner le commerce des armes au niveau national et plus encore à le réguler au niveau international trouvent pour partie leur explication dans la nature même de leur objet et son inscription au cœur des États [7]. Les processus historiques de monopolisation de la violence physique légitime étudiés par Max Weber sont une première piste pour éclairer la situation particulière des industries de défense par rapport à d’autres secteurs. Leurs activités de production sont très encadrées (par le droit de port et possession d’armes, par les règles d’importation/exportation, par les règles d’usage des armements entre États) et dépendent des commandes publiques de leur gouvernement et/ou des exportations. En ce sens, les États ayant des industries de défense ont un fort intérêt à leur survie et succès : ces industries de défense produisent les outils de la puissance militaire d’un État, et au-delà, elles constituent des sources de revenus et d’emploi. Cette relation de co-dépendance a été notamment soulignée via le concept de complexe militaro-industriel et par les approches matérialistes historiques [8]. Contraindre le commerce des armes est donc difficile en raison des intérêts partagés entre États producteurs et industries, mais aussi de l’opacité de ce secteur, justifié par sa dimension stratégique.
Pourquoi alors les États adoptent-ils des traités contraignants au niveau international, et quel est l’impact réel de ces derniers ? Si les intérêts économiques des États exportateurs sont souvent mobilisés pour expliquer le manque ou la faiblesse des cadres de régulation, ce sont aussi les normes – notamment la réputation internationale [9] – qui influencent l’adoption par les États de ces cadres de régulation et leur mise en œuvre. Ces facteurs éclairent tant les difficultés des normes européennes que celles du TCA.
Une première critique vient en effet viser la nature trop peu contraignante de ces traités, qui sont adoptés pour des enjeux réputationnels, mais qui laissent une marge d’interprétation souple pour les États. C’est notamment le cas pour la régulation européenne, qui n’a pas permis jusque-là de convergence entre États membres. Ce manque d’influence est visible dans la diversité des positions des États lors des printemps arabes ou encore du conflit au Yémen. Ici, la solution serait le développement d’outils plus contraignants ou de normes rendant plus désirable la mise en œuvre des traités par les États.
Une autre critique vise plus fondamentalement la signification de ces traités dans une compréhension plus générale de l’évolution du commerce des armes. Les traités ne sont pas considérés ici comme la victoire de la cause humanitaire, mais, au contraire, comme un mécanisme de reproduction du militarisme libéral : parce qu’elles se prévalent de valeurs humanitaires et libérales, ces régulations permettraient de légitimer les politiques d’exportations des pays producteurs. En ce sens, une mise en œuvre irrespectueuse des normes affichées n’est pas une anomalie, rectifiable par des critères plus contraignants, mais constitue la condition d’existence du traité, de sa signature et de sa ratification par les États les plus puissants.
Un phénomène de diversification des pôles de production d’armement qui complique la régulation
La régulation du commerce des armes, malgré les progrès accomplis ces dernières années, est en outre rendue de plus en plus difficile par la diversification des pôles de production. On constate en effet l’avancement des capacités industrielles et technologiques dans de nombreux endroits dans le monde, les États souhaitant acquérir ces capacités par eux-mêmes plutôt que de rester dépendants des importations. Ce phénomène a été qualifié de « techno-nationalisme » dans le cas des pays asiatiques [10], mais ce terme peut s’appliquer à d’autres États cherchant à développer leur propre industrie de défense.
On observe ainsi la diversification des pays d’origine des cent plus importantes entreprises de défense dans le monde, d’après la base de données dédiée du SIPRI. Si les États-Unis, l’Europe et la Russie restent dominants, des entreprises situées dans des pays comme la Corée du Sud ou la Turquie ont également fait leur apparition. À leur tour, ces pays deviennent exportateurs, désormais munis de leurs propres capacités de production d’armes. Une étude a noté que ces « exportateurs émergents », tout comme les exportateurs plus établis, n’hésitent pas à exporter dans des pays en conflit ouvert. [11] Si certains de ces exportateurs émergents comme la Corée du Sud ou le Brésil ont ratifié le TCA, d’autres comme les Émirats arabes unis ou la Turquie n’ont pas franchi cette étape. Ces derniers se rendent même coupables de violation d’embargos des Nations Unies, voyant les ventes d’armes comme des instruments au service de leurs ambitions d’influence régionale.
La volonté d’un plus grand nombre d’États d’établir leur propre industrie d’armement alimente un cercle vicieux où leur demande rencontre l’offre des exportateurs plus établis. Ces derniers cherchant à remporter des contrats, ils sont de plus en plus disposés à réaliser des transferts de technologies. Les transferts de technologies sont liés au contrat principal de la vente, contenant par exemple des offres de formation ou l’implantation locale de chaînes de production dans les pays acheteurs. Ces derniers gagnent ainsi en compétence, et sont donc de plus en plus en mesure produire leurs propres armes – et ensuite de les vendre à leur tour. Ceci entretient le commerce des armes et des ventes potentiellement sensibles dans des pays en conflit. L’industrie d’armement a ainsi tendance à s’internationaliser, dans de nouveaux pôles de production au-delà des pays occidentaux. Si l’on regarde uniquement les sièges sociaux des quinze principales entreprises de défense, ces derniers sont établis dans 8 États (y compris la Chine et la Russie). Si l’on élargit toutefois la focale à leurs filiales de production et de services militaires, elles sont présentes dans 49 pays, dont 17 dans des pays dits « du sud ». [12]
Si cette diversification des pôles de production répond en partie à une volonté compréhensible de moins dépendre des pays du Nord tant pour la production des armes que des « règles du jeu » de leur commerce, elle complique la création d’un consensus international sur le commerce d’armes et la mise en œuvre des traités et régimes existants. Du côté des importateurs, l’accroissement des sources d’approvisionnement facilite l’accès à des armes potentiellement à prix plus bas. Les exportateurs, pour leur part, peuvent être incités à se montrer moins restrictifs dans leurs exportations, sachant que d’autres prendront leur place s’ils s’imposent des limites. La multiplication des producteurs d’armes peut donc s’avérer une source de déstabilisation supplémentaire pour la sécurité internationale et l’alimentation des conflits.
Conclusion
Le commerce des armes, en forte augmentation, n’a jamais été autant régulé. Les controverses quant aux politiques d’exportation de certains États n’ont pourtant pas disparu. Des facteurs tenant tant aux régulations elles-mêmes qu’à la structure de l’industrie globale de l’armement expliquent les difficultés de ces politiques internationales. Les acteurs nationaux que sont les parlements, médias et acteurs associatifs demeurent en ce sens les acteurs importants de la politisation et contestation du commerce des armes, en rappelant les États à leur responsabilité pour la bonne mise en œuvre des traités existants.